Abécédaire
Brice Tabeling
2/02/2019
1. Envie de crier « youpi ».
2. L’origine du terme est mystérieuse (du moins pour ceux qui aiment les mystères), susceptible de mille hypothèses (pour ceux qui aiment faire des hypothèses).
a. C’est une ligne droite : « jubilation » vient du latin jubilatio (cris, vacarme, chants joyeux), forme substantivée de jubilo (crier après).
b. Ce n’est pas une ligne droite : entre le verbe latin jubilo et notre « jubilation » s’interfère peut-être le terme hébreu yovel ( יובל, sonnerie de trompette) d’où viendrait, via le jubeleus latin, le nom commun « jubilé », célébration au cours de laquelle les dettes sont remises. C’est de ce terme que viendrait l’idée de joie.
c. Mais certains font dériver yovel et jubilo de la même racine indo-européenne -*yu (cri de joie). On pourrait alors écrire une belle histoire de retrouvailles linguistiques. Un peuple se sépare, les uns vont à Jérusalem, les autres à Rome. Puis, plusieurs siècles plus tard, tous se retrouvent et recréent sans s’en rendre compte des identités lexicales à partir du fantôme de leur langue commune : je traduis ton yovel en jubeleus qui finit par modifier mon jubilo dont ton yovel était en vérité le frère. On dirait un dénouement de comédie classique. Cela donne presque envie de crier « youpi ».
3. L’usage aussi est mystérieux. Les dictionnaires précisent que le terme est familier, voire très familier. Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 écrit qu’« il ne se dit qu’en termes de plaisanterie ». Le Furetière précise que son usage se limite à certaines « phrases populaires » (« enfants de jubilation », « maison de jubilation »). Le Robert (1970) maintient la familiarité de « jubiler » mais la retire à « jubilation ». Je suis tout à fait sourd à cette familiarité : j’aurais volontiers classé « jubilation » et ses dérivés dans le registre soutenu.
Est-ce que cela s’explique, un usage ? Seulement si l’on est naïf et que l’on refuse les mille arbitraires de la langue. Soyons naïfs !
a. Première hypothèse de la familiarité du terme : la proximité du nom de « jubilé », la cérémonie initialement juive qui finit par indiquer, dans le christianisme, un moment d’indulgence générale décrété tous les cinquante ans par le pape, puis par extension le cinquantenaire de toutes choses. « Jubilation » pour dire « extrême joie », c’est un peu comme si on écrivait « il éprouva une véritable retraitisation/mariagisation », faisant usage du nom de l’événement (retraite /mariage) pour évoquer les émotions qui lui sont liées. Une telle dérivation métonymique qui, par ailleurs, ignore la solennité papale de l’affaire pour exprimer uniquement le plaisir qu’elle procure, je peux comprendre que cela ne se dise qu’en plaisantant (un peu comme « C’est la bérezina »). Bien sûr, ce sentiment de dérivation (scandaleuse) est infondé puisque « jubilé » (le nom) et « jubilé » (la forme verbale) sont homonymes et non pas dérivés d’une racine commune – dans un récit étymologique pour le moins. Dans l’autre…
b. Deuxième hypothèse : la trace onomatopique, la présence du « youpi », du « -yu » dans la langue. Dire « Il jubile » comme on dirait « il youpise » ou « il fait yo yo yo ». Ne pourrait-on ainsi comprendre que c’est la présence nue de l’émotion – la joie – qui, déréglant la capacité de signification du logos, rend le terme familier ? Entendez-vous le devenir-babil du langage dans « jubilation » ?
4. Tous ces histoires sont lacunaires et, sans doute, futiles. On peut les refuser. On peut aussi leur faire accueil en remarquant que, aussi sautillantes soient-elles, elles donnent tout de même accès à un sens important de « jubilation ». Le trajet argumentatif est troué, les conclusions douteuses mais, voilà, si l’incertitude du parcours empêche que l’explication ne soit davantage qu’approchée, n’est-ce pas précisément aussi cela la jubilation : le sentiment provoqué par l’imminence de la rencontre, l’émotion face à l’arrivée de la merveille ? Autrement dit et encore : la sensation de l'instant mystérieux qui précède (et mène à) la pensée finie ?