Abécédaire
Hélène Merlin-Kajman
22/10/2016
À propos du mot et de sa datation donnée par le Robert (« vers 1980 »), Alain Rey, co-responsable du dictionnaire, avouait en 2004 : « J'ai un peu honte de cette date de 1980, qui signifie simplement qu'on n'a rien trouvé d'antérieur ».
Moi, j’avais plutôt pensé à une coquille (1880, peut-être ?). Comme Brice Tabeling, je connais l’exclamation « c’est la bérézina ! » depuis l’enfance, et comme lui, j’en ai un souvenir un peu bizarre : une terreur énorme, à faire trembler (brrr...), se trouve appliquée à des objets ridiculement petits (un peu à la manière d’un zézaiement de dernière minute).
Mais, sans doute parce que mes parents ne plaisantaient pas tellement avec les objets d’effroi, même dérisoires (ou parce que j’en ressentais quand même l’effroi – qu’en penses-tu, Brice ?), elle est, dans mon souvenir, moins chargée d’humour que de disproportion, une disproportion qui consonne pour moi avec cet aveu d’Alain Rey, trouvé en cherchant sur internet une date plus vraisemblable : dans la famille de Brice Tabeling, on lui aurait peut-être même appliqué l’exclamation ! (Tu confirmes, Brice ?)
La disproportion consonne aussi avec cette autre bizarrerie : l’épisode militaire de la Bérézina est une victoire française, pas une défaite. Mais une victoire-boucherie, une saignée – si bien que par métonymie, elle vaut pour la retraite de Moscou et l’entière débâcle de la campagne de Russie...
Je ne sais plus quand, de tous ces événements, j’ai vu les images dans les livres d’histoire, Napoléon sur un cheval blanc entouré d’une cohorte de soldats fantomatiques, les morts sur la neige, la lueur jaune d’un mauvais couchant, les fleuves pris dans la glace et les hommes hagards aux côtés de chevaux squelettiques, un drame sanglant et figé comme des icebergs vivants : mais elles viennent aussitôt à mon esprit avec le mot. « C’est la bérézina » : pour un peu, on pourrait, on aurait pu être violemment séparés de ces proches à l’intention desquels on s’est exclamé et avec qui on s’apprête à partager ce déjeuner ou ce dîner que n’interdit pas la (petite ou moyenne) catastrophe saluée par l’expression…
Mais j’en connais un autre usage.
C’est un usage pour moi-même, quand elle ne résonne que dans ma tête et pour personne d’autre que moi, seule à m’exclamer dans ma cervelle en débâcle, seule à subir les élancements lancinants de l’expression qui ne passe pas mes lèvres mais me perce le tympan, brisant ma résistance ou traduisant son dernier sursaut, brutalisant mes nerfs et faisant comme des ronds dans les lacs souterrains de ma mémoire, irisant une eau de gouffre et d’abîme, ridant d’effrayants tourbillons sous l’effet d’une brusque bise devenue bourrasque, bérézina...
(Je traque en moi ce que me sont alors ces sonorités lâchées, pulsées et qui battent à mes tempes, c’est la bérézina !)
Le mot est doux, le mot est long, il donne à l’angoisse tout le temps de se diffuser, de monter sournoisement et d’obstruer la gorge, de saisir la poitrine, de prendre les poumons pour finir en cornemuse, en fifre, en flûte à bec dans la stridence de la mort pâle – c’est la défaite, c’est la débâcle vous savez bien, les blocs de glace les flots d’eau noire les chevaux renversés sans cavaliers les cavaliers harassés sans chevaux, et tout ça qui se disloque et me harcèle…
Mais le mot a sa propre chanson qui me berce, bérézina tamisant ce que ma tête déverse, il a pour lui sa propre rumeur apaisant l’insensé bruit de ma terreur, il tressaille, amorce la caresse de la main sur le visage cru agonisant, les compresses d’eau fraîche et d’étranges zinzinulis d’insectes dans la grande chaleur de l’été, la fièvre brève sur le front, des blocs de glace des flots de mer...
Bérézina, exclamation sinistre reprise en boucle sans ma bouche, bourdonnement dans les oreilles et bruissement dans la tête, froissement de sons abusifs, conciliabules en désordre, je ne sais plus si c’est promesse si c’est saccage...
Oui, c’est ça, une disproportion...