Abécédaire

 

 
Baiser
 
 


Boris Verberk

06/10/2018

 

 

Un geste étrange au cours duquel on presse ses lèvres – sur une main, un pied, une oreille, une paupière, un front, une nuque ou d’autres lèvres.

Il se distingue de la bise qui, elle, ne se donne qu’à peine sur la joue, presque en l’air, et qui n’en dit pas tant – bonjour, au revoir. Elle fait pourtant parfois plus de bruit.

Le baiser intervient quand il n’y a plus rien à dire ; quand on ne sait plus quoi ajouter mais que tout n’a pas été dit. Il peut alors surgir comme une évidence pour exprimer ce qui manque, du bout des lèvres. Tout arrive alors très vite. Qu’elles s’unissent pour un instant ou de longues minutes, qu’importe, c’est la vitesse avec laquelle une bouche muette se précipite pour exprimer ce qui manque. Baiser volé plus que donné, assez intrépide pour oser passer au-delà de tout ce qui est si difficile à formuler. On n’a pas le temps : on nous attend, le train va partir, il faut se quitter, mais il reste tant à échanger. Il faudrait une vie pour déployer toute la complexité qu’il y a dans ce geste si bref. On reste étonné, outré, reconnaissant ou ravi.

Outre ces premiers baisers à l’audace enfantine qui surviennent dans l’urgence, il y a ceux qui se dégagent prudemment. Portant le poids de tout ce qu’ils ont à délivrer, de la crainte de ne pas être reçus ou du désir, les lèvres s’avancent lentement. Dans l’instant qui précède, les souffles se mêlent le temps d’un sourire.

Et puis tant d’autres, qu’énumère Maurice Chevalier en ouverture de Love in the afternoon – ceux de la rive gauche, de la rive droite, d'entre les rives, de jour, de nuit ; des bouchers, des boulangers, des croque-morts, en mouvement ou sans un geste, ceux des chiens, des touristes, des généraux, parfois même des existentialistes, des jeunes et des vieux ; les baisers licites et illicites...

Le baiser ne dit pas l’amour. Après tout, nous avons les mots pour l’exprimer. Il a sans doute plus à voir avec l’envie de s’unir à l’autre. Une union qui se modalise de bien des manières : réciproquement, en baisant les lèvres ; ailleurs, de la tête aux pieds, avec toutes formes de déséquilibres, du paternalisme à la révérence.

Cette envie de ne faire qu’un se retrouve aussi dans le baiser fraternel socialiste. L’union des peuples s’y superpose à l’étreinte des représentants des démocraties populaires. Il y a pourtant là quelque chose de dérangeant, qui rappelle le baiser qu’échangent certains parents avec leurs enfants. Comme si cette union-là se faisait en dépit d’un gouffre trop grand. Mon Dieu, aide-moi à survivre à cet amour mortel, peut-on lire sur les restes du mur de Berlin sous une reproduction du baiser qu’échangèrent Brejnev et Honecker.

Il est dès lors moins étonnant que ce même mot signifie vulgairement faire l’amour. Mais alors, euphémisme, litote ou même métonymie ? S’agit-il d’utiliser la douceur du baiser pour atténuer un acte odieux ; ou de faire entendre, même dans la langue vulgaire, toute la portée de l’union des corps ; ou encore de laisser entendre que l’union des lèvres anticipe celle des corps ? Après tout, si l’usage du verbe est devenu vulgaire, sa connotation doit-elle déborder sur ce qu’il dénote ? « Litote », ai-je envie de dire. Le baiser comme la baise renvoient à ce même désir de ne faire qu’un, avec une innocence sulfureuse.

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