Abécédaire

 

 
Nature n°2
 
 


Hélène Merlin-Kajman

04/05/2019

 

La plupart des langues indo-européennes ont un mot analogue (« natur », « natureza », « natura »…), du latin natura ; et la racine grecque physis donne quelque chose d’équivalent à « physique » dans presque toutes.

Comment pense-t-on la nature hors de l’Occident ? – Pour certains peuples, les animaux sont des hommes déguisés comprenant parfaitement ce que nous disons, tout comme les plantes. Philippe Descola explique que dans leur cas, le concept de « nature » n’a tout simplement aucun sens.

* * *

Mais pour l’Occident, voici quelques petits trucs en vrac que je sais qu’on a dit d’elle, et qui ne sont pas sans l’avoir partout façonnée.

A l’origine du monde, elle est toute bonne, et les hommes aussi. Elle donne ses fruits à profusion. Partout des pépiements d’oiseaux, partout des sources, des ruisseaux dont l’eau jaillit, pure comme du cristal…

(Tous les jardins en poursuivront la nostalgie.)

Mais l’Âge d’or, l’Eden sont perdus. Les hommes chassent, pêchent, domestiquent. Ils extraient les métaux. Ils fendent les mers. Ils ensemencent la terre. Ils commercent. La vertu change de style. La civilisation est dans les villes.

On extermine les animaux nuisibles, associant certains d’entre eux au vice, au diable, ainsi que certains sols et certains lieux (terreur des sables mouvants, des marécages, des gouffres, des forêts et des landes inhospitalières…).

La nature déchue n’est pas la Création (mais un dieu tient toujours la foudre en ses mains).

L’ermite se retire au désert. Il jeûne. Il respecte la moindre vie sur terre.

La solution est dans le monastère : un cosmos à soi tout seul.

Longtemps on croit que les « monstres » sont une erreur de la nature. Peut-être même la femme – on en discute. Au minimum il y a un excès de nature chez elle. La lune changeante, la mer et ses marées, partagent ses cycles de vent et de sang.

C’est qu’au-delà de la sphère des fixes, l’éternité est immuable. Cela ne remue pas du tout là-haut, et les âmes y sont bienheureuses. L’enfer est sous terre.

Verticalité de l’homme sur ses deux pieds, la tête tournée vers le ciel ! D’évidence, dit-on, il y a des êtres humains plus proches des animaux que d’autres (et ce n’est pas un compliment). Bien sûr qu’il faut des paysans pour nourrir toutes les bouches ; mais, courbés vers le sol, ils sont rustres, rustiques. Quant à ceux qui vivent nus, au-delà des mers : des sauvages.

On défriche, on fait des chemins et des routes, on crée des paysages. Par terre, par mer, on découvre des pays lointains. On les colonise. Ils ont des ressources naturelles qu’on ne connaissait pas. On les exploite, et la main d’œuvre avec. D’elle on fait même commerce parfois. Du sauvage à l’esclave il n’y a qu’un pas.

Au XVIe siècle, comme l’histoire humaine, l’histoire naturelle se sépare de l’histoire sainte. Elle a ses propres lois, et la terre tourne autour du soleil. On mettra du temps avant de comprendre qu’il faut la réintégrer dans l’histoire des hommes, tant ceux-ci sont intervenus sur elle. Le pétrole, c’est la nature aussi. Et les pétroliers font naufrage. Ces mélanges-là n’étaient pas prévus. Ni la fission de l’atome !

L’anthropocène commencerait au XVIIe siècle. Le concept fait problème ; mais qu’il existe est un signe.

Pendant tout ce temps, on progresse sur le plan scientifique : géologie, physique, astronomie, anatomie, biologie, et j’en passe... La nature devient une multitude d’objets, et on les connaît bien. Les os de dinosaures ne sont plus traces de géants mythiques : on recompose leurs squelettes. L’espérance de vie augmente.

On découvre l’évolution des espèces. On en tire des conclusions effroyables sur les races, les unes inférieures, les autres supérieures : on les dit naturelles elles aussi.

Heureusement, il y a des réussites vieilles comme le monde, des osmoses merveilleuses. L’abeille et le miel. La vigne et le vin. Le soin des prairies et des forêts. L’amitié des chiens, le compagnonnage des chats. L’art des vergers et des jardins. Le feu !

Et puis, il va y avoir Rousseau, le romantisme : on se sent en harmonie avec la nature, même déchaînée, même sublime. On se met à honorer les paysans, à aimer la campagne (on dérape très vite : notre sol, nos paysans, notre sang…). On perd son regard dans les nuits étoilées. On marche infatigablement dans les Alpes. On crée des cascades dans les jardins, des fouillis d’arbres, on désordonne les fleurs…

Plus tard, on va aimer bronzer, nager dans la mer, faire les vendanges… On se cherche partout des racines… Même, certains parlent avec des singes…

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Allez, on peut brusquer les étapes, parce que la nature, maintenant, va mal. Et pas qu’en Occident.

C’est à cause du climat, déréglé par l’homme.

Il ne suffira pas d’un retour à la nature, même si ceux qui décident séance tenante de la cultiver mieux sont les plus lucides de l’époque.

A la vérité, ce n’est pas vraiment elle qui va très mal, parce que « elle », elle n’est personne. Elle se passe très bien de son concept. Elle ne pense rien, elle ne sait rien, et elle continuerait sans nous. Pas mal amputée (c’est déjà le cas) - mais qui s’en apercevrait, une fois les derniers êtres parlants disparus ?

La question, c’est l’avenir de notre nature, celle dont notre vie, et la vie de quelques autres, ont besoin.

(Je sais, il y aurait bien quelques hordes humaines qui survivraient… Et peut-être que dans nos contrées, elles l’appelleraient encore « nature », ou quelque chose d’approchant…)

* * *

Quand j’étais enfant, on devait souvent s’arrêter pour nettoyer le pare-brise de la voiture, maculé d’insectes écrasés. Je ne savais pas qu’ils étaient la nature eux aussi.

Enfin, disons plutôt qu’en pleine nature, ce n’étaient pas eux qui me plaisaient le plus.

Maintenant qu’ils sont en voie d’extinction, je ne puis plus repenser à ce spectacle un peu dégoûtant sans en avoir le cœur serré…

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