Abécédaire

 

 
Sentence n°1
 
 


Hélène Merlin-Kajman

01/06/2019

 

1. « Tous les hommes peuvent rire et pleurer » : majeure d’un syllogisme ; mais sentence si la mineure ne suit pas.

Le syllogisme invite au raisonnement. La sentence impose l’assentiment.

2. Au tribunal aussi on prononce la sentence. Cependant, même si l’on peut parfois faire appel, la sentence du tribunal, qui prend corps, a un caractère définitif que n’a pas la sentence verbale.

3. La sentence, dit Aristote, convient aux vieillards, pas aux jeunes gens. Ceux-ci puisent dans leur énergie inexpérimentée, ceux-là dans leur autorité ou leur prudence.

4. Bien sûr, il arrive pourtant que la sentence soit un appel désemparé au sens commun.

5. Dans la sentence, personne ne parle en personne. Elle est l’ennemie du dialogue. On ne peut que lui opposer une sentence plus puissante, ou la fragile exception d’un cas particulier.

On ne peut donc qu’en triompher, ou la bosseler et la faire boiter.

6. Celui qui la prononce s’expose peu. Il plie l’autre à sa parole ; quelquefois par jeu ; mais c’est un jeu qui piège, comme dans l’énigme ou la devinette dont la sentence est voisine.

À moins que l’autre ne se mette à jouer aussi ?

7. Pas de sentence sans les caractéristiques formelles qui lui confèrent son autonomie et sa clôture : présent gnomique, quantificateurs universels, etc. Investie pour elle-même hors tout souci rhétorique, la sentence se fait maxime.

8. La sentence a l’aplomb de la vérité générale. Mais il existe une autre espèce de sentence. Encore plus ronde, ramassée, surprenante, elle capture l’esprit d’un coup par le plaisir qu’elle lui donne.

De là vient que la sentence soit cousine du lieu commun tout autant que du mot d’esprit.

9. La sentence tire sa force de l’ingéniosité de sa signification et de la virtuosité de sa forme.

10. Dans toute citation flotte le fantôme d’une sentence.

Une voix un peu coupante, un contexte un peu opaque : et voilà que la citation se profère avec la mystérieuse inflexibilité de l’oracle.

10. « Les citations dans mon travail sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. »

Cette citation de Walter Benjamin fascine. Puissance au carré.

Les formes brèves envoûtent, pour le meilleur et pour le pire.

*
* *

— Vous n’aimez pas Benjamin ?

— Oh, si ! Mais pas sa méfiance en embuscade, quand elle le pousse à retenir la signification pour en majorer l’autorité.

— Vous n’aimez pas les citations ?

— Oh, si ! Quand on en libère le tremblement pour un partage.

— Vous n’aimez pas les sentences ?

— Je n’aime pas la sentence qui « dépouille ».

— Pourtant, que venez-vous de faire sinon de définir la sentence à coups de sentences ?

— Étaient-ce des coups ?

— Sinon ?

— J’ai voulu montrer tout ce qu’elle peut être, avec sa froideur, mais aussi son charme et ses possibles. Dès qu’on la décale un peu – vers la maxime, vers le mot d’esprit, vers le fragment, vers l’énigme – elle se met à flotter et à s’ouvrir... Il faut, même invisiblement, quelqu’un qui parle en personne...

— Un exemple ?

— « Nous arrivons tout nouveaux aux divers âges de la vie, et nous y manquons souvent d'expérience malgré le nombre des années. » (La Rochefoucauld)

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