Eva Avian
Guido Furci
Augustin Leroy
Hélène Merlin-Kajman
31 Mars 2020
Transitionnel ou pas
Une lectrice m’a écrit que l’adage de la peste ne l’avait pas du tout fait rire parce qu’elle avait tout de suite pensé à la première politique envisagée par Boris Johnson face à la pandémie, celle « de donner au virus les deux sous de l’immunité de groupe - laisser le maximum de gens s’infecter (et donc beaucoup mourir) pour assurer collectivement une immunité, c’est-à-dire que la peste s’en aille. » Elle conclut : « Mais éthiquement, politiquement, c’est un sou de trop, je pense. »
C’est vrai, je n’avais pas pensé à cette application de l’adage, pourtant criante. Inutile de préciser que je suis d’accord avec sa conclusion.
Si je commence cette lettre par cette réaction de lectrice (que je remercie), c’est parce que des textes que nous avons reçus ont parfois suscité chez nous, de façon variable, des réactions de surprise et de déplaisir, comme sans doute, pour elle, la mention incongrue de mon rire (même si le commentaire dont j’accompagne l’adage n’est en fait ni très rieur, ni très riant) : ces textes reçus ne nous procuraient pas tous un espace de respiration transitionnelle (une aire potentielle, comme dit Winnicott). Et quand je dis « nous » (Eva Avian, Guido Furci, Augustin Leroy, et moi-même), ce petit « nous » n’était pas pour autant unanime. Mais le fait est que l’espoir d’une transitionnalité venant en renfort de nos désarrois a été en quelque sorte déçu.
Ce qui est, à y réfléchir, formidablement instructif. Mon geste de départ était naïf.
Les textes que nous avons reçus ont pourtant sûrement eu tous, pour leurs auteurs, une fonction transitionnelle. Mais le partage transitionnel, dans la situation présente, est infiniment plus délicat à viser et à réaliser.
Ce qui nous apparaît notamment, c’est le caractère périlleux du passage du particulier au général : de sa propre situation (ce que chacun voit par la fenêtre, par exemple) à sa façon d’en faire le support d’une généralisation (morale, politique, etc.). Car le général (« tous sous la menace du coronavirus ») est évidemment une lunette bien trop grossière pour résumer la situation en général de chaque autre. Je ne développerai pas cette évidence, il y faudrait des pages. Mais le texte de Guido Furci, qui dit pourquoi il ne peut pas, actuellement, regarder par la fenêtre, nous le rappelle fortement.
Devant cette difficulté, nous avons failli suspendre la publication. Il y avait du trop difficile, du blessant, ici pour l’un, là pour l’autre. Pourquoi continuer si nous récoltions des blessures en puissance et les mettions en partage de façon insouciante ?
Nous avons finalement fait un autre choix, et parié sur le dialogisme.
Nous avons parié que le partage transitionnel, c’était aussi encaisser des choses écrites qui nous heurtent (qui nous heurtent dans certaines limites, cela va sans dire) ; et que notre responsabilité alors serait d’y répondre en « jouant le jeu », comme l’écrit Guido Furci – en relançant cette balle, différend compris.
Pour le dire avec Jean-François Lyotard : « Admettons maintenant que vous commencez à jouer avec des balles de tennis en compagnie de quelqu’un. Vous êtes surpris d’observer qu’il n’a pas l’air de jouer au tennis, comme vous le pensiez, avec ses balles, mais qu’il les traite plutôt comme des pions d’échecs. L’un ou l’autre de vous deux se plaint que “ça n’est pas de jeu”. Il y a différend. ».
En toute connaissance de cause désormais, nous avons décidé que réagir de façon transitionnelle serait de continuer à écrire obstinément pour témoigner du différend – à écrire littérairement.
H.M.-K.
Accompagnent donc cette lettre :
- « Ce que je vois et entends par la fenêtre » : Guido Furci, Nathalie Gautier, Jean Giot, Pierre-Elie Pichot
- « Juste un virus » : Gérald Sfez
- « Qui vivra verra » : Hélène Merlin-Kajman ; Michèle Rosellini
Nous attendons vos textes.
E.A, G.F., A.L., H.M.-K.
Prochain sablier : Etrangetés et solitudes
Prochaine saynète : un texte de Primo Levi.
Prochain adage : « Quand on aime, on ne compte pas ».