Abécédaire
Michèle Rosellini
21/05/2016
Chez les Romains la sagacitas était la qualité des chiens, ce pour quoi on les employait : le flair. Les hommes n’étaient sagaces que par métaphore.
Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de deviner. Mais pas de la même manière. Le flair du chien lui permet de suivre une trace invisible. La sagacité n’offre rien de plus aux humains que de voir ce qui est visible, mais en lui donnant sens pour autrui. Rappelons-nous la mésaventure qui advient à Zadig dans sa retraite sur les bords de l’Euphrate : ayant décrit avec la plus grande minutie la chienne de la reine de Babylone que le premier eunuque recherche et le cheval du roi que poursuit le palefrenier, il est jeté en prison comme voleur des deux précieux animaux. Amené devant les juges, il leur livre en guise de plaidoyer un récit qui préfigure ce moment délicieux pour le lecteur de romans policiers où le détective rassemble en un seul faisceau tous les indices qui l’ont conduit infailliblement au coupable. Le chemin a gardé les empreintes du passage des animaux fugitifs, mais il fallait un interprète pour les déchiffrer. Ses éclaircissements suscitent dans l’auditoire une véritable jubilation, et si les juges n’oublient pas de taxer à leur profit le prévenu, du moins le font-il raccompagner chez lui en triomphe.
Dans les lignes précédentes, Voltaire a pris soin d’expliquer ce qui a aiguisé le regard de son personnage retiré du monde :
Là il ne s’occupait pas à calculer combien de pouces d’eau coulaient en une seconde sous les arches d’un pont, ou s’il tombait une ligne cube de pluie dans le mois de la souris plus que dans le mois du mouton. Il n’imaginait point de faire de la soie avec des toiles d’araignée, ni de la porcelaine avec des bouteilles cassées ; mais il étudia surtout les propriétés des animaux et des plantes, et il acquit bientôt une sagacité qui lui découvrait mille différences où les autres hommes ne voient rien que d’uniforme.
Belle leçon : la finesse du discernement ne s’acquiert pas par l’exercice abstrait de l’esprit, mais par l’étude des objets du monde. Ici encore les animaux sont de bons guides : bons à penser autant que bons à observer.
Zadig est un lecteur : il prélève les signes – legit –, les collectionne – collegit – afin de les faire signifier. Je le prendrai volontiers pour modèle, à condition de lui associer le chien qui flaire – sagit – subtilement. En tant que lectrice naïve, les textes me donnent quelque chose à sentir, intuitivement, sans réflexion, mais avec le sentiment vif d’avoir une trace à y suivre. C’est là que commence l’enquête, le prélèvement des indices susceptibles de recomposer un sens, au plus près du paysage composé par le texte mais en faisant place à l’intérêt que je lui porte. Cet intérêt a une part subjective, certes, mais il est aussi informé par ma connaissance des « propriétés » des textes, au carrefour de plusieurs savoirs (historique, poétique, rhétorique, etc.). Bien sûr, à la différence de Zadig, je ne reçois pas de l’extérieur l’ordre de livrer le résultat de mon investigation. Mais la surprise est la même d’éveiller l’intérêt des auditeurs et, parfois même, leur jubilation collective dans le partage de l’intelligence et du plaisir du texte.
Il est étrange qu’aujourd’hui on préfère associer à cette activité la sérendipité, du mot anglais inventé au XVIIIe siècle par Horace Walpole, où l’idée de hasard domine. Car ce que le hasard a de plus beau dans ces affaires de découvertes fortuites, c’est que la sagacité l’accueille et le déchiffre.