Abécédaire
Jules Brown
03/06/2017
Il y a eu un moment, l’année dernière, où j’ai eu le sentiment qu’il n’y avait plus de lieu. Ça m’est tombé dessus comme ça. C’était quelques jours après l’élection de Donald Trump et je lisais (obsessionnellement) toutes les analyses post-électorales disponibles en ligne. La plupart étaient brillamment argumentées mais aucune ne me satisfaisait – au contraire, sans bien savoir pourquoi, toutes sans exception m’irritaient profondément. Au bout de plusieurs heures passées à éplucher la presse, j’ai fini par dire : « c’est fini, il n’y a plus de lieu ».
(Je sais que je dois définir « Topique ». Ça arrive, ne vous inquiétez pas)
« Il n’y a plus de lieu » : une telle phrase paraît très obscure (et très ampoulée) mais, dans le contexte, elle faisait sens. Je venais de finir la lecture d’un article sur le Web qui détaillait la sociologie du vote pro-Trump – blanc, faible niveau d’éducation, bas revenus – et l’interprétait comme une conséquence d’un oubli historique par le parti démocrate des classes populaires. Cet oubli – cette « trahison » disait l’article –, le résultat catastrophique de l’élection en était le prix.
Ce n’était pas un commentaire très original. On retrouvait ce genre d’analyse un peu partout. Mais qu’est-ce que cela voulait dire « classes populaires » ? A la limite, cela aurait eu un sens politique s’il y avait eu un ensemble de revendications énonçables fondées sur des besoins identifiables qui repèrent une partie de la population par rapport à une autre, revendications que Trump aurait, par hypothèse, davantage portées que Clinton. Mais sérieusement, qui croit que c’est le programme « populaire » de Trump qui a séduit ses électeurs ? Qui prétendra d’ailleurs que ce soit la formulation d’énoncés sociopolitiques qui l’ait porté au pouvoir alors qu’il se confirme qu’il est intellectuellement à peine capable de produire une suite d'énoncés qui fasse sens ? Je veux dire : si « classe populaire » signifie seulement les pauvres peu éduqués qui ne savent pas ce qu’ils veulent et qui votent n’importe quoi et parfois contre leurs intérêts, alors je ne crois qu’une telle catégorie ait le moindre sens politique (sinon celui d’un mépris de classe).
Face à mon ordinateur, je m’interrogeais : quels éléments nous restent-ils pour déterminer des identités sociopolitiques ? « Ouvrier », par exemple, c’est pas du tout un niveau de revenu ou d’éducation mais une activité que définit un rapport à la machine et de là un rapport hiérarchique – autrement dit : c’était une place dans l’atelier par opposition aux bureaux où travaillent les cadres. C’est encore une position dans un collectif que celui-ci soit un syndicat ou le groupe qui va prendre un verre après le travail. Bref, de nouveau, une affaire d’espaces : le local (et la manif) ou le café (voire le quartier). A la limite, on peut étendre le raisonnement à toutes les identités sociopolitiques : « citoyen », « peuple », « bourgeois », « commerçants », « artisans », « paysans » etc., à chaque fois, c’est d’abord une histoire de lieu, partiellement fantasmé mais aussi, nécessairement, partiellement réel, c’est-à-dire déterminé et déterminable (l’espace public, la place publique, l’appartement, la boutique, l’atelier, le champ).
Or, pensais-je en cliquant frénétiquement sur mon écran, aujourd’hui, c’est quoi le lieu du sujet politique ? Celui-là, qui dénonce sur twitter le complot ourdi par la fondation Clinton et qui, le lendemain, s’en va troller le site du New York Times, de quel lieu est-il ? Et ce quinquagénaire blanc, chrétien fervent, qui vit dans l’Ohio et collectionne les fusils d’assaut, dans quel lieu a-t-il bien pu tomber d’accord avec ce jeune latino vivant à Miami, homosexuel et amateur de kitesurf, pour dénoncer avec lui l’attitude scandaleuse et suspecte du patron du FBI ? « Il n’y a plus de lieu », pensais-je alors.
(Voilà, je passe à « Topique »)
On le sait : « topique » vient du grec « topos » qui veut dire « lieu ». Mais chez Aristote, le terme n’a rien à voir avec les locaux des syndicats ouvriers ou les quinquagénaires de l’Ohio : il désigne les « lieux » d’où proviennent les éléments d’un enthymème (une partie d’un syllogisme, pour aller vite). Par exemple, une topique évoquée par Aristote est celle qui réunit les arguments sollicitant un élément accidentel d’un sujet, une autre regroupe ceux qui dérivent le propre d’un objet, que ce propre soit relatif (l’âme pour le corps) ou essentiel (l’homme comme animal civilisé). Bref, « topique » est une catégorie qui permet à Aristote de se livrer à son jeu favori : faire des listes. Cela pourrait d’ailleurs constituer une très bonne topique qui caractériserait assez justement le style aristotélicien : les arguments qui se prêtent à une liste. Par contraste, on dira que la topique de Nietzsche, c’est plutôt les arguments qui dérivent d’une généalogie critique (ou, ce qui revient un peu au même, les sujets sur lesquels on peut taper à coups de marteau).
A cet égard, la « topique » est elle-même une topique : elle prend place aux côtés de tous ces termes qui sont des figurations spatiales d’objets pourtant parfaitement abstraits et donc sans étendue. Pour Aristote, « topique » permet de spatialiser le raisonnement dialectique ; chez Freud, « topique » permet de cartographier la psyché. En somme, la topique est un effort pour dessiner des rapports : elle institue un espace (une topique) dans lequel des rencontres sont possibles, et par là je veux dire formulables (pensables). Par exemple : les topiques aristotéliciennes figurent (ou inventent, ou tracent) un rapport entre chaque élément qu’ils regroupent (le propre relatif, le propre essentiel etc.). Ou encore : la topique de la liste associe les éléments qui sont listés (et parfois selon des rapports qui ne sont pas très clairs mais malgré tout, du fait de la liste, ils appartiennent pour un moment à un même paysage, à un même lieu). Il n’est pas sûr qu’on puisse penser sans topique, c’est-à-dire hors lieu. Même Utopia est un lieu.
Mais y a-t-il une topique du « sans topique » ? Ceci est une devinette. On peut la poser d’une autre manière encore : y a-t-il un rapport entre l’élection de Trump et la topique aristotélicienne ? Un rapport, autrement dit : une topique.
NB : C'est grâce aux cours de Patrice Loraux (sur la « Topique d'époque ») disponibles en audio sur ce site que j'ai pu écrire ce qui précède sur la topique (et les listes d'Aristote).