Abécédaire
Gilbert Cabasso, André Bayrou
12/03/2016
Deux amis aux histoires lointaines croisent leurs images et leurs pensées :
— Toi, tu parcours du regard l’horizon que parcouraient tes ancêtres et tu répètes les mots qu’ils prononçaient. Tu entends la musique de leur langue et tu la cherches en toi. Tu fais droit à ce qui exige une permanence, une identité, une survivance, la préservation d’une mémoire de gestes et de joies. Déjà, tu en es loin.
J’ignore les paysages d’avant ma naissance. Mes arbres sont sans mémoire. Nous n’avons pas à nous envier. « Le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines » écrivait Édouard Glissant. Parfois je me rêve arbre, parfois oiseau. Nous échangeons nos nostalgies. Nous en savons les saveurs étranges. « L’errance nous donne à nous amarrer à cette dérive qui n’égare pas » (Glissant). Nous acceptons cette dérive du lieu précis où nous nous trouvons, mobiles ou arrêtés, peu nous importe.
— Mais cette dérive est-elle si aisée pour toi ? Dis-moi si j’ai raison de croire que le sens de certains mots s’est affadi entre ta jeunesse et la mienne. Dans tes années folles, vous pouviez dire « nomades, voyages, ailleurs, étrangers, lointains » pour vous donner l’envie d’apprendre et du cœur poétique à l’ouvrage. Aujourd’hui, ces mots ont à peine le temps de charmer que déjà ils lassent ou désemparent. Lassitude, quand ils me parviennent dilués dans le boniment publicitaire des compagnies d’avions à bas prix. Désarroi, quand ils m’offrent la vision d’une partie de mon peuple en pleine réaction allergique, sa peau qui soudain le démange quand il songe aux pauvres du monde sur les routes.
— Aucune dérive n’est aisée. L’errance est aussi à la peine. Et fixe.
« L’exil n’est point d’hier !... L’exil n’est point d’hier ! » (Saint-John Perse). Est-ce que tu ne sens pas souvent en toi-même le bel orage de la métamorphose ?
Nomade fixe. L’errance fatigue aussi. La nostalgie étreint des ombres. Le nomade ne voyage pas toujours. Il troque rôle contre rôle. Et la pensée a ses transports immobiles,« cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, sur toutes les grèves du monde, du même souffle proférée, la même vague proférant / Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible. » (Saint-John Perse)
Le nomadisme est d’avant. Très ancien, outrant parfois l’illusion de sa renaissance. Mais ce n’est pas un rôle. Plutôt parfois une douloureuse contrainte. On n’en fait tout de même pas toujours le choix, quel qu’en soit le prix ! Il convient de penser deux arrachements possibles, celui qui, sédentarisant le nomade, le prive du temps de ses parcours et celui qui, chassant le sédentaire, le condamne à la nostalgie.
— Oui, j’entends en moi cet orage et, dans ta voix, la fatigue dont tu témoignes. Sans doute faudrait-il s’entraîner à les entendre pour croiser d’un cœur tranquille dans les parages des sirènes, ces oiseaux frivoles ou menaçants dont les refrains empêchent de rentrer chez soi, ou d’y accueillir d’autres errants, ou de se reconnaître errant soi-même… Ton garde-fou à toi, le lien dont tu t’attaches au mât du navire pour ne pas te laisser distraire, me paraît être ce souci de l’oxymore : « Nomade fixe, dérive immobile. » Nous cherchons un imaginaire qui se prête à toutes les sortes d’habitants, ceux qui portent leur maison sur le dos et ceux qui n’en bougent jamais.
— Sais-tu ce que chuchota Van Gogh avant de mourir ? « J’aimerais rentrer, maintenant ! »