Abécédaire
Michèle Rosellini
01/04/2017
Locutrice du siècle dernier, je m’étonne de l’emploi actuel du mot « obole ». Comment est-on passé du détail curieux de l’histoire ancienne à la métaphore désignant en langage médiatique la contribution des particuliers aux entreprises humanitaires que multiplie un monde en crise ? Charron n’avait pas besoin de financement alternatif pour soutenir sa petite entreprise de passeur : la modeste pièce de cuivre dont le défunt était muni n’était qu’un paiement symbolique, la preuve minimale que son entrée au monde des morts avait été célébrée en bonne et due forme. Du sens premier du mot à sa résonance présente il faut donc supposer un parcours sinueux. Les dictionnaires l’attestent.
Quand la toute jeune langue française adopte le mot en le dépouillant du rituel, c’est au sens superlatif d’infime valeur monétaire : la formule « n’avoir ne obole ne denier » traverse tous les genres d’écrit du Moyen-Âge à la Renaissance, et Rabelais exploite sa puissance proverbiale quand il se moque des mauvais chrétiens louant Dieu de ce qu’« un million d’or lui est aussi peu qu’une obole ». Trois siècles plus tard, Balzac témoigne encore de cette constance sémantique par l’exclamation indignée qu’il prête à l’usurier Gobseck : « puis-je décemment […] prêter une seule obole à un homme qui doit trente mille francs et ne possède pas un denier ? » Mais déjà le XIXe siècle catholique et bourgeois a cristallisé sur le mot ses élans charitables : Lamartine multiplie la rime « obole »/ « console », et Hugo s’indigne de l’inconséquence de la foule qui « court à quelque idole, / Et jette en passant une obole / Au mendiant triomphateur ». L’« obole » devient alors définitivement synonyme de « petite aumône » et, immobilisée dans cet emploi, elle n’a pu que vieillir. Mais n’est-ce pas précisément cette consonance désuète qui plaît aux médias, volontiers enclins à faire de la langue un usage décalé ? Sous son air vieillot et débonnaire, le mot « obole » apaise d’emblée l’inquiétude qui pourrait saisir le donateur en puissance à l’idée que son don pût participer à une économie qui se nourrit de la précarité qu’elle prétend combattre.
Comment se fait-il donc qu’un mot si suspect me vienne à l’esprit quand je donne une pièce à un « sdf » assis ou agenouillé sur le trottoir ? Rémanence à mon insu de la charité bourgeoise bien pensante, que je reverserais sur les oubliés de l’aide humanitaire ? Mais sa disconvenance à la situation présente suffit à disqualifier l’obole-aumône : le « mendiant » familier de mon enfance s’est démultiplié en individualités inassignables, dont la détresse m’est de plus en plus impensable. Si bien que j’en viens à me demander si la pièce que je glisse hâtivement dans le récipient sans nom – qui n’est plus ni sébile ni casquette, ni quoi que ce soit de repérable dans l’économie bien ordonnée de la charité à l’ancienne –, et dont il est improbable qu’elle assure à cet être grelottant sous sa mince couverture une survie honorable, n’est pas plutôt une réminiscence parodique du jeton de Charron. Loin de lui garantir un passage définitif dans l’au-delà, elle ménage son maintien précaire dans un en deçà du monde des vivants, que nous évitons d’autant plus de penser qu’il nous est en permanence visible.