Abécédaire
Augustin Leroy
23/06/2018
J’ai toujours pensé que la vadrouille était une aventure, possible dès qu’on prend la route sans fixer un point ni une heure d’arrivée. Vadrouiller, faire du stop, partir à la mer, abandonner les GPS, se soustraire aux attentes, à l’attente. Zoner.
J’apprends cependant en farfouillant sur internet que la première occurrence recensée par le dictionnaire date de 1678 et signifie « Balai fait de vieux morceaux de cordages fixés au bout d'un manche, utilisé pour le nettoyage du pont d'un navire ». Rien à voir a priori avec mon idée de départ, issue du sens courant que l’usage a conféré au mot et qui est associé à une pratique de l’errance plutôt joyeuse et insouciante. Pourtant, mon imagination s’empare de cette scène qui s’ajoute et supplémente désormais mon rapport à la vadrouille. Je pense aux corps salés des vadrouilleurs trimant au soleil, sous les ordres d’un capitaine borgne qui les chargeait de nettoyer à grands coups de vadrouilles le sel que la mer et le vent déposeraient sur le pont. J’ignore complètement la réalité des conditions de vie des marins au XVIIesiècle mais j’aime depuis l’enfance les romans de piraterie, les récits de naufrage et d’adieux. Ma prochaine vadrouille aura en mémoire un balai – et mes vieux morceaux de jambes fixés au bout d’un torse balaieront le sol.
Poursuivons l’errance. En 1866, l’argot a fait de la vadrouille une « femme de mœurs légères, prostituée ». Cette fois, l’imagination entre en conflit avec ma pudeur. Je répugne à imaginer ce qu’il y aurait de commun entre un balai et une prostituée, ou plutôt, je répugne à dire ce que me suggère mon imagination. Moralisme ? Peut-être. Toujours est-il que cette répugnance signale qu’une définition demande de l’auteur qu’il s’engage comme sujet. Nous sommes bien loin d’un désir prétendu d’objectivité scientifique. Le sens n’est pas donné, il est cheminement, navigation, louvoiement. Le cap choisi est aussi une décision éthique.
Ma définition me parait d’ailleurs être à l’image du sens argotique du mot vadrouille. Provenant possiblement du mot « drouille » en patois lyonnais, qui désigne de « vieilles hardes », je trouve que les lambeaux de sens que j’essaye de tisser ensemble collent mal. Comme une loque faites de vieux morceaux de cordages que l’usure défait.
Par extension, le mot argotique a donné le verbe « vadrouiller » ou « faire la vadrouille » qui signifie « sortir à la recherche d’amusements », en particulier en quête de débauche. La retraite de Russie ou la traversée du Rubicon ne sont pas des vadrouilles. La vadrouille envoie valdinguer à tout venant l’héroïsme du voyage. Il ne s’agit pas d’être à l’heure de l’Histoire mais d’aller au rythme des plaisirs et de l’imprévu. Le mot est alors familier, tout proche, fréquentable du fait même de son parfum de mauvaise vie.
Peu à peu, je reviens à ma définition initiale. Il s’agit en effet de se soustraire à l’attente en évitant d’arriver. Qui vadrouille n’est jamais en retard parce qu’il sillonne le présent, se rapporte au temps comme pur contemporain. C’est peut-être une différence avec le temps de la transition, qui oscille entre la joie du provisoire et la conscience d’une déchirure entre les comptes que demandent l’Histoire et le mouvement continu et insouciant du devenir. Inversement, là est le risque de la vadrouille : oublier l’Histoire par crainte du temps disjoint et de son rythme césuré.
En un mot, la vadrouille est le rythme continu des marcheurs qui vont sans inquiétudes. Mon dictionnaire impropre atteste d’ailleurs d’une figure canonique, un témoin de la Passion de la vadrouille : ce joyeux pirate auto-stoppeur qui, allant à la mer en habits de prostituée, saluait au passage la belle mamie de Virginie.