Saynète n° 43

 

 

« Moi, je peux m’installer n’importe où, comme les insectes. J’ai le culte du foyer. J’aime qu’il y ait des fleurs… Que tout soit joli… Je me souviens, quand on m’a amenée dans la chambre où j’allais vivre, à l’orphelinat… Tous ces lits blancs. Je cherchais des yeux le mien… Celui près de la fenêtre était-il occupé ? Est-ce que j’aurai une table de nuit ? Je cherchais où allait être ma maison.

Cela fait combien de temps que nous sommes ici, à parler ? Entre-temps, il y a eu un orage, une voisine est passée, le téléphone a sonné… Tout cela a eu une influence sur moi, j’ai réagi… Mais sur le papier, il ne restera que des mots, rien d’autre. Il n’y aura pas la voisine ni les coups de téléphone… Ni tout ce que je n’ai pas dit, mais qui palpitait dans ma mémoire, qui était là. Peut-être que demain, je raconterai tout cela autrement. Les mots vont rester, mais moi, je vais me lever et poursuivre mon chemin. J’ai appris à vivre avec ça. Je sais le faire. J’avance. »

                                                            Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, p. 277.

 
 


Benoît Autiquet

28/05/2016

   

Ces paroles sont celles de Maria Vaïtechonok, écrivaine russe de 57 ans, et constituent l’un des multiples témoignages qui composent le roman de Svetlana Alexievitch. Vaïtechonok est née en Sibérie dans une famille de militaires polonais déportés par le régime stalinien. Elle n’a vraiment pas eu la même vie que moi ; mais il y a dans ce texte quelque chose qui m’a concerné de manière très vive. J’essaye de conserver cette toute petite chose par le mien, de texte. Mais est-ce bien sérieux, de passer au-dessus de déterminations historiques et sociales majeures en m’appuyant sur une émotion fugace ? Ne vais-je pas être accusé de lecture impressionniste ?

Cette toute petite chose, c’est l’association entre les deux idées (entre les deux paragraphes, dans la retranscription, mais ces paragraphes n’existeraient pas dans la parole). A priori, du « culte du foyer » aux micro-évènements qui interviennent dans la situation d’énonciation on change radicalement de sujet.

Mais il faut d’abord noter à quel point ce « culte du foyer » est étrange. Tout le contraire des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », dont parle Brassens. Elle s’installe « n’importe où », là où on « [l’]a amenée ». Et du « n’importe où », elle fait son trou, son nid, son terrier, à la manière des « insectes ». Si l’on envisage un équivalent humain à ce trou d’insectes, ce n’est pas la grosse bâtisse en pierre, c’est la cabane. Une « maison » précaire et passagère, alors même que « maison » vient de manere, « rester ».

Justement, dans le second paragraphe, elle parle de ce qui « restera », sur le papier cette fois-ci. Et par sa voix, et par la retranscription qu’elle en espère, elle inscrit sur le papier ce qui s’est passé pendant qu’elle parlait, autour d’elle, ou dans sa mémoire. Avec la promesse de raconter autrement cette même histoire, un autre jour, dans d’autres conditions et avec d’autres souvenirs (d’où, certainement, son métier d’écrivaine : raconter une même histoire en fonction de conditions d’énonciation toujours différentes).

De ces deux idées, on pourrait dire qu’elles sont symétriques : l’orpheline façonne une demeure dans un lieu où elle ne fait que passer ; l’écrivaine inscrit le passage dans ce qui « v[a]rester », les « mots ». Et moi, un mot me travaille depuis un moment, celui de circonstances : ce qui est passager sur le plan temporel (ou facultatif sur le plan logique) mais aussi, étymologiquement, ce qui reste autour de soi. On pourrait même prétendre que le désir de Maria tend vers ce mot, vers un « culte des circonstances ».

Achevons de n’être pas sérieux, et d’opérer des liens ténus grâce à des impressions de lecture : « Il semble que ce soit la saison des choses vaines, quand les dommageables nous pressent », écrit Montaigne dans « De la vanité ». Et dans ce même chapitre, constatant qu’il vit et écrit dans un « lieu » perpétuellement soumis aux aléas meurtriers des guerres de religion, il cite le Stace :

Hac iter est bellis, melius fortuna dedisses
Orbe sub Eoo
sedem, gelidaque sub Arcto,

Errantesque domos.

[« C’est ici le chemin de la guerre. Tu eusses mieux fait, fortune, de me donner un séjour dans l’Orient et dans l’Arctique gelé, et des demeures errantes. »]

 

 

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