Air du temps n°2
Lettre à HMK sur La Littérature à l’heure de #MeToo
Préambule
Une citation introduit remarquablement à la « lettre » que Dominique Dupart (non sans ironie, voire auto-dérision) adresse ici à Hélène Merlin-Kajman pour lui exposer ses points de désaccords avec son dernier livre, La littérature à l’heure de #MeToo : « je suis autant reconnaissante qu'on puisse débusquer […] le rapt dans la mièvrerie lyrique de Chénier que de vous lire en réponse à cette entreprise-là. Pour moi, cela forme une constellation critique, une Affaire, en quelques sorte, qui fait un tout et qui a sa valeur en tant que telle, sans que je veuille retrancher un geste ou un autre [...] mais, puisque, moi aussi, j’aime le débat, je prends position en vous lisant, car débattre, sinon, est affaire impossible. »
Position précieuse entre toutes. Alors, Dominique Dupart interpelle Hélène Merlin-Kajman : n’aurait-elle pas, dans son livre, « relevé » des personnages masculins qui ne le méritaient guère, au prétexte qu’ils n’étaient que littérature et que la littérature se prête à la désidentification ? Les Salopettes n’ont-elles pas raison de refuser de tomber dans le panneau aseptisé du « sujet lyrique », « si masculin qu’il doit jouer à être la femme pour ne pas mourir de solitude » ? Une « littérarité de combat » n’est-elle pas nécessaire pour corriger ce qui, selon Dominque Dupart, est vraiment trop « lettré » dans la littérarité transitionnelle que défend Hélène Merlin-Kajman ?
Transitions
Dominique Dupart est maitresse de conférence à l’Université de Lille 3 où elle enseigne la littérature des XIXe et XXe siècles. Elle a publié notamment Lamartine Le Lyrique, Paris, La Documentation française, 2011 ; et Le lyrisme démocratie, Naissance de l’éloquence romantique chez Lamartine, 1834-1849, Paris, Honoré Champion, 2012. Elle anime en outre depuis plusieurs années la discussion critique intitulée Apostrophe dans ma cuisine, d’abord dans sa cuisine, et ensuite au Centre Beaubourg dans le cadre du Festival Extra (3e année) en compagnie d’Arthémis Johnson. Elle est enfin romancière : MyrhaTonic, Léo Scheer, 2011 ; et La Vie légale, Actes Sud, 2020.
Lettre à HMK sur La Littérature à l’heure de #MeToo
Dominique Dupart
08/05/2021
Mars 2021,
#marsauféminin
Chère Hélène,
Puisque nous héritons, peut-être encore un peu – en raison de ce statut d’enseignante-chercheuse d’aujourd’hui qui est le nôtre – de la République des Lettres d’hier, de celle que Marc Fumaroli définit au présent comme « une société de savants lettrés solidaires », « une société d’égaux et d’amis », une société définie aussi comme un « réseau social », mais un « réseau social » bien particulier, seulement composé de « pairs épistoliers recrutés par cooptation » et non « d’interlocuteurs d’Internet supposés tous par définition arithmétiquement égaux », je réponds à votre livre sous la forme d’une missive, qui ne prendra donc pas assez le temps de tout dire mais qui posera en toute amitié quelques repères d’entente et de mésentente entre nous1. Il s’agit aussi de rendre hommage à Marc Fumaroli sans pour autant priver cet hommage d’une forte aura de contestation, puisqu’il est bien question de cela, dans votre dernier livre, de la radiographie d’une contestation lettrée et même de la radiographie d’une contestation lettrée de la contestation lettrée engagée par le désormais très fameux gang des « Salopettes » (!), ces Salopettes qui ont osé sommer un jury, c’est-à-dire une caste, de se prononcer sur la représentation visible d’un acte au sein d’un texte, un acte criminel, qui plus est condamnable sous le ciel étoilé au-dessus de nous et aussi selon la loi morale qui règne en nous. Au cœur de la République des Lettres, toujours défendue par Marc Fumaroli, on trouve « l’amour intransigeant de la vérité », et c’est pourquoi au « siècle de Facebook », écrit-il, en 2015, elle serait encore plus indispensable encore qu’au siècle de l’invention du livre2. Or, c’est bien « l’amour intransigeant de la vérité » qui guide votre enquête, tel que ce dernier n’est jamais séparé d’une quête de la justice, juste lecture critique afin de porter un juste jugement à propos de la sommation des Salopettes, sommation que l’on peut formuler ainsi : est-ce un viol qu’André Chénier narre lyriquement, c'est-à-dire avec complaisance, dans un poème ? Non que les Salopettes n’aient pas déjà réponse à la question, mais poser la question, c’était pour elles, me semble-t-il, adresser aussi le poème comme question à ceux-là même qui ont été ou seront juges de leur aptitude future à enseigner et à lire au sein de ce qui demeure aujourd’hui de la République des Lettres d’hier.
Or, chère Hélène, en dépit de la circonstance hiérarchique depuis laquelle cette adresse des Salopettes sous forme de question prend son sens, ce qui me frappe en vous lisant, c'est à quel point votre conception de la lecture et de la littérature ne s'accommode jamais du rapport de pouvoir. Pour vous, lire – quand le texte vaut le coup – c'est ne jamais s'identifier, s'incarner dans une position, mais toujours "flotter", se "désidentifier", pas osciller, cela rimerait trop avec « instabilité », mais pouvoir respirer d'une position à l'autre : jusqu'à mentionner dans un très beau passage comment Vanessa Springora dans Le Consentement fait aussi de l’abominable G. un destinataire possible de son texte, ce qui est une manière de le "relever", aussi. Comme vous "relevez" Daphnis dans le poème d’André Chénier, le violeur pour les Salopettes, comme vous "relevez" aussi le grand Kevin dans le roman de Marin Fouqué, et même le Mauvais vitrier, dans le poème en prose de Baudelaire dont vous avez aussi parlé autrefois avec tant d’intelligence dans La Gueule du loup... A maints égards, alors que s’exerce aujourd’hui une guerre des sexes immatérielle – qui n’a pas grand-chose à voir avec la République des Lettres de Marc Fumaroli, quelle qu’elle soit, fictive, fantasmée ou historique – au sein de laquelle toute représentation masculine est désormais passée au crible de cet enjeu-là même de justice et de vérité qui guide votre enquête critique, votre dernier texte peut s'apparenter à une défense des hommes dans leur singularité, chacun , ou dans leur individualité tel que le texte peut le permettre, autant, à chaque fois que le texte peut le permettre.
Je vois bien que c'est pour s'opposer fermement au pseudo-terrorisme type #metoo qui enrôle les textes dans cette nouvelle guerre des sexes et qu’au temps court des invectives et des sommations, vous choisissez le temps long de la méditation critique qui implique de ne pas se battre entre nous, les filles et les femmes, mais fermement, solidement, discuter, argumenter, débattre. Cependant, je maintiens cette ouverture que je fais d’entrer dans votre pensée depuis la défense des hommes. Dans une note, vous expliquez que le « religieux » forçait les hommes à une position de violeur (le devoir conjugal) : si bien que ce n'est pas seulement selon ce que la littérature permet – ne pas fermer le sens dans le cadenas d'une position – mais, plus généralement, selon une conception de la socialité qui implique que les hommes, quand bien même ils seraient agresseurs, sont eux aussi la proie d'un contexte ou d'une histoire, que vous souhaitez lire en toute impartialité subjective le poème d’André Chénier. Guérir ensemble, affirme Isabelle Stengers, puisque le premier (l’homme) comme le dernier de la classe (la femme) sont affectés pareillement par l’institution-monde. Comme par exemple, lorsque vous écrivez que Daphnis est là aussi pour incarner une résistance à la sacralité du père, le père qui justifie la chasteté et virginité. Dans cette perspective, Daphnis, de violeur, se commue comme presque insensiblement en camarade en condition de la jeune fille et se dessine à cet instant de votre lecture active une cellule de programme libertin, presque, mieux que libertin, même, beaucoup mieux – forcer la forteresse disparait – comme l’esquisse d’une émancipation à deux, une sortie des lois par le plaisir et la joie, plaisir et joie de la nature lyrique au sein de laquelle est bénie des Dieux l’union des corps, toujours.
Je ne vais évidemment pas prétendre le contraire. Moi aussi, j’aime les beaux vers qui font chanter le désir au sein de la conscience et qui peuvent poser souterrainement la forme du consentement sous celle du dilemme en dépit de toutes les promesses. Parce que la loi sacrée du Père, comme le ciel étoilé, réverbère en nous, joue en nous, en dépit de tout, toujours, pourquoi Daphnis y échapperait-il ? Même si, pour le poème de Chénier, je ne suis pas convaincue comme vous par ce beau vers qui permet au texte de "respirer", tout simplement parce qu'il est énoncé par Daphnis... et donc, sans aucun doute, inféodé au possible rapt dans les termes mêmes de la parole persuasive. C’est la jeune fille que j’aimerais entendre chanter les feuilles, les fleurs, la douce eau de la fontaine que je m’imagine aussi verser non loin. Or, elle ne chante pas comme Daphnis chante la promesse. Plutôt que porter contradictoirement la voix de Daphnis, qui n’a besoin d’aucun soutien en réalité, qui se tient très bien tout seul sur le sommet mineur d’un massif lyrique peuplé de muses à sa disposition, j’aurais alors tenté de « relever » le silence de la proie qui ne chante pas la nature comme Daphnis s’autorise à la chanter : n’est-ce pas ce que tentent les Salopettes ? Parler pour elle ?
Mais : je suis frappée qu'une telle approche chez vous fasse l'économie d'une chose toute simple et qui justifie en quelque sorte ce moment un peu terroriste que nous vivons, à savoir que le lecteur ou la lectrice ne vit pas dans un monde littéraire où la possibilité de se « désidentifier » est possible, mais dans un monde où les rapports de pouvoir ont pris la forme de cette guerre des sexes dont je vous parlais plus haut (#metoo, #balanceton porc) avant de s'élargir récemment dans une guerre contre toute forme d'oppressions possibles quand elle a trait à l'intimité la plus inviolable, avec le livre de Camille Kouchner. Dans cette mesure, pourquoi ne pas laisser possiblement une instruction se faire au moyen de la littérature ? Pourquoi ne pas admettre qu'il s'agit seulement, aussi, avec les Salopettes, d'un autre usage littéraire de la littérature ? Un usage littéraire qui n'est pas lettré, qui est du temps de « Facebook », qui n’est pas de la société fictive des amis lettrés chantée par Marc Fumaroli, qui est de toutes et de tous, en dépit de tous les statuts qui autorisent ou qui n’autorisent pas. En dépit de son caractère trivialement démocratique, un usage tout de même littéraire dans le sens où il me semble que dans la société de discours dans laquelle on vit aujourd’hui, les femmes et les hommes ont toujours trouvé dans les œuvres de quoi les incarner en porte-parole, tout simplement parce qu'en les lisant elles et il arrivaient à y figurer soit un nouveau monde dans lequel elles ou ils voulaient habiter soit un ancien monde dans lequel elles ou ils ne voulaient plus habiter : cet usage littéraire des textes n'est pas anti-littéraire, il ne ferme pas seulement l'interprétation en cadenassant des positions, mais il fait le texte le lieu d'un rapport de force inversé assumé qui implique, au passage, le temps d'un manifeste, d'immobiliser les positions : parce qu'il existe bel et bien de mauvaises positions et que les textes peuvent les figurer aussi en tant que telles, malgré eux parfois, et aussi que la marge est toujours un objet à construire pour rendre sa part à ce qui est voué, sinon, à l’illisibilité dans le monde lettré. En tant que petites descendantes de l’utopie de la République des Lettres, nous n’avons pas comme mission instituée de sauver la littérature et d’excuser les textes au nom de la nuance et de la recherche subtile du juste canon critique, nous n’avons pas non plus mission de sauver les Daphnis de l’opprobre au nom d’une justice close sur elle-même – le « close Reading »– qui jette hors du texte tout ce qui pourrait faire de lui un medium de circulation engageant pour l’avenir d’autres représentations possibles que la lyrique du ravissement et du rapt.
Comment défendre ce geste critique ? Justement en admettant que le contexte dans lequel le texte s'inscrit est aussi le texte, qui n'est pas fait seulement de phrases, de rythmes mais au sein duquel se tisse autre chose qu'une représentation, à savoir une actualisation de ce qui est en cours, de ce qui se joue : et comment la lecture ne pourrait-elle pas être affectée par cela ? Starobinski, en clinicien, ciblait dans La Relation critique la « névrose historienne » chez tous ces lecteurs (pas de lectrices tout à fait) qui noyaient l’œuvre dans le milieu de leur circonstance, aujourd’hui sans doute il ciblerait la « névrose contemporaine », qui, elle, à ses yeux, s’occuperait de la noyade des textes dans la circonstance du présent – et peut-être n’aurait-il pas tort tout à fait – alors même que pendant la IIe guerre, il lisait Stendhal en résistance en cryptant ses allusions en tant que combat de l’humanisme contre la barbarie. Donc, voilà, chère Hélène, ça ne me gêne pas qu'un manifeste « performe » anachroniquement aujourd’hui le viol au sein du poème de Chénier, pas du tout, je vois une utilité grande, au contraire à s’emparer d’une pièce poétique patrimoniale et à en faire, momentanément, le réservoir exemplaire de ce qui advient comme presque une règle dans la vie des femmes, même si ces dernières peuvent y trouver aussi possiblement du plaisir ou de la jouissance, puisqu'elle aussi elles font patrimoine marital et/ou sexuel dans le couple ou la famille. L'enjeu, dans le monde défini par des usages démocratiques de la littérature, ce n'est pas le texte en soi, mais comment il réverbère, comment il est traversé par un nouveau regard, qui n'hésite même pas à enrôler Cassandra. Je trouve cette attaque audacieuse même. En elle, c'est une littérarité de combat qui se joue, mais qu'elle soit de combat ne l'empêche pas d'être une littérarité comme une autre, qui, certes, ne mobilise aucune phénoménologie de l'interprétation mais qui a pour elle de pouvoir s'adresser à toutes et à tous : en dépit de la République des Lettres qui fonctionne par cooptation seulement et peut-être même, aussi, un peu contre elle, encore elle, cette République des Lettres qui se naphtalise gentiment dans l’indifférence et qui se soucie si peu de la vie matérielle des femmes. Et si l'enjeu, c'est aussi le destinataire, alors celles qui doivent être « relevées », ce sont les lectrices, et pas les hommes bousculés par les manifestes. Peut-être que la question n’est pas seulement la représentation ou non du viol mais que le viol est la représentation qui conduit à la bascule du représenté au sein du poème. Tout simplement, parce que tout geste critique advient par opposition à d'autres : ici, la sommation des Salopettes peut être à mes yeux interprétée comme une réponse à l’immense littérature académique pléthorique qui traite du sujet lyrique, sujet lyrique forcément, grammaticalement, culturellement masculin, si masculin qu’il doit jouer à être la femme, pour ne pas mourir de solitude, ai-je envie d’écrire, j’en sais quelque chose avec Lamartine que Balzac, sans vergogne, fustigeait en « flamand rose » pour questionner sa virilité et surtout attaquer sa visée prédatrice des femmes en dépit de l’incertitude de cette virilité. Qui chante ne peut pas être assigné à une catégorie d’oppression en raison même de la lyrique qui désarticule la convention du sujet, quel qu’il soit, c’est ce qui nous est légué comme savoir de la lyrique par la République des Lettres, d’autant plus que la muse est là pour être chantée, menaçante en même temps de la voix masculine qui chante et pourtant l’imaginaire de la muse s’accommode à la perfection de son silence, un silence qui ne porte même pas le nom de silence, puisque, pour qu’il y ait silence, il faut qu’une place soit réservée, que le chant s’arrête, ce qui n’advient jamais de manière à transformer la muse en poète, souvenons de toutes ces phrases, « il n’y a pas de rapport sexuel », « la femme n’existe pas », etc. La bascule du représenté au sein du poème ne peut qu’advenir du lointain, de l’anachronique, elle mobilise, c'est-à-dire qu’elle rend mobile mais autrement qu’au moyen d’une « désidentification » ou d’une « respiration », elle rapte elle-aussi. Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent, c’est ce qui se disait, autrefois, sur les murs en 1968. J’ai lu dernièrement sur le blog d’une instagrammeuse, d’une de celles qui n’ont pas droit de cité dans la version Facebook abhorrée de la société de discours par Marc Fumaroli, une citation de George Sand qui explique que Lélia, l’héroïne de Lélia, un de des romans les plus sombres de la romancière démocratique, avait été sa « muse « pendant toute l’écriture du roman. Je ne connaissais pas du tout cette citation et elle a glissé sur moi tout d’abord, en apparence inoffensive, sur le fil de mon Instagram mais maintenant je me souviens de son incongruité en vous écrivant et je la transmets à mon tour sur le fil.
Et c'est pour toutes ces raisons, dans et à travers le sentiment d’une nécessité absolue, je crois, que nous avons de refonder une République des Lettres nouvelle qui, sans être un pur import-export des American Humanities – ce qui serait suivre seulement la vogue – puisse reconnaître, de même qu’une nouvelle littérarité à l’écoute des non-humains, un juste décentrement du regard, une dépolarisation du sujet lyrique en direction de sa féminité – donner une voix au silence – pour que la réflexion à ce sujet ne soit pas seulement une réponse frileuse, sur la défensive, aux sommations de la société civile mais le point d’origine d’un nouveau champ d’écoute : dans la mesure où les lectures critiques féminines ne doivent pas être des allégeances, sous couvert de labilité de la voix lyrique, comme une extension sans limite d’une voix masculine qui ne serait ainsi sinon que recomposée à des fins de négocier une acceptabilité future dans un monde plus habitable pour les femmes, encore qu’un tel accommodement de la perspective féministe serait déjà un bien grand progrès considérant le lieu silencieux depuis lequel on parle, le terrain si vide depuis lequel nous avons commencé à réfléchir… L’aventure des Parleuses initiée par Aurélie Olivier – redonner droit de cité aux autrices oubliées – m’avait intéressée et j’avais proposé de faire la Parleuse au moyen d’une conférence sur … « la Martine/Lamartine » pour réfléchir à l’emprise de la voix féminine au sein du sujet lyrique masculin au XIXe siècle mais, il faut l’accepter et le comprendre, ma proposition avait été retoquée, dans la mesure où la radicalité du projet n’avait pas paru flagrante aux yeux des Parleuses : c’est que nous vivons un moment étrange où rendre mobiles les textes implique paradoxalement l’injonction de s’assigner sur le genre de la manière la plus conventionnelle qui soit, « la Martine » étant doté, quoiqu’en dise Balzac, d’un vrai pénis enregistré dans les affaires civiles et littéraires, il aurait semblé à nouveau que, sous son masque de « flamand rose », l’Homme s’accapare une nouvelle tribune, laquelle devait être réservée aux femmes sans pénis, si j’ai bien compris, si c’est le pénis, au bout du bout du compte, qui doit faire discrimination, mais là, nous touchons à la question épineuse de la constitution des corpus d’études et de lectures, constitution jamais neutre, ou toujours trop neutre, ce qui nous conduit droit à l’analyse nécessaire que nous devons faire du sens et de la portée de ce que c’est réellement que renouveler un corpus de lectures. Cependant, avons-nous véritablement le choix, tendues comme nous sommes entre la nécessité de lire ce qui n’est pas assez lu et de lire autrement ce qui a été déjà beaucoup lu ? Aussi je suis autant reconnaissante qu'on puisse débusquer aussi le rapt dans la mièvrerie lyrique de Chénier que de vous lire en réponse à cette entreprise-là. Pour moi, cela forme une constellation critique, une Affaire, en quelque sorte, qui fait un tout et qui a sa valeur en tant que telle, sans que je veuille retrancher un geste ou un autre. Bref, je ne fais pas de hiérarchie ni dans un sens, ni dans un autre : relire « la Martine », mais aussi déconstruire « Chénier », avant de le reconstruire à nouveau autrement, et puis relire ensuite autrement « Lamartine », … mais, puisque, moi aussi, j’aime le débat, je prends position en vous lisant, car débattre, sinon, est affaire impossible.
Je me dis aussi qu'il n'est pas délirant de concevoir 98% de la littérature comme une expansion esthétique/poétique de la phallologomachie (je tente) dans laquelle on vit, en vrai et en imagination, phallologomachie dont les hommes sont les proies aussi. Et si pour le dire, pour le faire savoir, il faut aussi phallogocentriser éphémèrement en lisant, c'est-à-dire en raptant le sens dans un seul sens, c'est-à-dire en ne respectant pas la chasteté sacrée du texte polysémique et ouvert, c'est-à-dire aller le chercher dans sa marge qui fâche parce qu'outrecuidante, parce que "déplacée" justement, parce que « mobilisée », rendue mobile, faisons-le aussi, car, après tout, il ne s'agit que d'un texte et non d'un corps et, sur un texte, sur ce terrain, là, on peut se battre donc. De plus, le poème de Chénier gagne une nouvelle lisibilité, ce qui n’est jamais un amoindrissement. C’est la moindre des choses que nous pouvons souligner depuis les Salopettes mais aussi depuis les relectures en cours du patrimoine qui s’affairent sur internet, jamais les œuvres n’ont connu depuis longtemps un tel régime de puissance d’action depuis qu’elles sont à nouveau rendu mobiles, c'est-à-dire extraites avec violence comme elles le sont de l’espace critique confortable mais ronronnant qui leur était offert, jusqu’à il y a peu au sein des études littéraires qui, comme chacune, chacun sait n’intéressent plus grand monde, justement parce que pas grand monde, en réalité, n’a envie de vivre à 20 ans une vie douillette à l’abri des livres hors du temps dans le culte d’Érasme et de Budé, eux qui, pour lire, au même âge, n’avaient pas fait le choix du confort courtisan envers les castes en poste, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais, pour autant, je suis toujours heureuse de vous lire, parce que je sais qu’il y a d'autres marges, toujours, au-delà des marges, et vos lectures me les feront percevoir avec intensité, aussi. Autre signe des temps : l’absence de Magister, c’est de cela dont parle aussi souterrainement mais aussi en criant Marc Fumaroli dans son livre sans jamais l’avouer. En admiration éperdue devant les maîtres du passé, c’est sa solitude qui est audible au présent devant la fiction ancienne des Lettres. Non qu’il n’y ait pas aujourd’hui de grande pensée féministe ou éco-critique, mais, curieusement, ces dernières ne capitalisent jamais symboliquement tout à fait derrière un nom, une signature, une œuvre critique, comme le font les hommes, parce que le temps de l’écriture critique, sans doute, est voué à la consommation du présent, ce qui implique la dispersion, la surface, mais aussi, heureusement, la perpétuation de la discussion, celle-là même que vous initiez avec habileté et prescience et je vous remercie pour cette fructueuse activation de la pensée ! Habiter l’enthousiasme du soulèvement critique, oui, ne pas y perdre l’ouïe et la vue, oui aussi : aussi je me réjouis de vous voir retisser les choses dans une diagonale inverse à celui du rapt du sens initié à des fins militantes par les Salopettes, puisque la visée iconoclaste de leur geste critique s’enrichit en réalité de votre lecture, demeure malgré tout, en dépit de tout, parce que je sais combien il est difficile de tenter de construire face à l’horizon de destruction conditionné par tout soulèvement.
En vous remerciant de votre écoute et dans l’attente de vous lire à nouveau, toutes les salutations heureuses de celle qui espère être comptée au rang de vos ami.e.s,
Dominique