Saynète n° 32

 

 

 

« Le Loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la mère-grand ; il heurte : toc, toc. — Qui est là ? — C’est votre fille, le petit Chaperon rouge, dit le Loup en contrefaisant sa voix, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie. — La bonne mère-grand, qui était dans son lit, à cause qu’elle se trouvait un peu mal, lui cria : Tire la chevillette, la bobinette cherra. — Le Loup tira la chevillette, et la porte s’ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien, car il y avait plus de trois jours qu’il n’avait mangé. Ensuite il ferma la porte, et s’alla coucher dans le lit de la mère-grand, en attendant le petit Chaperon rouge, qui, quelque temps après, vint heurter à la porte : toc, toc. — Qui est là ? — Le petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup, eut peur d’abord, mais, croyant que sa mère-grand était enrhumée, répondit : C’est votre fille, le petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie. — Le Loup lui cria en adoucissant un peu sa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. — Le petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit. Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit, sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. »

Charles Perrault, Contes, Paris, Gallimard, 1981, p. 144.

 
 


H. Merlin-Kajman

23/01/2016



Lorsque vous frappez à une porte, vous ne vous attendez certainement pas à ce que l’on vous réponde « Tire la chevillette, la bobinette cherra ». Vous avez peut-être joué à le dire lorsque vous étiez enfant ; vous l’avez peut-être rêvé ; vous vous imaginez peut-être l’insérant dans un roman, une pièce de théâtre, une fable, un film (je pense aux films de Rivette, ceux où des portes s’ouvrent pour un passage de l’autre côté du miroir et des temps). Mais imaginez ça une seconde : vous frappez à la porte d’un pavillon de banlieue, d’un bureau, du cabinet d’un médecin, et loin que l’on vous crie « entrez » !, loin de voir écrit sur une affichette : « sonnez puis poussez la porte », une voix pas tout à fait humaine vous répondrait cette phrase pas tout à fait claire, même à l’époque de Perrault : « Tire la chevillette, la bobinette cherra ». Tout votre sang ne se glacerait-il pas dans vos veines ? A moins qu'au contraire (ou qu'ensuite) sa chaleur ne monte vertigineusement à votre cerveau, enflammant vos joues, vous embrasant le corps... ?

En principe, vous sauriez comment réagir : quoi qu’on vous intime, il faudrait surtout ne rien tirer du tout, et même prendre immédiatement vos jambes à votre cou. Car vous sauriez immédiatement, de science certaine, qu’en dépit de la lettre du conte, la porte s’ouvrirait sur l’abîme sans que vous ayez rien fait. Votre mémoire enfantine vous enseigne en effet que la formule, même si elle indique un geste à accomplir, un geste qu’accomplissent en effet successivement le loup, puis l’enfant, est en fait une formule magique chargée de vous charmer, de vous envoûter et, de là, de vous aspirer dans le délice d’un franchissement mortel.

Il est difficile, sauf à recourir à des lectures symboliques diverses et variées, de circonscrire le plaisir très particulier pris à ce conte. Inutile d’insister sur l’importance des couleurs (rouge/noir), des figures : la vieille, la petite fille, l’animal (mâle et mal – mais qui sait ?) ; sur l’érotisme latent de la menace, etc. Tout ceci est trop évident. Je m’arrête seulement sur ce seuil, m’attarde sur cette formule et le frisson qu’elle procure. Voici un étrange enchantement auquel nous assistons, ou plutôt, participons. La séduction danse et tournoie dans les mots et les mouvements. Elle tient au rituel du conte, auquel s’ajoute l’humour très précis et très subtil de Perrault (« car il y avait plus de trois jours qu’il n’avait mangé ») : la forme du récit (rythme des phrases, répétitions des formules, jeu des variations) intensifie, en l’apaisant et l’attisant, la menace contenue dans la forme du rituel représenté. Après tout, frapper à une porte, n’est-ce pas un geste qui comprend toujours, même dans les situations les plus anodines, un moment de trouble, d’incertitude, une trace d’émotion, de l’appréhension à l’espoir ? N’est-ce pas un instant où se cristallise un rapport de force fugace qui peut, parfois, se révéler très violent (dans la famille notamment – ou, à l’extrême opposé, dans les administrations) ? Notre corps ne subit-il pas toujours une sorte d’altération dans ces passages (le corps de celui qui fait intrusion ou demande l’hospitalité, le corps de celui qui accueille, ou repousse, ou subit) ?

De la raison des portes – de la raison des gestes et paroles qui règlent leur franchissement.

Car l’enjeu, c’est la redistribution des distances, des espaces, des contacts. Le conte synthétise tous les risques qui se jouent là, sans lesquels la vie ne serait pas la vie, mais par lesquels toutes les morts (de ceux qui entrent, de ceux qui font entrer) peuvent arriver.

« Toc toc » - « Qui est là ? » - « C’est moi – c’est x » - « Entrez ! »...

Mais notez bien quelque chose : il n’y a pas eu d’effraction.

Chaque fois que nous entrons, et faisons entrer, en laissant à la scène son risque et sa règle, en laissant jouer en nous désir et respect, nous sommes peut-être toujours à la fois chaperon rouge et loup. Et alors, la mort s’éloigne, par hypothèse.

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