Abécédaire
Brice Tabeling
21/01/2017
1. Haut parler, parole d’appel.
2. Au bout de l’éloge, il n’y a pas de décision à prendre. De ce décrochage par rapport aux genres délibératif et judiciaire, on pourra déduire un affaiblissement des visées persuasives au profit de l’esthétique et, de là, peut-être, une sortie partielle de l’éloge de la rhétorique.
3. L’éloge, nous dit Aristote, ne porte pas sur les personnes mais sur les actes. L’acte est bien sûr un indice des vertus de la personne ; on peut parfois en faire l’économie (et parler directement de la personne) mais il est toujours sous-entendu, toujours le premier objet de l’éloge. En ce sens, si l’éloge ne vise pas l’action (la décision judiciaire ou politique), il est ce qui l’inscrit dans le langage.
4. Nulle assemblée face à l’éloge nous dit encore Aristote, mais un spectateur (θεωρός), quelqu’un qui voit plutôt que quelqu’un qui juge (δικαστής). Le public n’est pas la visée de l’adresse, non plus qu’au théâtre quand un personnage en interpelle un autre. Dans un éloge funèbre, on s’adresse au mort « directement, tout droit », dit Jacques Derrida, « parce que tout langage qui reviendrait vers soi, vers nous, paraitrait indécent, comme un discours réflexif qui ferait retour vers la communauté blessée, vers sa consolation ou son deuil » ( Adieu à Emmanuel Levinas). C’est, davantage qu’une fiction utile, le signe d’une adresse presqu’impossible.
5. À qui parle Bossuet dans ses éloges funéraires ? On ne sait pas bien. Aux chrétiens ? Aux pécheurs ? « Vanité ô vanité, tout est vanité », « La grandeur est un songe, la joie est erreur, la jeunesse une fleur qui tombe, et la santé, un nom trompeur » : ces paroles filent tout droit, peu importent les interpellations tonitruantes. Bien sûr, ces moments du discours ne relèvent pas de l’éloge proprement dit mais ils sont significatifs de la position de la parole dans laquelle l’ensemble du discours prend place. De sa chaire, l’orateur surplombe l’audience et ses mots ne redescendent pas : ils planent, parallèles à l’assemblée.
6. Et de qui parle-t-il ? Là encore, on hésite. Il parle de la vie d’Henriette d’Angleterre, de celle d’Anne d’Autriche, des aventures du Grand Condé. Il parle de leur vie comme actes. Le retour vers le défunt (sa personnalité, ses vertus, ses défauts) est incertain : ce qui frappe, c’est bien plutôt la lente et endurante poursuite des actes par les mots, une chasse obstinée et ensorcelante par laquelle le verbe tente de s’approprier la vie qui s’est échappée.
7. Il la capture, l’embrasse, et l’absorbe. Quand l’orateur se tait, il n’y a plus qu’une suite de hauts mots et de périodes majestueuses : il ne reste rien de la vie, de sa matérialité familière et de ses soupirs inquiets. Le cadavre a disparu.
8. Nous tenterions, à partir d’Aristote, cette distinction : un éloge n’est pas un compliment car celui-ci qualifie la personne et il est en général adressé (d’où les soupçons de flatterie, d’hypocrisie). L’éloge parle des actes et son adresse est flottante.
9. Sur la scène de l’éloge, je suis un enfant. J’ai le regard levé vers un aîné dont je ne distingue pas nécessairement le visage (c’est une institutrice, un inconnu, mon père) mais auquel je reconnais une autorité. C’est un espace abstrait où importe surtout la disposition (géométrique) des êtres et des choses : une voix venue d’en haut, un propos qui parle d’accomplissement et de sens et qui refuse de redescendre, et moi qui regarde la parole flotter.
10. Quand l’adulte fait un éloge à l’enfant (pour un poème, un bon geste, une performance sportive), il lui découvre un monde d’actes et de valeurs dont le moi, ses angoisses et ses frissons, ont disparu (parce qu’ils ne sont pas en question). C’est un monde de pur langage. Et c’est un pur fantasme.
11. Il est difficile de parodier un fantasme sans récupérer, d’une manière ou d’une autre, le charme de ses images. Même Sganarelle, quand il fait l’éloge du tabac à l’ouverture de Dom Juan, ne peut, me semble-t-il, échapper à une certaine grandeur. L’éloge sera au maximum paradoxal, c’est-à-dire non pas seulement contre les évidences communes mais incertain dans son sens et ses visées, flottant entre la satire et l’admiration.
12. Dans Le Corbeau et le Renard, l’indice de la flatterie, c’est la position du renard. Il est trop bas, le corbeau aurait dû s’inquiéter d’un encomiaste qui ne sait pas monter aux arbres, si résolument incapable de s’élever. C’est toute l’ambiguïté des « éloges du Prince » (chez Balzac, chez Montaigne) : on exprime sa bassesse face à la majesté mais en même temps, on lui fait la leçon. Ce qu’on célèbre du Prince, c’est ce qu’il devrait être, un rêve qui surplombe le destinataire apparent, lequel peut parfois s’inquiéter : « Mais je me fais enguirlander là ? ».
13. « Entre ici Jean Moulin ». Tout éloge est une parole d’appel : c’est une invitation à s’élever par langage, à devenir récit, épopée, exemple, image, modèle, histoire, symbole. Si la langue y est en général majestueuse, c’est qu’elle est le premier pas de la transformation du destinataire en fantasme, le premier indice de l’abandon du corporel. Tout éloge a ainsi quelque chose d’un peu solennel, de grand dans son style. Même minuscule, c’est, pour tout vivant, le geste d’une transition possible vers la valeur.