Adage n°15.1 : L'occasion est chauve / A. Leroy
Adage n°15.1.
Augustin Leroy
10/05/2020
D’ordinaire, un adage est lisible. J’aime beaucoup l’apparente illisibilité de celui-ci, dont le sens me glisse entre les doigts comme la lumière glisse sur la surface chauve d’un crâne, parce que son incohérence stimule mon désir de potentialiser ses significations, de jouer avec son sens.
Prenons l’adage au pied de la lettre. L’occasion est un moment opportun que l’on saisit à pleines mains. Mais l’absence de cheveux implique l’absence de prise, l’occasion glisse entre les doigts et file loin de celui qui a cru pouvoir en jouir. Raté.
Un éclat de lumière se reflète sur un crâne chauve, poli, dont le miroitement attire le regard au point qu’on veut s’en saisir, le posséder, tant et si bien qu’on se brûle l’œil dans le reflet. L’aveuglement momentané qui en résulte donne à l’occasion le temps de tourner au coin de la rue. Encore manqué.
Je n’arrive pas bien à me situer par rapport à ce qui est chauve. D’un côté, le mot convoque des figures de sagesse, principalement philosophiques, de grands fronts noués par la pensée, par l’angoisse qui agite leurs doigts arrachant par touffe une chevelure autrefois dense, épaisse. De l’autre, le chauve est celui qui cache par un toupet son néant capillaire, fait des coups en douce, profite, confond l’urgence et l’opportunisme. Ces deux directions du sens se rejoignent dans leur intérêt pour l’occasion. Tous deux cherchent à identifier, par une série de calculs, le bon moment, le premier pour réfléchir à ses conditions de possibilités, le second pour agir et tirer son profit de la situation. Les collapsologues réalisent le prodige de faire les deux à la fois.
Je crois que l’absurdité de cet adage tient à la tension entre l’hypothèse d’un pouvoir sur l’imprévu et l’impossibilité d’établir comme une vérité stable la valeur de l’occasion. Ce qui est à saisir pour l’un est à fuir pour l’autre. Pour les écologistes, la crise économique générée par l’irruption du Covid-19 est une invitation à changer les modes de consommation et de production ultra-nocifs contemporains. Pour les agents du néo-libéralisme, c’est le moment de faire sauter les barrières fragiles érigées par les Etats pour limiter la destruction de notre environnement – et leurs profits.
Quelle que soit la façon dont j’essaye de déployer l’image du « chauve », je bute sans cesse sur le sentiment qu’il y a de l’indécence à vouloir transformer une situation de crise en gain. Je refuse l’érection du pouvoir dans le carnage. S’il y a des occasions qu’il faut saisir, cela se soldera par l’apparition des cheveux blancs, voire la perte d’une part de son revêtement capillaire. Il faut dire que ce n’est guère civil de s’octroyer un droit sur un crâne, aussi chauve soit-il. Il y va de son intimité, de son inviolabilité. Ainsi des hommes de 1945 qui ont saisi l’occasion de réparer leur virilité de vaincus en rasant le crâne des femmes.
Alors il me reste les petites occasions, les petits riens : cultiver de très jeunes plants de basilic parce qu’on n’a rien d’autre à faire, ranger ma bibliothèque, regarder l’intégralité de la filmographie de De Palma. Ce ne sont pas des occasions mais des moments, des petites échappées dans le temps où la dureté lisse du monde est brièvement cultivable. Les fleurs y poussent, les crânes se regarnissent et je regarde l’occasion qui prend le large en me tournant les mèches.