Exergue n° 55
« Je vous ai, dit-elle, conté ces choses, afin que vous fassiez dessus des réflexions, et qu’elles vous servent pour la conduite de votre vie. […] Ce que vous avez à faire est de bien choisir, et de choisir une fois pour toutes : une fille qui n’aime qu’en un endroit ne saurait être blâmée ; pourvu que l’honnêteté, la discrétion, la prudence, soient conductrices de cette affaire, et pourvu qu’on garde des bornes, c’est-à-dire qu’on fasse semblant d’en garder. Quand vos amours iront mal, pleurez, soupirez, désespérez-vous : je n’ai que faire de vous le dire : faites seulement que cela ne paraisse pas. Quand elles iront bien, que cela paraisse encore moins, si vous ne voulez que l’envie s’en mêle, et qu’elle corrompe de son venin toute votre béatitude, comme vous voyez qu’il est arrivé à mon égard. J’ai cru vous rendre un fort bon office en vous donnant ces avis, et ne comprends pas la pensée de votre père. Il sait bien que vous ne demeurerez pas toujours dans cette ignorance : qu’attend-il donc ? Que votre propre expérience vous rende sage ? Il me semble qu’il vaudrait mieux que ce fût l’expérience d’autrui, et qu’il vous permît la lecture à l’une aussi bien qu’à l’autre : je vous promets de lui en parler. »
Jean de la Fontaine, Les Amours de Psyché,
Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 160.
Sarah Nancy
24/11/2012
La pédagogue est belle – c’est Psyché, au moment des épreuves, sur le chemin de la reconquête de Cupidon –, et ses élèves presque autant qu’elle : deux jeunes bergères élevées par leur grand-père à l’écart du monde dans un « désert » charmant. Et que dit la leçon ? que céder à l’amour n’est pas seulement une fatalité, mais aussi un risque courageux ; qu’on peut affronter et goûter la vie sans renoncer à la « conduire » ; et que les livres, en mettant face au savoir, protègent aussi du réel brutal et douloureux. C’est par l’intermédiaire de l’« expérience d’autrui » qu’ils donnent le monde, préparant ainsi à l’imprudence et à l’impatience.
Vivez et lisez, dit Psyché, lisez pour mieux vivre, c’est-à-dire pour mieux aimer. La pédagogue est belle parce que la « sagesse » ne s’apprend pas ; elle se transmet, elle transite dans les gestes et les mots adressés et beaux.