Inédit
Le "trauma" des trauma studies : généalogies et implications théoriques
Préambule
Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Alice Laumier a présenté sa contribution vendredi 14 décembre, journée consacrée aux « équivoques à éclaircir », lors de la session « Poétique de la trace ».
À travers l’étude des propositions théoriques de Cathy Caruth sur le trauma, Alice Laumier nous propose de nous défamiliariser avec le concept de trauma pour déjouer sa « puissance homogénéisante ». Elle rappelle que l’approche événementielle et référentielle du trauma est une position particulière et située qui a des conséquences sur l’activité interprétative. « C’est en repérant les différentes strates temporelles qui forment l’histoire du trauma, les tensions conceptuelles qui la traversent et en distinguant les enjeux spécifiques de ses divers usages, que le trauma regagne en étrangeté pour nous qui en sommes si familiers. »
H. M.-K. et T. P.
Alice Laumier prépare une thèse sous la direction de Bruno Blanckeman (Sorbonne Nouvelle-Paris 3), « Le motif de l’après-coup dans la littérature française au tournant du XXIe siècle », qui questionne la notion de trauma de manière historicisée et critique. Elle a co-organisé la journée d’étude du CERACC « Nouvelles anthropologies ? Littérature du présent et expériences limites » et participe au projet franco-hongrois « Fables du trauma » de l’UMR THALIM.
Le "trauma" des trauma studies : généalogies et implications théoriques
Alice Laumier
06/04/2019
La notion de trauma s’est imposée avec force depuis quelques années débordant les espaces théoriques et pratiques de la psychiatrie et de la psychanalyse, d’où elle est issue, pour gagner les représentations courantes et les discours. Le trauma a trouvé, par ailleurs, des échos dans d’autres disciplines qui se sont approprié la notion et en ont reconfiguré la saisie à partir de leurs préoccupations propres. Du côté de la littérature, les productions littéraires récentes comme les écrits théoriques et critiques témoignent de cette actualité du trauma.
Utiliser cette notion aujourd’hui exige donc de circuler entre ces différents niveaux qui entrent en résonance sans pour autant se confondre. Les enjeux théoriques liés au trauma (événement, origine, temporalité, causalité, mémoire, récit) sont inséparables, pour être appréhendés, de leurs différents champs d’application (la clinique, la justice, l’histoire, la littérature) avec les gestes propres à chacun d’eux (diagnostiquer, soigner, juger, écrire, lire…), leur historicité et les implications idéologiques qui les traversent. À côté d’une histoire du trauma, que des auteurs tels que Didier Fassin et Richard Rechtman[1] en France ou Roger Luckhurst[2] et Ruth Leys[3] aux Etats-Unis ont écrite, il faudrait prendre en compte la temporalité des transferts théoriques (d’une discipline à l’autre mais aussi d’une aire linguistique et culturelle à l’autre) et celle de la diffusion de l’idée de trauma dans la société, celui-ci étant devenu un signifiant courant, voire commun, au deux sens du terme, et non plus seulement un terme spécialisé.
Ainsi, les trauma studies, qui représentent la saisie anglophone et transdisciplinaire de la question du trauma, n’arrivent pas dans les études littéraires en France à la même vitesse que la catégorie de trauma qui, bien avant, s’est imposée socialement, politiquement, juridiquement, historiquement, comme « nouveau langage de l’événement » pour reprendre l’expression de Didier Fassin et Richard Rechtman. Si, comme le constatait Henry Rousso[4], le trauma en tant que problématisation de la mémoire, n’échappe pas au phénomène de la mondialisation qui a tendance à mettre toutes les horloges à la même heure, on peut cependant constater un certain effet de retard dans la réception des trauma studies dans les études littéraires en France : les textes restent non traduits, ils arrivent tardivement[5]et partiellement, sans les débats critiques qui ont suivi les premières propositions théoriques des années 1990 aux États-Unis. Cette double temporalité, comme les dissensions théoriques autour des usages du concept de trauma, offrent un désajustement souvent recouvert par son évidence pratique et son apparente homogénéité conceptuelle. Prendre en compte ces écarts me semble permettre de questionner de manière productive l’usage du trauma en littérature.
À une époque où le trauma constitue une pensée dominante avec une prééminence de sa définition événementielle dans les représentations courantes mais aussi dans la psychiatrie américaine telle qu’elle est portée par leDiagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ( DSM), que disons-nous lorsque nous avons recours à cette notion – même de manière spontanée, impensée – pour lire, penser, interpréter des textes littéraires ? Quelles fonctions attribue-t-on à la littérature ? à l’écriture ? au récit ? voire à la lecture ? Quelles modalités relationnelles entre le monde extra-littéraire et celui déployé par le texte construit-on ? Que se produit-il lorsqu’une catégorie de pensée dont l’évidence dans certains champs disciplinaires est manifeste (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas contestable) est importée dans celui des études littéraires ?
Sur le plan théorique, lorsqu’on a recours au trauma aujourd’hui en littérature, il me semble nécessaire de faire intervenir une certaine force de « défamiliarisation » qui vienne toucher notre propre rapport au concept. « Défamiliariser » le concept de trauma ce serait alors déjouer cette puissance homogénéisante qui le traverse, ce serait lui retirer sa qualité d’évidence ou sa puissance fascinatoire, en faire usage d’une manière inattendue, interroger sans relâche sa pertinence pour la littérature[6] . Réfléchir au concept de trauma « à distance[7]», ce serait aussi lui conférer un caractère d’étrangeté, de la même façon que l’expérience traumatique l’est, étrange, qu’il en reste toujours un résidu non familier, rétif aux catégories qui lui préexistent, organisant une temporalité et des résonances qui lui sont propres. C’était d’ailleurs en ce sens que dans un article consacré à Carlo Ginzburg, Hélène Merlin-Kajman reliait l’estrangement, que ce dernier emprunte à Viktor Chlovski, au trauma pour commenter deux textes de Walter Benjamin évoquant l’expérience des soldats revenus de la Première Guerre mondiale[8]
L’une des manières de rendre la notion moins évidente, mais aussi de problématiser les théories qui se fondent à partir d’elle, est d’aller regarder de plus près les textes pour y chercher les tensions et les contradictions qui les traversent plutôt que la cohérence d’une systématisation bien rodée. C’est ce que je souhaiterais faire avec les propositions théoriques de Cathy Caruth. Trois raisons participent au choix de cette théoricienne en particulier : elle a élaboré une définition explicite du trauma, celle-ci semble largement acceptée par ses pairs (Dori Laub ou encore Bessel van der Kolk s’y réfèrent) et enfin c’est l’une des références des trauma studies qui « s’exportent » le mieux. La diffusion de sa pensée, qui s’inscrit dans le phénomène de « mondialisation de la mémoire » analysé par Henry Rousso[9] ou Catherine Coquio [10], n’est cependant pas accompagnée des discussions que ses textes ont pu occasionner dans le monde anglophone, et je pense ici aux vives critiques formulées par Ruth Leys dans Trauma : a genealogy[11]
C’est à partir du motif de l’accident, récurrent dans la pensée de Cathy Caruth, que se font jours des tensions entre deux traditions de pensée, à savoir la philosophie française de la deuxième moitié du XXe siècle et l’héritage freudien d’un côté, et, de l’autre, la psychiatrie moderne américaine et les neurosciences. Cette tension, voire cette contradiction, me semble intéressante parce qu’elle nous place devant la nécessité de nous demander dans quelle mesure une définition manifestement orientée vers la psychiatrie (avec le DSM) et les neurosciences peut être pertinente pour la littérature, du côté de l’interprétation des textes littéraires comme du côté des pratiques de lecture. Je pense ici par exemple à l’usage du trigger warning dans les universités américaines dont on se demandera sur quelle vision du trauma il repose.
Lorsque Cathy Caruth entreprend de définir le trauma dans Trauma : explorations in memory, publié en 1995, elle met l’accent sur la structure de l’expérience traumatique et non pas sur le type d’événement susceptible de causer un trauma. En écrivant : « The pathology consists, rather, solely in the structure of its experience or reception: the event is not assimilated or experienced fully at the time, but only belatedly, in its repeated possessionof the one who experiences it[12] » [La pathologie consiste plutôt et uniquement dans la structure de l’expérience ou dans la réception de l’événement : il n’est pas assimilé ou vécu complètement sur le coup, mais seulement de manière retardée, lorsque, possédant celui qui en a fait l’expérience, il se répète], il semble qu’elle cherche à se singulariser par rapport à la définition du DSM. Ce dernier, en intégrant la catégorie des troubles de stress post-traumatique dans sa troisième version publiée en 1980, définissait alors le trauma de manière événementielle, abandonnait le terme de névrose et rompait avec la psychanalyse. La posture de Cathy Caruth semble donc cohérente avec le double héritage qu’elle revendique, la philosophie européenne de la deuxième moitié du XXe siècle, notamment à travers la figure de Jacques Derrida, et la psychanalyse à travers Freud. Ces lectures lui permettent de se rendre sensible aux formes paradoxales et aporétiques de l’expérience traumatique caractérisée par sa latence inhérente qui inscrit le retard au cœur même du trauma. On retrouve ici la trace d’un geste propre à la déconstruction qui défait l’origine comme la présence, démonte la temporalité traditionnelle à travers l’idée un retard originaire, s’ouvre au motif de la hantise. Dans Trauma : explorations in memory, Cathy Caruth écrit en effet : « To be traumatized is precisely to be possessed by an image or event [13] . » [Être traumatisé c’est précisément être possédé par une image ou un événement.] Par ailleurs, cet héritage déconstructionniste, qui passe aussi par Paul de Man, lui permet une amorce de réflexion sur la question du référent à partir de sa faillite. C’est là, une part du travail de Cathy Caruth qui rencontre sans doute assez heureusement la littérature et qui est plutôt familière. En effet, l’approche de la littérature par le biais de la psychanalyse ou de la philosophie de Jacques Derrida est courante, Freud et lui-même se sont d’ailleurs régulièrement penchés sur des textes littéraires. Il semble donc que la chercheuse formule une définition qui fasse une large place à une part littéraire, ne serait-ce qu’à travers le recours à la métaphore de la hantise au sein de la définition elle-même[14]. Dans cette même perspective et en cohérence avec les propositions de Dori Laub et Shoshana Felman sur le témoignage : le récit, lui-même creusé par le paradoxe de sa nécessité et de son impossibilité, porte en lui la trace d’une cassure qui manifeste l’expérience trouée du trauma. Cependant, parallèlement à cette approche a priori non événementielle du trauma, Cathy Caruth fait une place très importante au modèle de l’accident et c’est là, me semble-t-il, que se perçoivent plusieurs tensions théoriques qui défont l’homogénéité de sa pensée et la rendent problématique.
L’accident est très présent dans ses textes, notamment dans Unclaimed Experience comme en témoignent les intitulés de parties « The story of an accident » et « The train collision, or history as accident ». En premier lieu, le modèle de l’événement traumatique comme accident semble venir de Freud : il l’évoque en effet au début d’ Au-delà du principe de plaisir avec les névroses traumatiques qui concernent aussi les cas des soldats revenus de la Première Guerre mondiale. Il est également évoqué dans L’Homme Moïse et le monothéisme pour expliciter de manière très ponctuelle la question de la latence. Mais Cathy Caruth semble faire de cet élément, qui chez Freud sert la plupart du temps d’exemple parmi d’autres, un point central.
The example of the train accident – the accident from which a person walks away apparently unharmed, only to suffer symptoms of the shock weeks later – most obviously illustrates, for Freud, the traumatizing shock of a commonly occurring violence. Yet the recurring image of the accident in Freud, as the illustration of the unexpected or the accidental, seems to be especially compelling, and indeed becomes the exemplary scene of trauma par excellence , not only because it depicts what we can know about traumatizing events, but also, and more profoundly, because it tells of what it is, in traumatic events, that is not precisely grasped [15]
[L’exemple de l’accident de train – celui dont les individus sortent apparemment indemnes pour ne souffrir des symptômes que des semaines après seulement – illustre parfaitement pour Freud le choc traumatique lié à une forme courante de violence. Ainsi, en tant qu’exemple de l’inattendu ou de l’accidentel, l’image récurrente de l’accident chez Freud est particulièrement convaincante, et devient la scène du trauma par excellence, pas seulement par qu’elle représente ce que nous pouvons savoir sur les événements traumatiques, mais aussi et plus précisément, parce qu’elle nous dit ce qui, dans les événements traumatiques, ne peut être exactement saisi.]
Cette citation est un bon exemple de la surévaluation qu’opère Cathy Caruth à propos du rôle de l’accident, entendu comme choc violent et inattendu, dans la pensée freudienne. Finalement, ce qu’elle dit de l’importance de l’accident qui devient « la scène du trauma par excellence » s’appliquerait bien davantage à sa propre pensée, qui ne cesse de revenir à ce paradigme, qu’à celle de Freud sur cette question. Nous pouvons alors nous demander quels gestes opère Cathy Caruth en convoquant le paradigme de l’accident pour penser le trauma.
D’une part, elle s’inscrit dans une ligne de l’histoire du trauma comme accident unique, brutal et surtout objectivable qui commence au milieu du XIXe siècle, passe par la Première Guerre mondiale et aboutit, à la fin du XXe siècle, à l’inclusion des troubles de stress post-traumatiques et du trauma dans le DSM -III. Cette ligne, proche d’une histoire de la psychiatrie, s’inscrit dans une appréhension profondément événementielle et référentielle du trauma. Comme le notent Didier Fassin et Richard Rechtman : avec le DSM -III « l’événement traumatique […] devient l’agent étiologique nécessaire et suffisant [17] » pour donner naissance aux symptômes associés aux troubles de stress post-traumatique. La réponse normale à un événement qui excède le champ habituel de l’expérience humaine ( outside the range of usual human experience [16] ) est d’être traumatisé. La liste des symptômes à laquelle Cathy Caruth a régulièrement recours pour décrire le trauma suit d’ailleurs totalement celle que propose le DSM [18]
Par ailleurs, en s’appuyant principalement sur Au-delà du principe de plaisir et L’Homme Moïse elle élude tout un pan de la pensée freudienne et particulièrement tout son travail antérieur à Au-delà du principe de plaisir. Elle fait des névroses traumatiques un point central de la pensée de Freud au détriment de toutes ses réflexions notamment sur le trauma en deux temps, l’après-coup, qui je pense est assez précieux. En ne retenant du concept de Nachträglichkeit (après-coup) que l’idée d’effet différé, ou de retard, elle délaisse celle de la construction rétroactive du sens et de l’importance de l’événement qui déstabilise la temporalité et la causalité linéaires traditionnelles. Elle procède à une forme d’homogénéisation des positions de Freud sur le trauma et donne à Au-delà du principe de plaisir un caractère originaire alors qu’il me semble n’être qu’une étape dans les réflexions de Freud sur le trauma qui n’ont d’ailleurs rien de continu. C’est l’ensemble du parcours de Freud autour de la question du trauma, depuis l’après-coup jusqu’à L’Homme Moïse, en passant par l’abandon de la théorie de la séduction et le cas de l’homme aux loups qui est particulièrement intéressant, notamment en ce qui concerne ses oscillations par rapport à la réalité de l’événement traumatique. Freud semble, en effet, toujours divisé entre la volonté « de trouver le roc de l’événement » [19] pour reprendre les mots de Jean Laplanche [20]et la prise en compte de l’efficace des élaborations fantasmatiques dans cette « réalité psychique» [21], non exactement référentielle, qui côtoie la « réalité matérielle ». Ces réflexions sur la question de la réalité ne sont pas sans pertinence pour la littérature.
Enfin, en remplaçant le refoulement par la latence dans la formation traumatique, Cathy Caruth fait une large place à l’idée d’un enregistrement littéral de l’événement traumatique dans une mémoire qui, elle-même, est alors conçue comme littérale. Je renvoie sur ce point à Trauma : a genealogy de Ruth Leys qui met en évidence la grande cohérence entre la pensée de Cathy Caruth et celle de Bessel van der Kolk qui s’intéresse au trauma par le biais des neurosciences et travaille « sur l’inscription (engraving of trauma) littérale du trauma dans le cerveau [21] ». C’est à travers cette idée d’un enregistrement littéral (mais aussi véridique) de l’événement traumatique que Cathy Caruth et Bessel van der Kolk pensent le fait que le trauma se tient en dehors de toute représentation.
À partir du paradigme de l’accident, on peut donc repérer, à la suite de Roger Luckhurst, un véritable changement d’autorité dont témoigne la pensée de Caruth :
[…] here are signs that Caruth acknowledged the changing locus of authority. Her view of traumatic memory as a registration ‘‘outside’’ registration in fact owed much to the neurobiological speculations of Bessel van der Kolk, whose work on the literal ‘‘engraving of trauma’’ on the mind Caruth included in her American Imago special .
[il y a des signes qui montrent que Caruth reconnaît que le lieu de l’autorité s’est déplacé. Sa conception de la mémoire traumatique, comme inscription ‘‘en dehors’’ de l'inscription, doit en fait beaucoup aux spéculations neurobiologiques de Bessel Van der Kolk dont le travail sur ‘‘l’empreinte’’ littérale du trauma dans le cerveau a été intégré par Caruth dans le numéro spécial d’American imago.]
La littérature et la psychanalyse restent pour elle des formes privilégiées d’écritures qui peuvent rendre compte des paradoxes du trauma, de la mise en crise de la représentation, de l’histoire ou encore de la vérité, qu’il provoque. Mais simultanément, elle convoque des conceptions du trauma qui sont dominantes aujourd’hui et dont les implications théoriques et les champs d’application – à savoir la psychiatrie, orientée par le DSM, et les neurosciences via les théories de Bessel van der Kolk – me semblent problématiques, notamment pour aborder la littérature.
La définition événementielle et plutôt référentielle du trauma ainsi que la conception littérale de la mémoire traumatique accentuent un certain type d’événement (l’événement violent et soudain, extrême pourrait-on dire, comme les névroses de guerre) qui tend à devenir un modèle pour penser l’événementialité en général. Parallèlement, il me semble que s’y joue une grande simplification de la pensée du temps, de la mémoire et de la causalité. En insistant sur des événements objectivables, cause unique des symptômes, et sur la conservation et le surgissement de l’exacte réalité de l’événement dans la mémoire, la temporalité, la causalité et l’origine restent prises dans une conception traditionnelle qui laisse de côté le pan le plus intéressant de la pensée freudienne mais aussi évidemment celle de Jacques Derrida que Cathy Caruth convoque pourtant. Mais revenons à notre question du départ : quelle forme de rapports au texte littéraire propose cette pensée du trauma ? Comment permet-elle de lire, d’interpréter la littérature ?
En premier lieu, on peut penser que cette approche encourage une lecture principalement référentielle de la littérature et par là une vision plutôt simplificatrice de la richesse et de la diversité des liens entre l’univers extra - textuel et le texte. Elle semble aussi supposer qu’il est possible de localiser, identifier, nommer le trauma une fois pour toutes. Ce premier problème pour l’activité interprétative se double d’un autre : la tendance à psychologiser systématiquement les instances narratives et à rechercher un sujet derrière le trauma, l’auteur par exemple. Dans ce contexte la lecture se fait davantage diagnostique qu’interprétative. Ceci correspondrait à cette conception littérale évoquée plus haut et qui me semble passer à côté de la littérature et de la fiction en en faisant des corps conducteurs passifs et directs de la « réalité ». Mais plus précisément, ce qui revient littéralement pour Cathy Caruth, c’est tout à la fois l’événement tel qu’il s’est produit, comme dans les flashbacks par exemple, mais aussi ce qui de l’événement ruine la représentation [24] . La vérité de l’événement se tient dans cette faillite indépassable. Ce qui revient littéralement provoque alors de l’effroi comme si l’événement se produisait à nouveau. Dans, Trauma : a genealogy, Ruth Leys critique cette dimension du travail de Cathy Caruth qu’elle interprète en termes de contagion traumatique susceptible de se transmettre à celui qui reçoit le témoignage de l’expérience traumatique. C’est ici qu’il nous semble retrouver le trigger warning évoqué un peu plus haut. L’usage du trigger warning qui, comme le souligne Jack Halberstam, relève d’« une simplification outrancière des définitions du traumatisme » et d’« une conception littérale et simpliste de la douleur émotionnelle [25] », apparaît dès lors comme une conséquence – sur la pensée de la lecture – de cette conception référentielle et littérale du trauma mais aussi de la littérature. Ainsi, alors que la cohérence de la pensée de Cathy Caruth se défait, une autre nous apparaît. Sur la base d’une commune définition événementielle du trauma, elle réunit les représentations courantes soutenues par la psychiatrie et ses divers usages (scientifique, clinique, juridique, sociaux), le renouvellement d’un certain rapport à la lecture à travers le trigger warning et la pensée de Cathy Caruth. Certes, cette dernière revendiquait de fortes affinités entre la littérature et la théorie du trauma qu’elle était en train de réélaborer [26] , cependant le postulat d’un lien intrinsèque entre littérature et trauma ne doit pas faire oublier que le trauma s’inscrit dans une histoire, se construit à travers des choix théoriques et que tous ne sont pas nécessairement profitables pour penser les pratiques singulières d’écriture, de lecture et de transmission qui se rejoignent sous le terme de littérature.
Pour naturelle qu’elle paraisse dans un contexte historique où elle domine, l’approche événementielle et référentielle du trauma – qui est loin d’être la seule possible – ne constitue pas moins une position particulière à l’égard de la littérature qui a des conséquences sur la lecture et l’activité interprétative. Or, pour pouvoir la percevoir et l’interroger, il semble qu’il faille d’abord défaire l’homogénéité et la cohérence dont la catégorie de trauma semble être dotée aujourd’hui. C’est en repérant les différentes strates temporelles qui forment l’histoire du trauma, les tensions conceptuelles qui la traversent et en distinguant les enjeux spécifiques de ses divers usages, que le trauma regagne en étrangeté pour nous qui en sommes si familiers.
[1] Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007.
[2] Roger Luckhusrt, The Trauma question, London, Routledge, 2008.
[3] Ruth Leys, Trauma : a genealogy, The University of Chicago Press, 2000.
[4] Voir Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième Siècle, Revue d'histoire, n° 94, 2007. Disponible sur internet : https://www-cairn-info.janus.biu.sorbonne.fr/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-2.htm-page-3.htm [dernière consultation le 27/12/18]
[5] Une quinzaine d’années au moins séparent les premières élaborations autour du trauma aux États-Unis dans les années 1990, de la réception de ces textes et de l’intérêt pour le trauma du côté des études littéraires en France qui commencent à se développer au début des années 2010. Ce décalage est perceptible dans les propos de Marc Amfreville dans son introduction au numéro de la revue Sillages consacré au trauma en 2015. Il y évoque la naissance de L’Atelier de recherches sur le trauma et ses écriture (A.R.T.E) de la manière suivante : « En 2010 j’ai eu la chance de pouvoir ouvrir sous l’égide de VALE, le premier séminaire français consacré à une discipline qui a déjà fait florès aux États-Unis et dans divers pays d’Europe : ce qu’il est convenu d’appeler, outre-Atlantique, les trauma studies. Il semblait urgent de susciter une réflexion sur la question et si possible même, de témoigner, sous forme de productions écrites, de l’indéniable intérêt manifesté par des collègues français par leur présence à l’étranger dans les ateliers consacrés à ce sujet mais aussi, tout simplement, au fil de leur production critique locale. », Marc Amfreville, « Introduction », Sillages critiques, n° 19, 2015. Disponible sur internet : http://journals.openedition.org/sillagescritiques/4205 [dernière consultation le 24/03/2019].
[6] Cette prise de distance vis-à-vis de la catégorie de trauma paraît d’autant plus nécessaire lorsqu’on se penche sur la littérature contemporaine où l’effet de concomitance avec le développement de la théorie du trauma est fort et semble freiner le regard critique dans son aptitude à évaluer un concept et surtout à éviter le figement de l’interprétation
[7] En référence au titre de l’ouvrage de Carlo Ginzburg où il introduit l’idée de « défamiliarisation ». Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001. , p. 83, p. 142
[8] Hélène Merlin-Kajman, « Familiarité et estrangement : de faux antonymes », in Sandro Landi (dir.), « L’estrangement, retour sur un thème de Carlo Ginzburg », Essais, Numéro hors-série, Bordeaux, École Doctorale Montaigne-Humanité (éd.), 2013.
[9] Voir Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », op. cit.
[10] Catherine Coquio, Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, coll. Le temps des idées, 2015. , p. 123.
[11] Ruth Leys, Trauma : a genealogy, op. cit.
[12] Cathy Caruth, Trauma : explorations in memory, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1995 p. 4.
[13] Ibid,p..4-5.
[14] Le lien entre trauma et littérature est par ailleurs régulièrement souligné : par Cathy Caruth elle-même dansUnclaimed experience : « If Freud turns to literature to describe traumatic experience, it is because literature, like psychoanalysis, is interested in the complex relation between knowing and not knowing » (p. 3) ; ou encore par Anne Whitehead : « My choice of theorists [Cathy Caruth, Shoshana Felman, Geoffrey Hartman] reveals a specific affinity of literary criticism with trauma theory and suggests that trauma theory is inherently linked to the literary in ways that it has not always recognized. [...] I seek to remark on a resonance between theory and literature in which each speaks to and addresses the other », Anne Withehead, Trauma fiction, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004, p. 4.
[15] Cathy Caruth, Unclaimed experience : trauma, narrative and history, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996.
[16] Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime,op. cit.
[17] DSM III , American psychiatric association, 1980, p. 236.
[18] «While the precise definition of post-traumatic stress disorder is contested, most descriptions generally agree that there is a response, sometimes delayed, to an overwhelming event or events, which takes the form of repeated, intrusive hallucinations, dreams, thoughts or behaviors stemming from the event, along with numbing that may have begun during or after the experience, and possibly also increased arousal to (and avoidance of) stimuli recalling the event .», Cathy Caruth, Trauma : explorations in memory, op. cit., p. 4.
[19] Jean Laplanche, Problématique-VI. L’après-coup, Paris, PUF, 2006, p. 44.
[20] Dans leur commentaire de L’Homme aux loup, André Green évoque « ce démon de la datation » qui ne lâche pas Freud, et Lacan, quant à lui, souligne l’exigence d’« une objectivation totale de la preuve lorsqu’il s’agit de dater la scène primitive ».
[21]« Lorsque les hystériques rattachent leurs symptômes à des traumatismes inventés, le fait nouveau consiste précisément en ce qu’ils imaginent (phantasieren) ces scènes, et que la réalité psychique (psychische Realität) exige d’être appréciée à côté ( neben) de la pratique (praktischen Realität). », Sigmund Freud, Histoire du mouvement psychanalytique. Cité par Guy Le Gaufey, « ‘‘L’Abandon’’ de la théorie de la séduction chez Freud », http://www.legaufey.fr/Textes/Attention.html [dernière consultation le 23/01/2019].
[22] « the literal ‘‘engraving of trauma’’ on the mind », Roger Luckhusrt, The Trauma question,op. cit., p. 13.
[23] Ibid., p. 11. L’ouvrage auquel Roger Luckhurst fait référence dans cette citation est Trauma : exploration in memory, dirigé par Cathy Caruth et paru en 1996, qui regroupe les contributions de plusieurs chercheurs autour du trauma, initialement publiées dans la revue American imago.
[24] Voir Cathy Caruth, op. cit., p. 153.
[25] Jack Halberstam, « ‘‘Tu me fais violence !’’. La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du traumatisme », traduit de l’anglais par Clémence Garrot et Suzanne Renard, Vacarmes n° 72, juin 2015. Disponible sur internet : https://vacarme.org/article2766.html [consulté le 17/10/2018]. Dans sa version originale l’article est intitulé « You are triggering me ! The Neo-Liberal rhetoric of harm, danger and trauma. » et il est publié sur Bully Bloggers : https://bullybloggers.wordpress.com/2014/07/05/you-are-triggering-me-the-neo-liberal-rhetoric-of-harm-danger-and-trauma/
[26] Je renvoie à la note n° 14.