Saynète n° 47

 

 

Le lendemain matin, ce fut Mrs. Poppets qui nous réveilla. Elle dit :

     Savez-vous bien, messieurs, qu’il est près de neuf heures ?

     Neuf quoi ? m’écriai-je, en sursaut.

     Neuf heures, répondit-elle par le trou de la serrure. Je me suis dit que vous dormiez bien longtemps.

Je réveillai Harris et lui annonçai l’heure. Il me lança :

     Je croyais que tu voulais te lever à six heures ?

     C’était bien mon intention, répliquai-je. Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?

     Comment aurais-je pu te réveiller sans que tu me réveilles d’abord ? riposta-t-il. Maintenant, nous ne serons pas sur l’eau avant midi passé. Je m’étonne que tu aies même pris la peine de te lever.

     Hum ! repris-je, tu as de la veine que je me sois levé. Si je ne t’avais pas réveillé, tu aurais pu rester là encore quinze jours à dormir. 

Nous continuâmes à nous asticoter de la sorte pendant quinze minutes ; mais nous fûmes interrompus par un outrageux ronflement de George. Cela nous rappela son existence pour la première fois depuis notre réveil. Il était donc là, l’homme qui nous avait demandé à quelle heure il devait nous réveiller, il était là, couché sur le dos, la bouche grand ouverte, et les genoux relevés.

Je ne sais pas pourquoi, mais le spectacle de quelqu’un en train de dormir dans un lit, quand je suis levé, m’exaspère. Il me paraît tellement scandaleux de voir un homme perdre dans un sommeil bestial les précieuses heures de sa vie, les inestimables moments qu’il ne retrouvera jamais.

Ainsi faisait George, gaspillant en une hideuse fainéantise l’inappréciable don du temps ; laissant fuir, sans l’employer, cette vie dont il lui faudra rendre compte, plus tard, jusqu’à la dernière seconde. Alors qu’il eût pu être levé, à se bourrer d’œufs au lard, à agacer le chien ou à flirter avec la servante, au lieu de rester vautré là, l’âme engloutie dans un oubli opaque.

C’était une pensée terrible. Harris et moi nous en fûmes frappés au même instant. Nous résolûmes de sauver le malheureux, et ce noble dessein nous fît oublier notre dispute. Nous nous élançâmes pour lui arracher ses draps, et Harris lui appliqua un grand coup de pantoufle, tandis que je lui hurlais dans l’oreille. Il s’éveilla.

Jerome K. Jerome, Trois hommes dans un bateau, trad. D. Serval, éd. A. Topia, Paris, GF Flammarion, 1990 [Londres, 1889], p. 93-94).

 
 


André Bayrou

16/07/2016

Les trois hommes sont jeunes et célibataires, vivent côte à côte dans une pension londonienne, s’ennuient à leur travail subalterne dans les banques de la City. Hypocondriaques à leurs heures perdues, ils se croient frappés de maladies rares et sérieuses. D’où leur projet de se refaire une santé en s’embarquant pour une navigation sur la Tamise. Ils rêvent d’air pur, d’activité physique, de méditations à la barre aux premiers rayons du soleil – mais le matin du départ, restent en rade dans leurs draps.

Les héros comiques ne sont pas reluisants, ceux-ci ne font pas exception. Ils forment une caricature de garçons et d’héritiers de la middle class, éternels assistés maintenus à flot par l’aide efficace d’une travailleuse, la logeuse affublée du nom dérisoire de Mrs. Poppets, qui rappelle les marionnettes (puppets). Ils dépendent aussi, apparemment, d’une jeune « servante » qui n’échappe pas à leurs avances ; ils ne semblent pourtant pas lui accorder beaucoup plus de considération qu’au chien, qui est cité à côté d’elle dans la phrase. Et puis l’amitié de ces garçons n’est pas si tendre : ici, comme dans le reste du roman, dès qu’une de leurs tentatives échoue, ils se rudoient l’un l’autre pour faire passer la frustration.

Je ne les donnerais donc pas en exemple, mais j’aurais bien envie de faire lire leurs histoires calamiteuses, dont la drôlerie est pour moi et tant dautres une bénédiction.

Ce qui me touche est le mélange de l’exotisme et de la reconnaissance de situations familières, tous deux s’apportant un éclairage, un agrément réciproques : la couleur locale anglaise devient encore plus désuète à mesure qu’elle s’éloigne dans le passé – la traduction accentuant la distance, voyez le « Hum, repris-je, tu as de la veine » et les verbes au passé-simple ; elle enveloppe d’un charme étrange la muflerie masculine, qui en retour anime le décor et le rend plus compréhensible. Le ton lyrique du narrateur et le mouvement absurde, inconséquent de son indignation présentent sous une forme légère cette vie de plaisirs inutiles que résume le confort bienheureux de George endormi. Le burlesque des corps complète le caractère maniéré de la voix.

Mais on rit plus facilement avec les trois dormeurs si on prend au sérieux leur souci du temps gaspillé. Il faut sentir que la « pensée terrible » de la vie perdue n’est pas qu’une plaisanterie pour être soulagé d’en plaisanter, et s’amuser de sa grandiloquence. Le brusque réveil à coup de pantoufle réjouit les lecteurs qu’il libère de l’angoisse du laisser-aller.

L’humour des Trois hommes ne m’aurait sans doute pas pris s’il n’avait été patiemment préparé : d’abord, longtemps avant d’ouvrir le livre dont le succès mécanique en famille me rebutait plutôt, par des années de perplexité face au nom de l’auteur, trop parfait pour être vrai – « Jerome K. Jerome » ; perplexité aussi face à la couverture, une aquarelle impressionniste montrant des canotiers sur un étang autant que je m’en souvienne, qui dégageait une poésie a priori incompatible avec les éclats de rire – et je ne parvenais pas à m’expliquer cette relation incongrue. Le temps de cette curiosité qui s’arrêtait à la page de titre était nécessaire : il formait peu à peu un matériau conducteur pour la voix qui, un jour, me lirait les premiers chapitres, et me gagnerait à leur comédie.

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