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Exergue n° 144
Pour ne te point flatter d’une divine essence,
Vois la condition de ta sale naissance,
Que tiré tout sanglant de ton premier séjour,
Tu vois en gémissant la lumière du jour :
Ta bouche n’est qu’aux cris et à la faim ouverte,
Ta pauvre chair naissante est toute découverte,
Ton esprit ignorant encor ne forme rien
Et moins qu’un sens brutal sait le mal et le bien.
À grand peine deux ans t’enseignent un langage,
Et des pieds et des mains te font trouver l’usage ;
Heureux au prix de toi les animaux des champs,
Ils sont les moins haïs, comme les moins méchants.
L’oiselet de son nid à peu de temps s’échappe,
Et ne craint point les airs que de son aile il frappe ;
Les poissons en naissant commencent à nager,
Et le poulet éclos chante et cherche à manger.
Nature douce mère à ces brutales races,
Plus largement qu’à toi leur a donné des grâces ;
Leur vie est moins sujette aux fâcheux accidents
Qui travaillent la tienne au dehors et dedans :
La bête ne sent point peste, guerre ou famine,
Le remords d’un forfait en son corps ne la mine,
Elle ignore le mal pour en avoir la peur,
Ne connaît point l’effroi de l’Achéron trompeur.
Elle a la tête basse, et les yeux contre terre,
Plus près de son repos, et plus loin du tonnerre :
L’ombre des trépassés n’aigrit son souvenir,
On ne voit à sa mort le désespoir venir.
Théophile de Viau, « Satire première » (1620), v. 9-36
Lise Forment
25/03/2017
Désespoir sans issue d’une « sale naissance ».
Sans concession ni consolation, les vers de Théophile disent la misère de la condition humaine : comparé aux oiseaux, aux poissons et à toutes les bêtes qui peuplent encore, tant bien que mal, cette planète, le bébé d’homme naît sans qualité, abandonné par une nature marâtre, torturé par ces douleurs sans borne que sont les scandales du mal et de la mort. Aucun salut ne l’attend. Aucune contrepartie. La conscience d’être mortel et son étrange néoténie sont peut-être des propres de l’homme, mais elles ne sont pas sa chance : de la possibilité de jouir plus intensément des bonheurs quotidiens, Théophile ne dit rien. Il ne retient pas non plus, au bénéfice d’une espèce gémissante, toutes les capacités que son immaturité l’aurait poussée à acquérir – ni le langage qu’« à grand peine » le bébé apprend, ni les techniques, artéfacts et autres dispositifs (culturels, sociaux, politiques) que l’homme a inventés et continue d’inventer pour survivre. Le poète connaît bien ces compensations, généreusement offertes par ses modèles (Lucrèce, Protagoras), mais il refuse de les accorder à son propre lecteur.
La violence infligée est immense, la blessure, profonde. Du poète qui se veut son « ami », le lecteur a volontiers embrassé le combat, admiré la plume résiliente, mais le voilà livré tout entier au trauma et à l’angoisse, prisonnier d’une adresse accablante. Cela me point, me laisse à vif. Pure cruauté de la part de Théophile ? Pur pessimisme ? Quoi d’autre ? Mieux que le philosophe épicurien et le rhéteur sophiste, peut-être sait-il d’expérience combien ces raisons et solutions restent quelquefois inaudibles et ne soulagent en rien.
Comment donc relever la tête ? Comment faire que l’ombre des trépassés nous sourie, à nous qui voulons nous souvenir sans aigreur, à nous qui luttons « au dehors et dedans » ?
La suite du poème ne le chante pas. Il faudra un peu tricher et aller ailleurs, chez Théophile, pour entendre la voix du rossignol et trouver de quoi apaiser nos tourments dans la douceur et l’énergie de sa plainte :
Ce plaisir reste à son malheur,
Que sa voix, qui daigne le suivre
Afin de venger sa douleur,
L’a fait continuer de vivre.
Il ne fait pas bon irriter
Celui qui sait si bien chanter…
(« La maison de Sylvie », ode VIII, v. 31-36)