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Brice Tabeling

 Décembre 2015

 

Répétitions

Le séminaire de Transitions a reçu mercredi 16 décembre Johannes Türk qui a évoqué devant nous ses travaux sur l’immunologie critique : comment la littérature a pu être comprise comme une manière de reproduire des formes atténuées ou simplement différenciées d’un mal dont on espérait ainsi, sinon se prémunir, du moins dégager de quoi survivre à son probable retour. La démonstration se déploie dans plusieurs directions : au sein du discours médical et psychanalytique (évoquant la littérature pour fonder leur praxis), dans les œuvres elles-mêmes (Benjamin, Kafka, Proust) et dans la théorisation des figures du littéraire (catharsis aristotélicienne, narratologie de Genette).

A l’heure où nous pouvons être pris par l'angoisse face à ce que le présent semble répéter aveuglément du passé, une telle perspective est-elle en mesure de nous apporter une forme d’espoir ? Et peut-être de faire résonner différemment, en un sens moins accablé et moins impassible, la réflexion de Marx évoquant la double répétition de l’Histoire, d’abord comme « tragédie » puis comme « farce » ?

Ce qui frappe à la lecture de la production mensuelle de Transitions, c’est à quel point les différentes contributions – et au-delà l’ensemble du mouvement dès son origine – sont animées par le désir de trouver dans la répétition même une manière de variation, parfois infime, qui parvienne à nous libérer de sa mécanique la plus aveugle. Commentaires, citations, critique théorique : nous ne faisons que travailler la répétition – ce serait un des traits distinctifs des sciences humaines – mais en souhaitant y opérer ce déplacement qui nous épargne le retour du même et nous découvre des raisons d’espérer. Projet très incertain mais, comme l’écrit Lise Forment, dans sa définition de « doxa », « on aimerait sortir de ces cercles, dichotomies, amphibologies et autre dialectiques qui épuisent nos énergies ».

Les fables d’Hélio Milner ne cessent de creuser ce problème, en confiant à l’enfant la demande, passionnée, urgente, d’espoir et d’invention face à ce que la réécriture des récits tirés de La Fontaine peut sembler parfois reconduire d’une mécanique fatale d’oppression et de cruauté. Trouver une solution heureuse aux Animaux malades de la peste ? Voilà un défi à la hauteur de notre actualité. Et ne pourrait-on pas alors lire La Fable des jumeaux comme la clé éthique de toute cette entreprise de réécriture ? Du jeu même de la répétition, faire émerger du temps et de l’espace pour que puisse se loger et s’écrire un désir propre : « Un jumeau fait l’expérience de la curiosité et de l’étonnement, du va-et-vient des regards de lui à l’autre, de l’autre à lui ». Ainsi de ces échanges de regards et de ces emboîtements narratifs au sein desquels l'écriture de Mary Shaw parvient toujours à intercaler la respiration singulière d'un je fugace et désirant.

C’est également en ce sens que, comme le rappelle Hélène Merlin-Kajman dans sa définition d’ « euphorie », notre abécédaire « n’est pas un dictionnaire » ; bien sûr, quelque chose du sens commun est répété, c’est-à-dire surtout assumé, mais ce n’est jamais qu’à la condition que de cette répétition miroitent de nouvelles significations, de nouvelles couleurs liées à notre actualité : faire tourner le mot « euphorie » et faire de ces tours possibles un motif de joie (Florence Magnot); faire entendre à travers les usages historiques de l’ « équivoque » les résonances sombres d’« une enthousiasmante apocalypse » (François Cornilliat); citer Furetière pour définir « curiosité » mais en appliquer la leçon aux tablettes informatiques (Nancy Oddo); trouver dans le « drame » un appel aux dramaticules (Christian Drapron) ou une « légèreté » qui, en dehors de l’événement même, soit le nom de son partage (Tiphaine Pocquet).

Nos saynètes sont, plus nettement encore, issues d’un effort pour déjouer la répétition sans prétendre l’annuler – pour la tricher. Une scène, tirée d’un texte littéraire, est relancée. Ajout redondant à l’infinie répétition du commentaire ? En vérité, effort pour découvrir dans l’épaisseur des répétitions, un point d’entrée du sujet. Les mots de la tribu ne sont jamais si usés qu’on ne puisse y trouver cette traverse sensible du sujet qui les fait dissoner : « Si la parole humaine est un chaudron fêlé », nous dit Adrien Chassain relisant Flaubert, « il revient à la prose d’investir et de faire sonner cette fêlure (…) de rendre les voix et les lieux communs à leur pragmatique native, de faire entendre et comprendre leurs ratés, leurs restes, leur réserve, de les inscrire autrement dit dans un espace où puisse s’exercer cette sorte d’écoute affective ». Il suffit d’un détail, d’une ombre, pour que, dans le jeu de la répétition, se révèle cette fêlure qui est la condition du commun : la silhouette d’une grand-mère ajoute une signification aimante à la « modestie » bourgeoise et à ses pouvoirs de contrainte dans Pas Pleurer de Lydie Salvayre (Lise Forment), un léger geste d’égard ouvre à un espace de partage possible de la souffrance dans Volkswagen blues de Jacques Poulin (Augustin Leroy).

Tel serait le pouvoir de la littérature : nous laisser la possibilité d’intercaler une nuance dans la mécanique du même – et de là, un différer qui nous accueille. Question d'usages bien sûr, car ce temps donné du littéraire et de ses commentaires, dont témoigne à sa manière Balzac lisant « tout un livre dans une page » de la Chartreuse de Parme (séminaire Critique sentimentale), n'est jamais que l'occasion d'un geste éthique : il revient au sujet, confronté au retour de l'identique (et à sa terreur), de l'apprécier et de vouloir s'y risquer. La littérature répète (un référent, des récits, la langue) mais répétant, elle nous offre un délai, un très bref instant vraiment, pour inventer le nouveau et nous préparer.

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