Saynète n° 22
Mlle de Scudéry, Clélie, histoire romaine, Troisième partie, Livre II, Paris, Augustin Courbé, 1657, p. 724-727.
Mathilde Faugère
05/09/2015
Clélie, en plus d’être le livre des batailles héroïques et des naufrages en mer, est aussi celui des conversations galantes, des débats sur l’amitié, l’amour, le devoir. Entre un moment d’aventure et une histoire rapportée par les membres du groupe, on y discute des points sensibles. Ici le groupe est déjà constitué ; on y retrouve des personnages connus, Clélie, Herminius, Plotine, Amilcar, auxquels on fait confiance, qui, au-delà du point de départ de la civilité, dû à ceux que l’on connaît mal, sont liés par un passé et un présent d’amours, d’amitiés et d’intérêts communs. Amilcar y trouve donc refuge – on reconnaît là un idéal d’amitié – refuge contre la complaisance qu’on pourrait identifier ici à une civilité mal comprise mais aussi à une absence radicale d’opinion, voire d’éthique. L’enjeu de départ est bien l’ennui, l’impossibilité d’une conversation agréable. Ce n’est pas à prendre à la légère, ce n’est pas la simple critique d’un individu ou d’un type de conversation, c’est l’impossibilité d’une communication réelle et satisfaisante, et cela dans un groupe, dans une société en pleine guerre civile. Aux raisons connues et pointées par le prince de Numidie et Herminius - absence d’esprit et contradiction permanente, sorte de non-communication et de dialogue de sourd -, ici, Amilcar ajoute une non-communication fondée sur le trop de communication, et l’absence d’un interlocuteur véritable qui devient trop vite un miroir mou et mouvant. Il surprend ainsi, la complaisance étant souvent considérée comme une suite logique de la civilité, ce que soulignent les réactions de Clélie et de Plotine – des femmes, notons-le. Il surprend et se trouve réduit, si l’on en croit son récit, à l’incivilité la plus patente : dire à son interlocuteur qu’il ne veut pas de lui, le disqualifier comme interlocuteur. Et qui ne le ferait pas ?
Mais brouillons les cartes, passons au présent, passons au je, internalisons un peu ce débat qui occupe les différents personnages de Clélie. Chez nous, la complaisance est bien peu défendue, il y a peu de Plotine, peu de Clélie pour parler en sa faveur. Du sens premier nous sautons vite au sens second, moderne, péjoratif et plein d’hypocrisie. Pourtant la complaisance est là, dans nos conversations courantes. Elle emplit nos paroles, nos acquiescements bredouillés, nos silences, aussi, en zone trouble – pourquoi insulter un inconnu en lui disant qu’on est persuadé qu’il a tort, on ne le convaincra pas en cinq minutes – avec nos amis même, nos compagnons – pourquoi se brouiller maintenant alors qu’on a déjà eu cette conversation dix fois ? On laisse couler, parfois, on laisse passer des mots qui nous hérissent. Est-on lâche, complaisant, complice ? Où s’arrêter ? Où commencer ? Avec assez mais pas trop de complaisance, juste ce qu’il faut pour avoir une vraie conversation, pour être entendu, au bon moment, quand on a envie de se battre, quand c’est assez important pour se battre. Reconnaître sa complaisance, être capable de cesser aussi, pour ne pas accepter de se laisser mener ici ou là, pour se constituer en interlocuteur, pour ne pas s’entendre dire un jour que Tarquin le tyran et Brutus le libérateur valent la même chose.