Abécédaire
Michèle Rosellini
06/04/2019
La patience ne fait plus recette. Elle avait jadis pour se soutenir le temps long de la vie éternelle. « L’histoire de Job nous a été donnée comme un modèle de patience », enseignaient les dictionnaires. Sa vertu, jumelle de la constance, tenait à la capacité illimitée qu’elle offrait aux humains de souffrir la douleur, l’adversité, l’injustice « sans se plaindre, sans murmurer ». Pâtir sans limites pouvait être une épreuve désirable à qui espérait une récompense hors de l’ordre commun. La « Patience de Grisélidis » fut pendant des siècles une histoire exemplaire qui contait comment, contre toute vraisemblance, la soumission d’une épouse finissait par adoucir la rage persécutrice de l’époux. La patience triomphe de tout, certes, mais à condition de n’accorder de valeur qu’au dénouement, et de tenir pour rien la durée de la souffrance et l’humiliation de la passivité.
La compassion aujourd’hui appelle plutôt l’impatience. L’éthique ne nous porte plus à admirer l’endurance de nos semblables souffrants, mais impose d’agir pour ceux que l’injustice, la tyrannie, la folie des guerres, l’inégale répartition des ressources condamnent à la souffrance et à la mort. La prise de conscience de la précarité du monde empêche ceux qu’elle saisit de patienter dans l’attente du miracle ou de la catastrophe. La patience a perdu sa vertu. Si quelque littérateur fait encore son éloge, c’est comme disposition à la lenteur, frein secourable à l’emballement de nos existences stressées. Quant à son sens originel, il consonne désagréablement avec l’impassibilité.
Pourtant la maladie fait de nous, par une ruse du langage, des « patients » et, dans cet état, nous nous sentons mortels. Mortel, « chacun l’est pour soi », remarquait Arnolphe à propos de la mort du petit chat : réflexion moins comique que profonde si l’on considère que les animaux sentent l’approche de leur fin et savent l’attendre patiemment et solitairement (je revois ma vieille chatte supportant pendant des jours, dans la pose hiératique de sphynx, pattes repliées sous elle et regard lointain, le lent empoisonnement de ses reins bloqués). Les humains, que leur conscience terrifie, n’ont pas cette ressource. La langue encore le dit : mourir seul, c’est finir « comme un chien ». La souffrance du mourir, quand elle n’est pas rédimée par quelque espérance eschatologique, est pur scandale. Mais du cœur de ce scandale s’élève un appel vers l’autre, qui redonne sens et nécessité humaine à la vertu de patience : partager avec un mourant ce temps sans terme assigné qu’on nomme, bien inconsidérément, « derniers instants », c’est s’engager, en tant qu’être passible, en toute conscience de son égale vulnérabilité, dans le patient accompagnement du passage.