Conversation critique n°19
L’existence de différences de niveau culturel à l’intérieur des sociétés dites civilisées est le préalable qu’impliquent les disciplines qui se sont peu à peu autodéfinies sous les noms de folklore, histoire des traditions populaires, ethnologie européenne. Mais l’emploi du mot « culture » pour définir le complexe d’attitudes, de croyances, de codes de comportement, etc., propres aux classes subalternes à une époque donnée est relativement tardif : il a été emprunté à l’anthropologie culturelle. C’est seulement à travers le concept de « culture primitive » qu’on en est arrivé à reconnaître la possession d’une culture à ceux que l’on définissait jadis, de façon paternaliste, comme les « couches inférieures des peuples civilisés ». La mauvaise conscience du colonialisme rejoint ainsi la mauvaise conscience de l’oppression de classe. Ce qui a permis de dépasser, au moins verbalement, non seulement la conception démodée du folklore comme un simple recueil de curiosités, mais aussi la position de ceux qui ne voyaient dans les idées des classes subalternes, leurs croyances et leurs visions du monde, rien d’autre qu’un amas inorganique d’idées, de croyances et de visions du monde élaborées par les classes dominantes, peut-être plusieurs siècles auparavant. La discussion a pu alors s’ouvrir sur le rapport entre la culture des classes subalternes et celle des classes dominantes. Jusqu’à quel point la première est-elle, précisément, subordonnée à la seconde ? Dans quelle mesure exprime-t-elle, au contraire, des contenus au moins en partie d’une autre nature ? Peut-on parler d’une circulation entre les deux niveaux de culture ?
Ce n’est que récemment, et avec quelque méfiance, que les historiens ont affronté ce type de problèmes. Ce qu’explique en partie, sans aucun doute, la persistance diffuse d’une conception aristocratique de la culture. Trop souvent des idées et des croyances originales sont considérées, par définition, comme produites par les classes supérieures, et leur diffusion parmi les classes subalternes comme un fait mécanique d’intérêt médiocre ou nul : tout au plus relève-t-on avec suffisance la « dégradation » ou la « déformation » subie par ces idées et ces croyances, au cours de leur transmission. Mais la méfiance des historiens a aussi un autre motif, plus estimable, d’ordre méthodologique et no idéologique. Par rapport aux anthropologues et aux spécialistes des traditions populaires, les historiens partent, bien évidemment, avec un handicap énorme. Encore aujourd’hui, – mais à plus forte raison autrefois –, la culture des classes subalternes est en très large partie une culture orale. Or, malheureusement, les historiens ne peuvent se mettre à parler avec les paysans du XVIe siècle : il n’est pas dit, d’ailleurs, qu’ils les comprendraient. Aussi doivent-ils utiliser surtout des sources écrites (en plus, éventuellement, des découvertes archéologiques) doublement indirectes, parce qu’écrites, et écrites en général par des personnes liées plus ou moins ouvertement à la culture dominante. Ce qui signifie que les pensées, les croyances, les espérances des paysans et des artisans du passé nous parviennent (quand elles nous parviennent) presque toujours à travers des filtres et des intermédiaires déformants. Cela suffit à décourager à l’avance les tentatives de recherche dans cette direction.
Mais les termes du problème changent radicalement dès que l’on se propose d’étudier non plus la « culture produite par les classes populaires » mais « la culture imposée aux classes populaires. […]
Mais la peur de tomber dans un positivisme naïf et décrié, unie à la conscience exaspérée de la violence idéologique qui peut se cacher derrière la plus normale et à première vue innocente opération cognitive, conduit aujourd’hui beaucoup d’historiens à jeter l’enfant avec l’eau du bain, ou, pour parler sans métaphore, la culture populaire avec la documentation qui en donne une image plus ou moins déformée. Après avoir critiqué, non sans raison, les enquêtes déjà mentionnées sur la littérature de colportage, un groupe de chercheurs en est ainsi arrivé à se demander si « la culture populaire existe en dehors du geste qui la supprime ». La question est toute rhétorique, et la réponse évidemment négative. Cette sorte de néo-pyrrhonisme semble à première vue paradoxale, étant donné que ce qui le sous-tend ce sont les études de M. Foucault, donc de celui qui a, avec le plus d’autorité, dans son Histoire de la folie, attiré l’attention sur les exclusions, les interdictions, les limites à travers lesquelles s’est constituée historiquement notre culture. Mais à bien y regarder, le paradoxe n’est qu’apparent. Ce qui intéresse surtout Foucault, ce sont le geste et les critères de l’exclusion : les exclus, un peu moins. Dans l’Histoire de la folie était déjà implicite, au moins en partie, la trajectoire qui a porté Foucault à écrire Les Mots et les Choses et l’Archéologie du savoir (mais Surveiller et Punir, et les essais publiés dans le recueil Microphysique du pouvoir posent des problèmes nouveaux, dont la discussion nous entraînerait trop loi). Selon toute probabilité, elle s’est trouvée accélérée par les objections d’un nihilisme facile soulevées par J. Derrida contre l’Histoire de la folie. On ne peut pas parler de la folie dans un langage qui participe historiquement à la raison occidentale, ni non plus du processus qui a conduit à la répression de la folie elle-même : le point d’appui d’où Foucault a fait partir sa recherche – a écrit en substance Derrida – n’existe pas, il ne peut exister. L’ambitieux projet de Foucault d’une « archéologie du silence » s’est transformé ici en silence pur et simple, accompagné éventuellement d’une muette contemplation esthétisante.
Ce repliement est attesté par un récent recueil qui regroupe, avec des documents de nature très diverse sur le cas d’un jeune paysan qui, au début du XIXe siècle, tua sa mère, sa sœur et un de ses frères, quelques essais rédigés par Foucault et certains de ses collaborateurs. L’analyse tourne essentiellement autour des recoupements de deux langages de l’exclusion qui tendent à s’exclure l’un l’autre : celui de la justice et celui de la psychiatrie. La figure de l’assassin, Pierre Rivière, finit par passer au second plan, juste au moment où on publie un mémoire écrit par lui à la demande de ses juges pour expliquer comment il en était arrivé à commettre son triple assassinat. La possibilité d’interpréter ce texte est explicitement exclue, car cela équivaudrait à lui faire violence, en le réduisant à une « raison » qui lui est étrangère. Restent seulement la « stupéfaction » et le « silence », uniques réactions légitimes.
C’est sur un irrationalisme esthétisant que débouche donc cette orientation de recherche. Le rapport, obscur et contradictoire, de Pierre Rivière avec la culture dominante, est à peine abordée ; ses lectures (almanachs, livres de piété, mais aussi Le Bon sens du curé Meslier) sont totalement ignorées. On préfère le décrire, errant dans les bois après le crime, comme « un homme sans culture et un animal sans instinct … un être mythique, un être monstrueux dont la définition est impossible parce qu’il ne relève d’aucun ordre énonçable ». On s’extasie devant une extranéité absolue qui, en réalité, est le fruit du refus d’analyser et d’interpréter. Les victimes de l’exclusion sociale deviennent les dépositaires de l’unique discours qui soit une réponse radicale aux mensonges de la société établie – un discours qui passe par le crime et l’anthropophagie, et qui s’incarne indifféremment dans le mémoire rédigé par Pierre Rivière ou dans son matricide. Il s’agit d’un populisme à l’envers, d’un populisme noir – mais toujours d’un populisme.
[…]
A plusieurs reprises, nous avons vu affleurer, sous la très profonde différence de langage, de surprenantes analogies entre les tendances de fond de la culture paysanne que nous avons cherché à reconstruire, et celle des secteurs les plus avancées de la haute culture du XVIe siècle. Expliquer ces analogies par une simple diffusion du haut vers le bas signifierait adhérer à la thèse, insoutenable, selon laquelle les idées naissent exclusivement au sein des classes dominantes. Mais le refus de cette explication simpliste implique, d’autre part, une hypothèse beaucoup plus complexe sur les rapports qui ont existé à cette époque entre la culture des classes dominantes et la culture des classes subalternes.
Plus complexe, et en partie indémontrable. L’état de la documentation reflète, bien évidemment, l’état des rapports de force entre les classes. Une culture presque exclusivement orale, comme celle des classes subalternes de l’Europe préindustrielle, tend à ne pas laisser de traces, ou à laisser d’elle-même des traces déformées. D’où la valeur symptomatique d’un cas limite comme celui de Menocchio. Il repose avec force un problème dont on commence seulement maintenant à entrevoir toute la portée : celui des racines populaires d’une grande partie de la haute culture européenne, médiévale et postmédiévale. […]
Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle [1976], trad. M. Aymard, Paris, Flammarion, 1980, p. 8-9 ; 12-13 ; 176-177.
07/05/2022