Abécédaire
Gilbert Cabasso
31/10/2015
Chose est le mot de toutes les choses et qui les vaut toutes. Le parti qu’on prendrait pour elles nous garantirait peut-être d’une véritable consistance, d’une résistance ferme aux contours bien arrêtés. Une chose, dira-t-on, se voit, se pèse, se sent, s’éprouve, se dit ! Les mots ? « Des mots, des mots, des mots… », comme dit Hamlet, à quoi la chose opposerait l’évidence de sa dure réalité. « Le terrible royaume des mots en guise de faits », disait Gogol. Faits, actes ou choses ? Pareil ! Le pouvoir est laissé aux mots de prendre figure des choses. Et, il faut le savoir, chose est aussi d’elle-même sa propre cause, d’où elle tire son origine.
On pourrait dire : les choses, au moins, ce n’est pas moi ! Une chose, quelle qu’elle soit, m’arrache aux moiteurs troubles du dedans. À moins que moi-même, je n’en sois une ! « Chose parmi les choses ! » Si c’est réel, la chose, et si la chose est quelque chose, n’importe quoi, voici que rien n’empêche que j’en sois une, moi qui parle et pense, « chose pensante » ! Et pas seulement matérielle, étendue, corps sentant, vivant. Quoique… « Je ne suis pas ta chose, tu entends ? »
Je ne sais plus, maintenant : « Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? ». Sans doute convient-il, à la nuit tombante, partout, au bord de la mer, sous le ciel étoilé, dans la confuse circulation des villes, à l’irruption du pire, de faire droit à cette question-là, à ces quelques mots de rien du tout, ces mots de l’enfance et de la métaphysique, pourquoi, quelque chose, rien. Faire droit à toute pensée humaine sachant l’éveiller, la faire vibrer, de voix, d’âme. Rien ? Rien ? Nullam rem : aucune chose. Même rien doit tout à la chose !
Et puis chose vaut tellement pour tout qu’elle vient en lieu et place du nom qui se dérobe, quand la mémoire vacille : « Chose-là, tu sais bien, comment il s’appelle déjà ? Machin, chose, bidule, truc… ». Chose = X ! En soi ? Inconnaissable, c’est vrai. Mais tout de même, nommable ! La preuve : « chose en soi », même si c’est pas pour moi… Vous préférez peut-être le réel de la chose qui s’offre à vous et se travaille, le donné brut du monde ? La chose en est le cadeau !
Enfin, les enfants ne le savent pas tout de suite, et sans doute aurait-il mieux fallu commencer par là, sans le leur dire : la chose, ça se fait, c’est même ce qu’il y a de meilleur ! La chose, celle qui les vaut toutes !