Abécédaire
André Bayrou
23/01/2016
Si vous placez vos mains sur votre gorge, vous devez le deviner.
Sur les anneaux cornus du larynx, la peau de votre cou est plus ou moins tendue selon l’âge, une pomme d’Adam fait ou non un angle sous vos doigts, peu importe, c’est la petite poche vide à l’intérieur, sous le relief, sous les chairs, qui vous rend semblable aux autres.
Par cette même écluse passe tout ce qu’il vous faut avaler, les nourritures, les caresses des viandes et de l’alcool qu’on aimerait faire durer plutôt que de les abandonner à l’estomac, mais aussi le convoi des bonnes et mauvaises nouvelles, mensonges, demi-mots et quatre vérités, pilules amères ou dorées qui demandent un flot de salive et ce brusque mouvement de glotte – glott ! – pour descendre.
Et au-dessus de ce trafic plane, comme un brouillard d’hiver au-dessus d’un canal, votre voix, et ses langues, les langues qu’elle emprunte.
Avec une amie apprenant l’arabe, on jouait ces grappes de consonnes étranges aux clapets de l’œsophage. Quand un beau-frère s’abreuve à la carafe tenue haut en l’air comme une corne, on entend un mot de patois qui redouble le bruit des gorgées en fondant sous la glace de l’oubli : il boit à la gargouléte.
Parfois vous désirez faire le chanteur ou l’acteur, la chanteuse ou l’actrice, il vous semble qu’un nuage de son chaud et rose est prêt à s’élever le long de votre buste, vous ouvrez grand la bouche pour le laisser monter… — mais je n’ai jamais résonné en profondeur, mes lèvres ne déroulent qu’un lambeau de brume grêle, et la chanson s’agrippe aux parois de mon cou : je m’égosille.
Alors je file à la cuisine et j’ouvre les placards, et si quelqu’un me voit il me trouve empressé. Ma main attrape une sucrerie, remplit nerveusement un verre, et vous diriez que c’est de la gourmandise, mais au vrai j’étouffe ma gueule et le mauvais génie qui s’y cache, qui givre ma musique et m’empêche de vibrer.