Saynète n° 26
Lorsqu’il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l’enviait.
Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu’il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon.
Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. Mais il ne les voyait point ; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l’éclatant soleil flottait l’image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit.
Maupassant, Bel-Ami, dernière page.
Benoît Autiquet
31/10/2015
Parti de rien, Georges Du Roy triomphe dans cet excipit : il est parvenu à se marier à la femme d’un riche banquier, célèbre la cérémonie à la Madeleine, et peut maintenant prétendre à être élu député. Et Mme de Marelle, sa maîtresse de cœur venue assister à la cérémonie, lui a promis par un regard qu’ils se reverront sous peu.
Mon affection pour ce personnage a souvent été assez mal reçue. Comme élève, d’abord : une professeure à qui je confiais m’être enthousiasmé pour la lecture de Bel-Ami me répondit qu’elle ne goûtait guère les aventures d’un salaud contées sur trois cents pages. Comme professeur ensuite : des élèves, à qui j’avais fort maladroitement demandé en quoi le personnage de Georges Du Roy pouvait être perçu dans ce texte comme sympathique et antipathique, m’avaient répondu qu’un homme qui ne respectait ni sa femme ni l’institution du mariage n’était jamais sympathique.
Je trouve ces réactions intéressantes. J’imagine que la première est liée au fait que ma professeure était une femme, et la seconde à ce que mes élèves avaient confiance dans le mariage et dans les promesses d’amour qu’il implique. Je vois dans cette hostilité une des manifestations de la proximité entre vraisemblance et bienséance, qu’on établissait au XVIIe siècle : il nous est difficile de prendre plaisir à suivre les aventures d’un personnage qui nous choque d’un point de vue moral. Pourtant, je voudrais rendre justice à mon affection, l’expliquer aux autres. Comment accueillir ses propres affections, même celles qui semblent les plus basses, sans prendre le risque d’empêcher la lecture des autres ?
Evitant la voie de la provocation - en faisant par exemple de mon enthousiasme pour Bel-Ami la manifestation d’une pulsion virile de conquête, ou d’un désir de destruction du mariage, cette institution hypocrite -, j’approfondis mon sentiment par l’analyse. En fait, ce texte me plaît pour la position d’équilibre du personnage. Equilibre entre le moment le plus intense de sa vie publique, qui lui fait « faire un bond », et un « retour en arrière », à la fois textuel et psychologique, dans les régions de l’intimité amoureuse. Equilibre entre la proximité fantasmée des corps, que présuppose le détail des « petits cheveux frisés de ses tempes », et l’éloignement de la femme qu’il aime, puisque Mme de Marelle vient de quitter la cérémonie. Et, comme le roman se clôt, cet équilibre ne se résoudra jamais dans une stabilité : Georges Du Roy ne connaîtra ni la déception d’être arrivé, ni les difficultés qu’engendre parfois l’intimité, lorsqu’elle est effective. Il reste là, à jamais fantasmant son triomphe et son refuge.
En évitant la polémique, ma lecture a sûrement perdu en puissance politique. Mon Georges Du Roy n’est ni viriliste, ni anti-conformiste. Mais il m’aide à vivre un peu mieux. Quand je me reproche de passer ma vie les yeux dans le vague, à ne pas choisir entre le repos et l’action, je me souviens que Bel-Ami n’est réellement beau qu’à l’instant où il reste suspendu entre la chambre du Palais-Bourbon et celle de la personne qu’il aime.