Abécédaire
Hélène Merlin-Kajman
06/04/2019
1. J’appelle « oblique » ce qui n’est pas droit.
Le mot a un sens propre et un sens figuré.
2. Tu débutes aux échecs. Tu crois qu’il te faudra te méfier du fou. Mais le fou caracole et sa diagonale est facile à surveiller. Le cavalier bifurque sans crier gare. Oblique, c’est lui qui l’est.
3. La jupe en biais se prend dans l’oblique du tissu. Elle est paradoxalement le vêtement le plus facile à coudre et le plus simple à porter : il suffit de mesurer la taille de la personne, et le reste suit (beaucoup de chute cependant).
Mais si, dans un vêtement pris dans le sens droit du tissu, on intervertit la trame et la chaîne, le résultat sera désastreux : le vêtement gondolera.
4. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.
Mais on peut énoncer clairement ce qu’on ne conçoit pas du tout : c’est un phénomène désespérément fréquent.
On peut aussi énoncer obscurément ce qu’on perçoit obscurément, et que pourtant tout soit clair : cela s’appelle beauté, amour, intelligence.
Certaines pratiques se vouent à cette sorte de clarté-là.
5. Il est commode de distinguer sens propre et sens figuré d’un mot ; sens littéral et sens allégorique d’un texte. Mais les difficultés sont innombrables.
6. Qu’est-ce qui permet de dire qu’une parole est droite ? Où réside sa droiture ? Est-ce dans la sincérité du cœur ? Est-ce dans l’exactitude des mots ?
7. La parole divinatoire se tient dans l’oblique : les hommes projettent sur elle leurs désirs et s’imaginent que les dieux ont parlé.
Malheur aux interprètes si la bataille est perdue, la récolte gâchée.
8. La pire des obliquités, c’est lorsque la parole mensongère ou trompeuse a toutes les apparences de la droiture et de la clarté.
9. À soi tout seul, le langage ne possède aucune transparence.
Si les mots, les phrases, ne dérivaient pas sous l’effet d’aimantations multiples, les êtres humains ne communiqueraient que par signaux et réflexes.
10. Rien n’est plus oblique que le silence. Dans certaines circonstances, qui ne dit mot consent ; dans d’autres, un silence prudent marque le désaccord.
Mais rien n’est plus nécessaire aussi : car le silence est scansion, réserve, ponctuation. Traduisant toutes les émotions, il fait respirer le langage.
11. Le langage est profus. D’où son opacification toujours possible.
En jouer est, selon les cas, heureux, ou cruel ; relance, ou manipulation.
12. La timidité, les conventions, la honte, font parfois choisir la parole oblique. L’ardeur parlerait simplement si elle s’en donnait le droit.
Mais il arrive que la poésie serve l’ardeur bien mieux que la parole directe.
13. Les langages formels ne sont pas obliques. Mais on n’a jamais pu dire « je t’aime » avec une équation.
Un contrat n’est pas oblique. Pourtant même le droit s’interprète. Le désir déborde le langage, qui s’y prête.
La force imprègne le langage, qui s’y prête.
14. S’entendra-t-on ?
15. Les ombres qui s’allongent sont annonciatrices de l’automne. La lumière devient oblique sur les chemins. Alors surgit un puissant désir d’humus et de bruyères en fleurs.