Sablier n° 10.10
Natacha Israël
08/05/2021
Cette époque me renvoie à ma propre jeunesse. Ni sortie ni fête en dehors d’une brève période incandescente au cours de laquelle j’ai tant bu, fumé et dansé, rencontré et embrassé tant de gens qu’après avoir tutoyé un certain nombre de « stars » des nuits parisiennes j’ai tutoyé le seuil au-delà duquel la fête est finie ou ne sera plus jamais comme avant.
Avant l’interruption de la fête « ininterrompue » pendant plusieurs mois de transe blanche entre les Halles et Pigalle, rien. Je n’étais pas à la fête. Surtout parce que j’étais sans argent. Sans autorisation non plus, mais je m’autorisais moi-même occasionnellement. Sauf que les whisky-cocas magiquement tendus par les trentenaires et quadras des Folies Pigalle à la jeune femme de 19 ans et à ses copines du même âge, ces whisky-cocas donc, ne se présentaient au bout d’aucun bras quand j’avais 16 ans. J’avais à peine de quoi m’offrir un coca. Pour entrer à L’Espace ou à La Chaumière, il fallait économiser pendant un mois en renonçant alors aux « petits chocolats » du Garden et du Scara en face du lycée. Deux ou trois sorties en boîte entre 16 et 18 ans ; un peu plus, sans doute, mais le souvenir demeure d’un plaisir rare… et cher.
La fête, une parenthèse enchantée jusqu’à déchanter, dans ma vie de jeune fille puis de jeune femme. Le quotidien : la solitude de celle qui habite à 25 kms de ce lycée au centre de Rennes, puis de celle qui déménage seule à Paris, s’égare dans le métro, tremble dans les couloirs et étages de l’ancien bâtiment de l’OTAN (Paris-Dauphine), découvre hagarde les raffinements de la jeunesse neuilléenne – très représentée à Dauphine, celle-ci sort beaucoup, skie à Verbier et fait de la voile dans la baie du Mont Saint-Michel, me « bizute », m’adopte par miracle, m’invite dans ses hôtels particuliers où elle boit de grandes quantités de… bière bon marché. Car la jeunesse, même dorée, est toujours moins fortunée.
Ce que de nombreux jeunes gens disent vivre aujourd’hui fait ainsi écho au sentiment d’isolement et d’ennui de ma propre jeunesse. Mais, à écouter certains de ces jeunes qui s’épanchent à la télévision, je conclus que leur situation financière a dû s’améliorer depuis les années 90 pour qu’une intense vie sociale (nocturne, en particulier) soit aujourd’hui considérée comme un « bien courant » soudainement confisqué. Un peu surprise, je me fais d’abord une réflexion de « vieille conne » : si leur cursus a du sens à leurs propres yeux, ils trouveront sans doute en eux-mêmes des ressources précieuses pour l’avenir. Oui mais la jeune fille en moi pense aussi à tous ces jeunes gens que l’on n’entend pas et qui, comme elle en 1990, ne connaissent ni la fête, ni l’insouciance, ni le cursus qui a du sens, ni ce « petit boulot » qui, même pénible, élargit l’horizon d’un jour à l’autre.
Tous mes petits bouquins et carnets d’adolescente, tous les petits crayons et puis le petit cahier de dessins et puis ces « mixtapes » mélancolico-psychédéliques écoutées en boucle dans le petit walkman qui ne franchissait que rarement la limite de dix kilomètres, je comprendrais qu’ils me les renvoient à la figure.
Se voir, se parler, déjeuner, dîner côte à côte ou les yeux dans les yeux et puis s’étourdir, perdre un peu la tête, oublier les distances, baisser les défenses... C’est dit, c’est à tous ces ados et vingtenaires aujourd’hui empêchés de se réunir que la jeune fille en moi pense ces jours-ci. Je pense donc un peu à moi – à un moi qui, aujourd’hui, serait encore plus malheureux.