Saynète n° 41
« De plus en plus rose, de plus en plus blond, paisible et souriant, Candido, dans le nid d’épines où il se trouvait, n’éprouvait pas la moindre piqûre. Il donnait l’impression qu’il pouvait fort heureusement se priver de père et de mère. Pour ses besoins les plus vitaux, les plus élémentaires, c’est de Concetta qu’il ne pouvait point se priver, Concetta désormais déléguée à l’amour maternel et au mépris envers Maître Munafo : toutefois, même à l’endroit de Concetta, son attachement n’allait pas plus loin que l’utilité qu’elle avait pour ce qui était de manger, de boire, de ses autres nécessités, ainsi que du jeu plaisant de cache-cache à quoi elle se prêtait de temps à autre. Un jeu qui, faut-il ajouter, n’enchantait Candido que pendant une dizaine de minutes au plus ; après quoi, il en avait assez et retournait à ses propres jeux, qui étaient solitaires et secrets. [...]
L’éloge suprême que Concetta avait accoutumé de faire de Candido était le suivant : “un enfant qui ne bouge point de l’endroit où on l’a mis”. Il savait demeurer en compagnie d’autres enfants, à moins que ceux-ci fussent violents, et il savait rester seul, au besoin pendant des heures, là où Concetta l’avait laissé. Il avait une amabilité innée mais, s’il est permis de le dire d’un enfant, des plus formelles. Il se suffisait, voilà tout. D’après Concetta - qui était, elle, fort nerveuse -, c’était un enfant dépourvu de nerfs. – On ne croirait vraiment pas - disait-elle -, qu’il est venu au monde cette nuit d’enfer. En fait, elle estimait aussi que cette nuit d’enfer l’avait fait naître, sinon tout à fait sot, du moins un brin retardé, avec quelque brouillard dans la caboche. Et, ainsi voyant les choses, elle ne l’en aimait que davantage, l’appelant mon bijou, mon petit jésus d’enfant, mon tout petit. A ces effusions, Candido répondait par un sourire aimable, qui se faisait tolérant lorsque Concetta le couvrait de baisers effrénés. Il n’aimait pas qu’on le couvrît de baisers : toutefois, il tolérait. Il tolérait semblablement les baisers de son grand-père, lesquels lui causaient quelque gêne vu la barbichette du général : seul ornement inchangé chez le vieil héros des guerres fascistes devenu démocrate-chrétien, républicain et bien entendu anti-fasciste. »
Leonardo Sciascia, Candido ou un rêve fait en Sicile, Paris, Les Lettres nouvelles, 1978, p. 29-30.
Hélène Merlin-Kajman
29/04/2016
Autant l’avouer tout de suite, je ne crois pas une seule seconde à la possibilité de cet enfant, sauf à penser qu’il deviendrait autiste ou quelque chose de ce genre. Ou pour le dire autrement, à ce moment du récit où Candido Munafo n’a que deux ans, il n’a encore pour moi aucune consistance vraisemblable.
Même si le roman a débuté sur sa naissance la « nuit d’enfer » du 9 au 10 juillet 1943, nuit de bombardement et de débarquement des forces alliées en Sicile, même s’il est le héros éponyme, ce n’est pas son développement, jusque-là, que nous avons suivi, mais plutôt, avec le chaos politique, la décomposition du couple de ses parents. Cette description, qui nous met pour la première fois en contact avec lui comme être pensant et sentant, fait de lui une sorte de prodige. Comment un enfant de deux ans dont presque personne ne s’est occupé pourrait-il être aussi sage, aussi réservé, aussi courtois, et presque réfléchi, sinon par une fiction destinée à éveiller en nous une attente amusée, une curiosité plaisante et même vigilante, il est vrai déjà aiguisée lors de la mention du choix de son prénom pour remplacer à la hâte celui de Bruno, fils de Benito Mussolini, qui lui avait été destiné jusqu’alors : « Candide ainsi qu’une page blanche : sur laquelle, le fascisme gommé, il faudrait entreprendre d’inscrire une vie nouvelle » (p. 9) ?
Un impossible, en somme, ou bien un paradoxe vivant ! Alors que le début du récit m’embarque dans une matière globalement romanesque, alors que j’accorde foi aux personnages du père, de la mère, du père de la mère et de l’amant de la mère, de Concetta même, je ne vois en lui qu’une figure ou qu’un symbole, une expérience de pensée ou une expérimentation littéraire, presque un exercice de style. De cet enfant qui n’a pas d’âge, de cet enfant parfaitement abstrait, je n’imagine pas comment quelqu’un pourrait sortir et se mettre à grandir, quelqu’un qui serait susceptible de m’intéresser autrement que ne le fait son illustre devancier avec lequel Sciascia joue : celui-là (l’illustre prédécesseur, le prénommé Candide) ne m’intéresse pas personnellement, mais au second degré, et cela en conformité parfaite, je crois, avec le projet de Voltaire, à distance, comme une marionnette démonstrative chargée d’incarner, de façon virtuose, les idées cinglantes de son auteur.
Et pourtant, il n’en sera pas ainsi : bientôt, en continuant à lire, je vais me mettre à aimer Candido, à consentir à lui tout comme à son mentor Don Antonio, l’alter ego de Pangloss, et à ressentir une immense gratitude envers Sciascia de m’avoir restitué juste ce qu’il faut de Voltaire (son rythme, quelques figures, quelques situations) pour m’en rendre le partage mémoriel joyeux et même tendre, une fois son texte corrigé, allégé, et surtout, humanisé.
Cependant, en relisant ce passage, je sais bien ce qui m’a d'emblée arrêtée : une force d’énigme, la façon que l’écriture (son humour, plutôt que son ironie) a de disposer (entendez ce verbe dans tous les sens possibles, y compris en imaginant un enfant jouer à un jeu de construction : patience désinvolte, concentration, attente, allégresse...). En fait, ce que cette blancheur docile de Candido prépare, c’est la révolte. La tolérance ingénue de l’enfant, doublée de la puissance de réserve de sa courtoisie, prépare en lui une résolution critique inentamable qui va se doubler – un peu à la manière de l’Agnès de L’Ecole des femmes – d’une foudroyante capacité d’aimer.
C’est que, contrairement au Candide de Voltaire, Candido naît libre – non seulement libre de toutes les conventions (il va être amant, et communiste ; et presque aussi sec, exclu du Parti communiste, et abandonné ; avant de trouver une solution éthique et amoureuse plus que viable, heureuse), mais libre aussi des intentions didactiques de son auteur. Et il va le rester, persévérant dans son être, quoi que les épreuves, les déceptions, les revers de fortune, viennent inscrire sur la page idéalement vierge de sa vie.