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Exergue n° 157
Ce qui manque aux paysages américains, [… c’est] le fait que sur eux la main de l’homme n’a pas laissé de traces. Ce n’est pas seulement qu’il n’y a guère de champs labourés et que les bois n’y sont souvent que des taillis non défrichés ; ce sont surtout les routes qui donnent cette impression. Elles coupent le paysage sans jamais aucune transition. Plus on les a tracées larges et plates – moins leur chaussée luisante semble à sa place dans cet environnement d’une végétation trop sauvage et plus elle semble lui faire violence. Ces routes n’ont pas d’expression. On n’y voie nulle trace de pas ni de roues, entre elles et la végétation il manque la transition d’un chemin de terre meuble qui les longe et il n’y a pas non plus de sentiers partant latéralement vers le fond de la vallée : il leur manque ainsi cette douceur apaisante et ce poli qu’ont les choses où la main et les outils qui la prolongent directement ont fait leur œuvre. De ces paysages, on serait tenté de dire que personne ne leur a passé la main dans les cheveux. Ils sont inconsolés et désolants.
Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1953), Paris, Payot, 1991, p. 45-46.
Hélène Merlin-Kajman
02/12/2017
Découverte il y a quelques jours, cette petite note d’Adorno écrite en 1944 m’a saisie, pas seulement en raison de l’usage de ce mot, « transition », si en accord avec ce que nous en faisons, mais aussi parce qu’elle décrit exactement les sentiments que je ressasse lors de mes séjours américains. Regard agressé, intimité navrée, me découvrant européenne jusqu’à la moelle, je repère inlassablement les innombrables jonctions où se saccage la rencontre des éléments culturels et des éléments naturels, au point que ceux-ci paraissent non pas tant encore vierges qu’intacts par abandon, désinvestis, et abîmés de l’être tant. Car le temps a passé depuis ces lignes écrites par Adorno : et voici la ville résidentielle saisie à vif sur la forêt, simplement repoussée ; voici la coquetterie léchée d’un jardin qui s’est contenté d’écarter un bosquet non sans lui avoir soustrait quelques grands arbres au passage ; et juste après, tout contre, ronces, broussailles et branches mortes commencent, couvrant un sous-bois désaffecté d’où sortent à espaces réguliers des animaux titubants et hagards qui, ne sachant plus s’ils sont sauvages ou domestiques, vont bientôt peupler de leurs cadavres le bord des routes.
Mais ce qui me frappe encore plus, c’est la comparaison finale d’Adorno. Dans ce pays où des adultes trouvent normal d’avoir des armes dans leurs maisons, où dans certains endroits les enfants n’ont pas le droit de se toucher à l’école, où la séduction semble interdite mais où le week-end, dans les fêtes d’étudiants, seuls l’alcool et la drogue rapprochent au point que des garçons absents à eux-mêmes violent des filles hors d’état de consentir, non, personne ne semble plus songer en effet à passer la main dans les cheveux de personne. A la rectitude morale, quasi phobique, qui impose l’absence de contact physique et interdit l’équivoque tant gestuelle que verbale, succède sans transition la brutalité d’un désir qu’aucun jeu, aucune cour, aucune tentative de caresse, n’ont pu adoucir, préparer. Entre les deux, rien. Rien que des dégâts.
« Passer les mains dans les cheveux », voici donc une nouvelle définition de la transition, une nouvelle métaphore à investir, qui nous rappelle à nous-mêmes, doucement et obstinément.