Abécédaire
Brice Tabeling
29/11/2014
Conversation : il y a des gens qui ne croient pas en la conversation. Soit qu’ils ne la considèrent que comme un jeu, soit qu’ils lui assignent, de l’intérieur d’elle-même, un but, soit qu’ils n’y voient qu’une diversion, lui attachant, mais du dehors cette fois, des visées, peut-être inavouables. Moi, j’y crois. C’est-à-dire que je crois qu’elle n’a aucun intérêt, à l’intérieur ou hors d’elle, qui puisse ou qui doive la justifier.
L’autre soir, je parlais avec Y. (je ne sais pas de quoi, de Dieu peut-être). Elle était parfois souriante, le plus souvent très sérieuse. Moi, je disais continûment n’importe quoi. C’était une étrange conversation, intense et désinvolte, agréable. Elle avait du sens, ou elle n’en avait pas. C’était un pur moment dont je ne tire rien sinon qu’il a eu lieu dans la parole.
Le seul vers que je connaisse par cœur est de Tristan Tzara : « Je pense à la chaleur que tisse la parole autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous ». Je l’ai découvert à 15 ans. Depuis j’en ai appris d’autres mais je les oublie. Celui-là, non.
Au XVIIe siècle, le terme de « conversation » est incompréhensible. Il hésite entre deux sens mal ajustés : fréquentation et entretien. Par exemple, pour « converser », le dictionnaire de Furetière donne : « vivre ou parler familièrement avec quelqu’un ». Je ne vois pas comment on pouvait en faire usage sans risquer une demande d’éclaircissements.
Je n’aime pas les esthètes de la conversation, les galants, les précieux, les érudits, les amateurs de bons mots. Viser l’art par la conversation, c’est espérer trop de maîtrise pour un objet qui relève peut-être seulement du « vivre ». Il ne suffit pas de parler, même avec élégance, même avec ordre.
Il y a les conversations amoureuses. Le signe s’y affole, soit que chaque phrase suscite un vertige herméneutique, soit qu’à l’inverse, la signification s’absente et que seule subsiste la caresse du signifiant. On y est abandonné au nœud impossible entre désir et structure, à la grande aporie du « nous » qui est du verbe et qui n’en est pas. Toute conversation, plus ou moins vivement, a à voir avec ce « nous ».
Parfois, les conversations commencent par « Il faut qu’on parle ». Elles se terminent alors plutôt mal. On ne s’en étonnera pas : tant d’insistance sur le bord parler de la conversation est, pour celui qui veut encore les vivre, une atteinte au « nous » de la conversation. Mais de nulle conversation, je ne peux dire qu’elle se finit bien : elle est toujours ou trop courte, ou trop longue. Je n’ai pas de bonne mesure de la conversation. Pour moi, le dernier mot est toujours le mot de trop.