Abécédaire
Eva Avian
08/10/2016
1) Fait de l’épithète « petit ».
Longtemps, la mère qualifie chaque ami de l’enfant de l’épithète « petit ». Par la magie d’un discours sans aspérités, le « petit Gabriel » donne la main à la « petite Clara » et à cet autre « petit ami » dont on a oublié le nom, au sein d’une vaste farandole inoffensive.
La mère questionne, l’enfant répond : ce canon un peu sourd fait signe vers la normalité, la sécurité de la situation. Ne te couche pas trop tard. Mets un pull, si tu as froid. J’ai croisé les parents du petit Gabriel. Les banalités que nous échangeons sont encore un échange, celui d’un monde moins âpre, rebâti chaque soir entre les murs de la chambre.
L’enfant n’est plus petit mais sera toujours mon enfant.
La banalité est ce qui me confond avec l’enfant, mauvaise et bonne part : babil de l’infans, langue aplanie, manière un peu tiède de posséder mais aussi comptine apaisante que j’entends partout, dans la plainte météorologique saisie au vol, l’injonction rapide à cueillir le jour, au-dessus de la nappe du déjeuner de famille : quel silence, soudain ! C’est que c’est bon.
2) Nous pouvons nous entendre.
Dans la ligne « crawl » de la piscine municipale, l’homme au petit flotteur jaune, qui donne de la jambe en grenouille, s’obstine et reçoit un coup involontaire d’un crawleur légitime : « Pas la peine de me donner un coup de pied, monsieur. – Écoutez, je ne vous donne pas de coup de pied, monsieur, je n’ai pas fait exprès mais vous êtes dans la ligne crawl. – Écoutez, je suis nageur, moi aussi, monsieur, nous pouvons nous entendre. »
Nous pouvons nous entendre, nageur au petit flotteur : moi aussi, à moitié nue, réduite à ma seule force musculaire, anonyme sous mon bonnet de caoutchouc, je crains l’humiliation, le coup de palme, la mise au ban. Je reconnais dans les scènes de bus, de files d’attente, de lignes transgressées, mon impatience ordinaire, ma peur de ne pas en être, les petitesses que je viens noyer, avec le reste, dans le bassin. Je suis à la fois le nageur légitime et le petit flotteur – celle qui s’empresse, enfin, de raconter la scène banale, sans symbole, qui me fait sourire et nous réunit.
3) Rien que de banal.
Ces photos de monuments, de statues, de paysages alpins, qui encombrent mon album, ne disent plus rien : je traque avec avidité celles de l’appartement d’alors, d’un bout de cuisine jaune, du profil flou de celui à qui je n’ai pas demandé de poser.
Lorsque le chagrin vient, je guette les souvenirs qui mèneront aux larmes. Des vacances dans un lieu exotique, de l’événement ponctuel et exceptionnel, de l’anniversaire, de la fête, il ne reste rien. Je suis hantée par un éternel dimanche, des restes de plats identiques, le seuil d’un appartement que je quitte chaque fois vulnérable, amoureuse et défaite : je pleure la banalité. De cette année fondatrice où nous sommes devenues amies, X. et moi, ne reste que la sortie des cours, le mardi soir. Il faisait déjà nuit, nous prenions le métro ; le souvenir ne dit rien de plus.
Babil, farandole, cliché grotesque et triste de Flaubert : la banalité n’est pas que flagrant délit de bêtise. Elle est ce qu’on échange avant qu’il y ait quelque chose et quand il ne reste rien, ce qui permet à la mère et à l’enfant de parler sans rien dire, de taire tout en parlant, la petite conversation qui masque, adoucit et protège. Que s’est-il passé aujourd’hui ? Rien de spécial, rien que de banal. Rien qui ne nécessite que l’on se dénude, que l’on s’expose, que l’on fasse surgir l’événement au cœur de cette scène qui n’est rien d’autre qu’un quotidien qui nous sera, nous est déjà doux. La banalité est chère comme ce qui viendra à manquer.