Abécédaire
Augustin Leroy
18/03/2017
Là où on part.
C’est là-bas qu’il faudrait partir parce qu’une fois là-bas, il suffirait d’une vague un peu plus énergique, d’une brise qui dévoilerait la sympathie du corps et du cerf-volant, d’un élan de sel mêlé à la plainte des mouettes, pour réunir le ciel et la mer à la faveur d’une ligne de fuite.
Pour les Anciens, la ligne de fuite marquait un point de chute. La terre, plate et bordée de mers, finissait sur le vide, à l’horizon. Pour nous, c’est la fin qui avance, depuis les nuages amoncelés à l’ouest.
Prendre la mer, prendre le large, un bon bol d’air iodé contre un ras-le-bol général.
Mode d’emploi : trouver un rond-point, lever le pouce et demander à la première voiture qui s’arrête, la mer je vous prie, ou encore sauter dans un train sur un coup de tête, avec ou sans ticket valide, straight to the sea, parce qu’ils y seraient bien allés, quelques jours, quelques heures, pour toujours, compter les vagues et noyer leur regard dans l’harmonie continue du ressac.
Puissance d’immensité du monosyllabe.
Espace du voyage et territoire du songe où séjourne, nous dit Baudelaire, « le pauvre amoureux des pays chimériques / ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques », qui prendrait volontiers des récifs pour des paradis. Du rivage au mirage, la différence est d’une lettre, mais c’est dans ce jeu que migre l’imagination, pour ceux qui partent, pour ceux qui restent, entre le mouchoir de tissu blanc et l’œil mouillé des hublots.
La durée de la mer se calcule en fonction du mouvement des eaux aimantées au chemin de la lune. Chaque jour, elle monte, s’étale, puis descend, à des degrés divers, mais jamais à la même heure. Sur les rivages, les montres sont inutiles : mon temps s’accorde aux respirations des marées, au flux de la montée des eaux qui ont écroulé falaises et châteaux de sable, au reflux qui découvrira les roches, les algues, les huîtres, les anémones qui font frémir au toucher, les trous à crevette (nichés sous les goémons) et l’habitat des crabes et des homards. Tout y serait si simple : se lever avec la mer, la suivre en pêchant le repas, rentrer, préparer, laver, rincer, cuisiner, et se coucher dans l’attente de la prochaine marée.
Au loin passeraient les vaisseaux à l’humeur vagabonde.
Mer/amer, l’écueil un peu lourd de la poésie marine en rime. Pourtant, j’éprouve bien cette tension entre la promesse de l’infini et le constat d’une impuissance. Le vent, qui porte les odeurs et les embruns, qui gonfle les voiles et décoiffe les visages, charrie aussi des nouvelles de mort enroulées comme des algues là où se brisent les vagues. Les phares, qui veillent à guider le pied jusqu’à la terre, sont aussi l’œuvre des naufrageurs qui attendaient l’arrivée des voyageurs pour les dépouiller.
Les raz-de-marée, le tumulte sans parole qui enfle quand l’immensité pousse sa plainte indomptable et sauvage. Ou le rythme des vagues qui s’éternise en une douce, langoureuse et sensuelle berceuse.
Duras disait : « en 2000, il n’y aura plus de voyage, il restera la mer, quand même, les océans. Et puis la lecture ». La mer, la lecture : tempête de l’imagination.