Abécédaire
Anne E. Berger
14/03/2015
Quand je pense « mère », je ne me figure pas la mère que je suis, ai été ou pourrais être : je pense (à) ma mère, « mamère ».
Les dictionnaires déclarent qu'une mère est une femme qui met ou a mis au monde un enfant. Les anthropologues nous enseignent que « mère » désigne une place et une fonction dans un système de parenté. Certains pyschanalystes du XXe siècle nous disent que « la mère » fait couple structurant avec « le père ». Un père, une mère, et surtout dans cet ordre : premier sexe, deuxième sexe. Voyez les banderoles de la « manif pour tous ».
Une génitrice met au monde un enfant. La famille est une institution sociale. Une femme se conjugue parfois avec un homme. Mais c'est l'enfant qui fabrique la mère, « mamère », la fictionnant en l'affectionnant, l'invoquant toujours en la révoquant parfois. Pour les enfants (d') humains que nous sommes, « mère » se conçoit et s'éprouve d'abord comme « mamère ». Qu'on ait (fabrique) une mère ou plusieurs, qu'on n'en ait pas ou plus, qu'on soit fille, garçon ou autre, n'y change rien. Croyons-en la littérature et les autres langages de l'art : Rousseau, Gorki, Proust, Bataille, Colette, Camus, Cixous, Almodovar et tant d'autres encore, nous disent, chacun à sa manière, chacun-e la sienne, tout sur mamère.
« Mamère » bouscule l'ordre prétendu de la grammaire. Ce n'est jamais complètement une « troisième personne », la personne de l'absente ou la non-personne, ni non plus simplement la « deuxième » personne (terrible egocentrisme du métalangage grammatical). Je parle encore à « mamère » en parlant d'elle, et elle me parle. Je la retiens et elle me tient depuis toujours dans le cercle de l'interlocution.
Car mamère est issue de « maman », celle que j'appelle en la nommant, maman, l'autre personne, l'Autre en personne, celle dont je mange le corps en le prononçant, mia-miam, bruit d'infans, qui me redonne mon enfance dans la langue, dans toute langue , semble-t-il. « Maman » n'est pas encore un nom (« nomos », la loi ou le non de « la mère ») ; c'est un son, un vocable onomatopéique délicieux, un proto-mot et très souvent, crois-je savoir, le dernier mot.
Quand je dis « Maman », il n'y a plus qu'elle et moi, moi seul-e avec elle. Exclusivité possessive (sans qu'on sache qui possède l'autre), redoutable parfois, que souligne et redouble en français l'homophonie du déterminant possessif et de la première syllabe de maman : mamaman. Mais si, dès que je dis maman, il n'y en a qu'un-e et nous sommes deux, mamaman n'exclut pas l'homme, tel homme, comme tel. Parfois, mamère est ma grand-mère, ma soeur, ma tante, plus tard même, ma fille, et parfois, c'est un homme, père, oncle ou grand-père — et pourquoi pas mère — dans l'ordre de la parenté. Et avant qu'on nous enseigne, voire nous oblige, à bien les distinguer, un « papa » maternel (i.e, qui répond au besoin de maman) fait pleinement partie de l'ensemble « maman ». Ne pas l'oublier.