Abécédaire
Gilbert Cabasso
05/09/2015
L’arbre, dit-on, cache la forêt. N’est-il pas plutôt un prodigieux révélateur du monde ? Je renonce ici à l’effort d’une définition, à l’esquisse d’une approche scientifique de l’être vivant qu’il est. Comment, pour autant, ne pas être saisi par les liens organiques qui l’associent au savoir. Dès l’origine, au jardin d’Eden, l’arbre porte le fruit délicieusement tentateur de la connaissance (du Bien et du Mal). La philosophie, nous dit Descartes, est elle-même, « comme un arbre » — racines métaphysiques, tronc physique et branches, nourries de la sève qui en assure la croissance, sciences appliquées. Si l’on tourne le dos aux images, que l’on pense à Sartre qui, dans La Nausée, déploie l’épreuve de la contingence dans la bouleversante rencontre d’une conscience et d’un morceau de monde : « J’étais la racine de marronnier. » « Atroce jouissance » de coïncider avec cette « grosse pâte rugueuse » devant laquelle « ni l’ignorance ni le savoir n’avaient d’importance. » L’arbre dévoile ainsi l’existence « partout, à l’infini, de trop, toujours et partout ». Admirable métonymie.
L’arbre est le trait d’union de la terre et du ciel. Immobile, il croît. Ses branches agitées rendent visibles les mouvements de l’air. Chênes et roseaux opposent leurs vertus inégales face aux vents mauvais. L’un rompt, l’autre plie. Grandissant, c’est le temps lui-même que l’arbre rend sensible, le temps cartographié dont les cernes marquent les dates de nos histoires et leur assignent une place, les unes enroulées dans les autres.
Parmi les milliers d’arbres de cinéma, je choisis celui de Tarkovski ouvrant Le Sacrifice. C’est, d’abord, L’Adoration des mages , peinte par Vinci, que la caméra dévoile lentement, en un mouvement ascendant, jusqu’à sa cime noire. Puis, c’est un paysage, presque aride, dans lequel un homme plante un arbre sec. C’est un père qui appelle son fils : « Viens m’aider, mon enfant ». S’ensuit un récit, celui d’un moine qui, chaque jour, arrosait un arbre sec, sur la montagne, chaque jour, jusqu’à sa pleine floraison. Tout le récit de Tarkovski laisse l’enfant, malade, abandonné à son aphasie. Le monde court à sa perte, la guerre est imminente. A la fin du film, la maison brûle. Le père, devenu fou, est l’incendiaire, Mais l’enfant reste fidèle, jusqu’au dernier plan, à l’implicite injonction paternelle : il arrose l’arbre. «Au commencement était le verbe », l’entend-on prononcer. Le geste est rituel, la transmission assurée : avènement de la parole faite acte.
L’arbre semble s’engendrer lui-même. Il prend racine, s’érige, se ramifie. Généalogique, comment ne fournirait-il pas la meilleure image de notre ascendance, de notre descendance ? Coupé, tranché, broyé, le voilà devenu carton, papier, feuille. Belle homonymie que celle de sa terminaison vivante d’avant la fleur et du support de nos propres écritures, mais jusqu’à quand ?… L’arbre sèche, se casse, pourrit, brûle aussi. Brûle les morts.
Je me souviens d’avoir entendu Georges Perec dire qu’avant de mourir, il aurait aimé planter un arbre.