Abécédaire
Hélène Merlin-Kajman
09/12/2017
J’écarte mes souvenirs. Je sais bien qu’ils vont se précipiter. Mais pas tout de suite. C’est trop facile, trop balisé.
Au mot je demande ses antonymes. Un seul me suffira. Un fil.
Le premier qui me vient à l’esprit est d’une évidence criante : « oral ». Il me convient. Il m’ouvre tout, d’un seul coup.
L’écriture fixe la parole et la communique sans la voix. Une immense aventure commence. L’humanité fait du monde un livre, et voici la première qui se tourne. Les autres désormais s’écriront.
Mais c’est que l’écriture reposait déjà dans la langue, dans sa grammaire, sa structure : si l’oral ne s’y était pas prêté, comment aurait-on jamais pu l’écrire ?
On parle parfois comme on écrit.
On écrit parfois comme on parle.
Il arrive que la grammaire devienne très sensible, presque palpable : l’enfant en train d’acquérir le langage corrige spontanément ses anomalies (« Nous peindons », tellement plus logique que « nous peignons ») ou la rétablit en son empire là où elle n’est pas : « Tu viens, on va se promener à Mondoré », lui dit l’adulte. Le lendemain l’enfant l’interroge : « Aujourd’hui, on ne se promène pas à ton Doré ? ».
Le topos de la page blanche m’agace.
Je me souviens des modèles soigneusement tracés sur les cahiers d’écriture : leur présence ne me laissait pas seule. Je me souviens des mines de crayon qui cassaient à force d’appuyer et des plumes qui s’écrasaient dans un jaillissement d’encre. Et des pâtés. Et des pleins et des déliés.
J’aimais l’odeur de l’encrier et la beauté des plumes et des porte-plumes.
Grâce à mes fils, mon écriture est redevenue un peu lisible quand j’ai à mon tour écrit en rouge des modèles de lettres pour qu’ils en fassent des lignes…
Rien ne me fascine davantage qu’une écriture que je ne sais pas lire, sauf dans les pays où elle a cours et où la panique me prend.
J’aime me réciter leurs différences : écriture cunéiforme, hiéroglyphes, écritures alphabétiques, consonantiques, syllabaires, idéogrammes, calligrammes, pictogrammes…
Je me souviens de mon père marchant dans la rue et, parfois, sortant n’importe quel bout de papier de sa poche, et son stylo. Les mots agitaient ses lèvres d’abord. Il s’arrêtait pour écrire, le bout de papier dans sa paume, le stylo dans l’autre. Sa plume en or, toujours épaisse, appuyait sur certains jambages, puis se précipitait sur d’autres parties des lettres. Il pestait souvent contre lui-même parce qu’il ne parvenait pas toujours à se relire. Il était journaliste, devait rendre l’article pour le lendemain. Le soir, très tard, on l’entendrait dicter son papier à une sténo. Le mot « alinea » me fascinait. Je m’endormais au rythme égal de sa voix qui énonçait la ponctuation, articulait les mots, prenait garde à bien les détacher.
Il écrivait des nouvelles. Il les dictait de la même manière à ma mère qui les tapait à la machine. Vers quinze ans j’en fis autant. Puis j’eus accès à cet objet imposant. Je tapais sur les touches comme une sourde, avec deux doigts.
Une petite sonnerie annonçait la fin de la ligne. Un levier ramenait le chariot pour continuer à la ligne suivante. Parfois deux barres à caractères se coinçaient lors de la frappe. Il fallait les séparer avec douceur en soulevant le capot. Il arrivait qu’elles cassent. L’oubli d’une lettre demandait un art d’équilibriste pour essayer de la réintroduire à sa place sans recouvrir l’une de ses deux voisines. Chaque erreur de frappe était un cauchemar. Et quand on les avait accumulées sur la page, on arrachait la feuille avec dépit et on recommençait…
Avec tout cela, on avait le temps de penser au langage…