Adage n°10.1 : Tout le monde sait.../ M.-D. Laporte
Adage n°10.1
Marie-Dominique Laporte
12/04/2020
La connaissance : innée, sans failles ? Et puis, selon moi, rien n’est plus tendu que la métaphore qui fait jouer les éléments.
Bon courage pour cette traversée , m’a-t-on écrit. A y songer en effet, sans prévenir, le vent nous a éloignés, un vendredi 13. Je sais que les marins sont superstitieux, que c’est une manière d’humilité chez eux, mais le vendredi 13 ne m’a jamais effrayée, au contraire. Le médecin, son masque, ses gants. Moi, j’appliquais sans retenue Quand on aime... : bien sûr, je serrais mon enfant contre moi, je l’avais embrassé au matin, je ne pensais pas encore Covid-19. L’appartement a appareillé pour la haute mer : la veille, deux ris, la ligne de vie, « Mayday » au cas où je contracte la forme grave. A six ans, on peut donner une position. Relais à terre. Tout le monde sait naviguer dans la tempête : s’abstraire dans la tâche, sans l’illusion d’un rêve de dernier recours. Seule plane l’ombre du manichéisme : quand la foudre tombe, on voit une ligne de partage – celui qui ne prend pas le risque de demander au guichet de la pharmacie du Doliprane, le rose, de le déposer sur le seuil, celles qui ravitaillent, laissent des fleurs, des simples à repiquer, pour continuer à nourrir la terre, surtout quand elle tue.
Les nuages vont à l’azur - ciel de traîne : tousser dans son coude, frissonner encore, s’endormir tôt, mais au réveil, lire ensemble, partager une orange en trois, improviser avec le souffle. C’est l’heure du temps calme : « Dis Maman, tu peux nous chanter la messe des morts ? » Bon sang. Les enfants savent naviguer. Je souris, les remercie en silence de cette musique pour ceux qui n’ont pas de toilette, de cortège, de poème, et dans mon for intérieur, je commence à pleurer. Je ne veux plus travailler de Requiem. Mozart, l’ami Pierre s’en va ; Fauré, Didier R., le père, puis la pandémie, l’égalité absolue des hommes, quoiqu’ils en disent. Pas une once d’air : c’est la pétole. C’est désormais que j’invoque le grand vent pour essayer de naviguer - vivre en épaisseurs, sans chercher à vivre, puisqu’on va mourir. Cela ne cesse d’affleurer à la conscience : apprendre à aimer les autres pour qu’ils se sentent aimés, sinon le calme ne serait que du vide.
Les côtes sont en vue : fin du bleu, retour des balises ; au ponton, cet amer que je n’attendais pas, sachant pourtant qu’il serait là, d’une façon ou d’une autre. Le pied se tend au-dessus du sol qui lève les interrogations : mon corps ne connaît plus l’équilibre, le sel s’est déposé partout sur ma peau ; j’ai l’impression, aussi, sur mes paroles. Lui, quelle a été sa traversée ? Quelle main tend-il ? Ai-je bien vu ? Evidemment, ses mots auront toujours le même goût, parce que je ne veux pas désespérer, de lui, ni d’eux, quoiqu’on leur fasse. Et tous ? Comment vont-ils ? Comment irons-nous maintenant ? C’est la Reverdie, la douceur de l’air, et un virus en guerre ; mais moi, j’ai encore des questions de vocabulaire, parce que je veux qu’on m’enseigne, dans ce temps calme aux particules de tempête, comment faire, à terre, marcher le bateau.