Sablier n° 5.4.
Eva Avian
27/04/2020
La plupart de mes gestes sont anciens mais plus que jamais routiniers, hâtifs ou prenant au contraire leur parti de ce temps dont j’hésite à écrire que je dispose et qui ne passerait plus sans eux, de cette vaisselle qui ne désemplit pas et de cet espace unique et solitaire à réordonner chaque jour. À certains, j’accorde désormais une attention à la fois maniaque et impatiente, à d’autres, j’hésite, ne sachant plus où les suspendre : les courses attendent (la décontamination) sur le sol près d’un gant retourné, d’un stylo, d’une écharpe ; certains de mes gestes se perdent en l’air.
Les « gestes barrières » sont faits à l’avenant, ils se multiplient jusqu’à ce qu’ils cèdent sans raison – tant pis pour cette poignée de porte –, et je griffonne mes attestations en en soulignant parfois le titre à la règle pour montrer que je me suis appliquée, que je me suis pas foutu de leur gueule avec mon BIC et mes moitiés de feuilles A4 qui ont succédé aux feuilles A4 tout entières.
Ainsi la nausée ne s’installe pas, ainsi chaque geste semble nécessaire, et chaque journée, jusqu’au soir où il ne faut pas se couper trop tôt dans son élan mais viser juste, bien mesurer, faire durer la faim car il n’y aura plus rien après le repas de vraiment nécessaire et il sera impossible d’aller calmer ça dehors.
Mes gestes nouveaux, eux, portent des noms, ce qui n’est pas encore le cas des pouces frottés contre les paumes, des gouttelettes projetées dans le coude ou du réveil sans joie : ce sont le chien tête en bas, le bébé cobra et le cobra adulte, la planche ou la montagne. J’ai commencé le yoga sur Internet le premier jour du confinement et c’est aussitôt devenu un cliché, aggravé du fait que je vive à Paris. Ce n’est pas grave, ce sont mes gestes vraiment nouveaux, je vais sur le tapis quand je ne sais plus quels gestes faire.
Ce yoga en ligne est-il le vrai yoga authentique de tous les yogas ? Une arnaque mondiale, un bon calcul, rien d’autre qu’un marqueur sociologique accablant ? Peut-on en parler sans vanter les mérites du confinement ? Est-ce que je fais les bons gestes ? Sans doute pas, car je plie les genoux et courbe le dos, j’halète deux fois quand A. en est encore à prendre sa « plus longue inspiration de la journée » et je tords la tête pour la voir faire, ce n’est pas gracieux mais ce n’est pas rien, de poser ses mains franchement, de respirer quand ce geste pourtant involontaire attire maintenant à lui une soucieuse attention, de se laisser porter un instant par la voix d’une autre, quand on est seule.
C’est une amie très chère qui m’a montré ces gestes, en pariant à raison sur le fait que ma confiance en elle, mon amie, l’emporterait sur mon mauvais esprit, mon manque de souplesse et la tentation de tourner en dérision la sollicitude et les injonctions à l’espoir des vidéos de yoga. C’était le 17 mars 2020, à Orléans, et nous avions vécu ensemble, les jours précédents, la succession des déclarations officielles et des rumeurs bientôt devenues consignes nationales. Une heure plus tard, je montais dans un train désert pour rentrer chez moi. À 20h, je sortais du métro, longeais la rue de l’école et levais la tête vers les crépitements aux fenêtres, saisie : c’étaient les premiers applaudissements, et les derniers auxquels je ne me joindrais pas depuis ma propre fenêtre.