Conversation critique n°16.2

 

Comment les œuvres-témoignages se distinguent-elles des autres types de témoignage ? D’abord par leur degré d’élaboration et leur ampleur interne (ce qui n’est pas forcément affaire de dimensions). Ou par la complexité de leurs relations aux faits ou aux situations historiques et par leur sens de l’ici-maintenant. Mais aussi, et peut-être surtout, par leur degré d’initiative quant à la réception. Elles ont à rencontrer l’accueil fait au témoignage en général – avec ses différentes composantes, historique, politique, morale, judiciaire… Mais c’est aussi pour les traverser vers – et dans – une écoute plus indéfinissable. Alors même qu’en tant que témoignages, elles sont chargées d’un contenu et d’une transmission si spécifiques, les œuvres-témoignages osent ce qu’il y a de plus aléatoire et de plus imprévisible : le rapport littéraire au lecteur indéterminé, l’adresse poétique à ce que Mandelstam appelle « l’interlocuteur ».

C’est ainsi que, disant à l’orée de certaines œuvres-témoignages capitales le plus clair désir d’être entendu, des phrases fameuses se sont inscrites dans nos mémoires : celles de l’avant-propos de L’espèce humaine, ou celles de la « préface de janvier 1947 » de Si c’est un homme.
« Il y a deux ans, écrit Robert Antelme, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire, nous voulions parler, être entendus enfin. »
Et Primo Levi : « En fait, ce livre était déjà écrit, sinon en acte, du moins en intention et en pensée dès l’époque du Lager. Le besoin de raconter aux autres, de faire participer les autres, avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires. »
C’est en tant que témoin des camps, sans doute, qu’Antelme et Levi (parlant d’ailleurs au « nous », pour des foules) demandent à être entendus. Mais cette revendication, s’ils ont la force de lui donner d’emblée, au-delà de la douleur ou même de l’amertume, une portée et une sorte de certitude, c’est dans la mesure où elle est soutenue par l’ampleur de l’œuvre qui, dans l’un et l’autre cas, s’amorce et qui implique et, pour une part, enveloppe, sa réception.

Contre l’intention totalitaire d’étouffer les voix des témoins, mais aussi contre la dilution à laquelle les sociétés démocratiques modernes (où tout est susceptible de devenir, médiatiquement, témoignage) risquent toujours de les livrer, les œuvres-témoignages ont cette force singulière, comme un défi contre ce qui les entoure et les menace de les priver de toute écoute, d’incorporer leur propre réception – ou du moins une anticipation de celle-ci.

Anticiper l’écoute ? Réaliser paradoxalement, pour les phrases que l’on forme - pour qu’elles puissent s’élancer - , une réception à demi hallucinatoire ?
C’est un geste tout immédiat qu’osèrent certains poètes des ghettos qu’on retrouvera, brièvement, plus loin.
Ou bien, c’est le poète Sutzkever qui, parlant au procès de Nuremberg (quelques pages, dans ce livre, sont consacrées à ce moment), contraint, par l’extrême tension où il est, la salle au silence ; il lui impose, pendant quelques interminables minutes, son propre silence – et c’est sur le fond de ce double silence qu’ensuite ses propos, puissamment, vont sonner… Ainsi réalise-t-il une captation d’attention qui est homologue à la prise opérée par les poèmes sur une écoute à la fois immédiate et à jamais possible.

*

Une réceptivité interne à l’œuvre ? Dans la neige telle qu’elle est dite dès le texte initial des Récits de la Kolyma, on sent l’engloutissement d’innombrables vies et l’effacement des voix dans des distances muettes. Mais c’est elle aussi qui semble à mesure devenir la surface – ou en termes plastiques – le support même en quoi, écrivant enfin, inscrire des traces.
D’emblée, l’œuvre effectue, sous nos yeux – et comme en évaluant nos diverses capacités d’attention -, ce en quoi elle cherchera à marquer le moindre de ses traits – ceux par lesquels elle fait revenir le passé. [...]

C’est une indubitable puissance d’œuvre qui s’impose dans certains des textes écrits non pas tardivement, mais sur-le-champ.

Reconstruire, et non pas après coup, mais au milieu de ce qui arrive : tel est alors l’impératif. Ou plutôt construire autre chose que tout le connu, un témoignage-œuvre qui ne peut tenir que sur soi, ou qui n’ait d’autre appui que le futur le plus hypothétique et dont celui qui parle sera presque certainement exclu.
Nicolas Lapierre, présentant Le livre retrouvé de Simba Guterman, remarque : « à suivre l’architecture du récit (…) il était clair aussi que c’était plus qu’un journal dont la tenue, alors, était tout simplement mortellement dangereuse. Le souci littéraire de l’auteur était évident. »
« Souci littéraire » ? Peut-être. Mais il n’y a rien là d’un supplément esthétique. C'est l’acte même de témoigner qui exige un travail – parfois quasi instantané, fruste, follement pressé – sur toutes les dimensions de la parole.

« Nous sommes le 7 mai 1943. Moi, ingénieur agronome Calel Perechodnik, représentant typique de l’intelligentsia juive, j’entreprends de décrire le sort de ma famille pendant l’occupation allemande. Ce n’est pas une œuvre littéraire, je n’en ai ni l’ambition ni la capacité. Ce n’est pas non plus une histoire des Juifs polonais. C’est l’histoire d’un Juif et de sa famille juive. »

S’il écarte toute visée « littéraire », Perechodnik va en revanche parler – et avec quelle rage ! - d’« œuvre ». C’est la seule réponse qu’il puisse tenter à ce qui lui est arrivé et à quoi il se reproche d’avoir participé. [...]

Dans la petite ville d’Otwock, en Pologne, en février 1943, Calel Perechodnik s’était engagé dans la police juive pour, écrit-il, « éviter les rafles et les camps ». Il dut assister à la déportation de sa femme et de sa fille non seulement dans l’impuissance, mais avec un atroce sentiment de culpabilité.[...]

 Ce n’est pas une œuvre « littéraire », nous avertit Perechodnik. Il reste que l’on pourrait penser, en lisant ce qu’il veut « œuvre », à des cas où la littérature, précisément, a été portée au point où elle risquait de perdre ses droits ou sa possibilité sous l’effet de la privation la plus cruelle.

La mort de l’enfant est au cœur des Contemplations de Hugo – et le poète tente d’y inclure aussi le silence. Mais Mallarmé, lui (alors qu’il a écrit des « Tombeaux » de Baudelaire, Verlaine, Poe ou Gautier), n’est pas parvenu à réaliser après la mort de son fils, un « tombeau d’Anatole ». Il disait, avouera-t-il plus tard à sa fille Geneviève, admirer ou envier ce qu’avait réalisé Hugo dans les Contemplations. « Moi, avouait-il, je n’ai pas pu. »
Du réel où la parole s’arrête, où le poème semble incongru, à rejeter : telle s’objecte, chez Mallarmé, la mort de l’enfant. Cependant, on a des notes de Mallarmé – qui ont été publiées et où la poésie ou le langage comme tels sont soupesés par rapport à l’évènement nu. Il n’y a pas eu, de sa part, un pur silence. Et l’opposition avec Hugo n’est pas simple. Chez tous deux la pensée et l’élaboration poétique, avec de violents renversements (inscrits dans le texte publié chez Hugo, cantonnés dans les ébauches sans œuvre chez Mallarmé), se sont rebellés contre la séparation – avec acharnement, comme une continuité à nourrir et de telle façon que la poésie en soit secrètement transformée.
Or ici il s’agit de tout autre chose. Ce sont des assassinats – non une mort par accident, comme pour la fille de Hugo, ou par maladie, comme pour le petit garçon de Mallarmé. Ces morts sont marquées par la haine et la volonté de détruire davantage que la vie. Elles ont été inscrites dans un ordre entier qui est venu trouver là sa confirmation. Et cet ordre n’a-t-il pas de surcroît triomphé en faisant participer cet homme, Perechodnik, à son organisation, en faisant de lui un élément de son mécanisme, en l’utilisant pour refermer son piège.[...]

*

Avons-nous renoncé à la question de la littérature ?
A ne plus considérer le témoignage exclusivement selon son contenu factuel, mais comme acte où se trouvent impliqués, voire problématiquement reformés, tous les rapports et liens dans lesquels quelqu’un existe ou aura existé, c’est à des intrications singulières du témoignage et de l’œuvre qu’il faut apprendre à prêter attention. Opposer la validité historique à la reconstruction par le témoin – qui ne serait jamais qu’individuelle, subjective, exposée aux erreurs, rebelle à la critique – ne nous suffit évidemment plus. L’acte de témoigner et sa reprise en œuvre ne peuvent être soumis à de pareilles dichotomies. Il y a là, en revanche, de quoi interroger plus précisément toute mise en œuvre littéraire du témoignage. 

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Claude Mouchard, Qui si je criais… ? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, Laurence Teper, Paris, 2007, p. 26-28 et 59-63

 

Guido Furci

 11/06/2022

 

Je ne peux saisir le sens de l’expression « œuvres-témoignages » que de manière, pour ainsi dire, intuitive. J’ai du mal à identifier les contours de cette catégorie, autrement dit les paramètres en fonction desquels inclure ou exclure tel ou tel ouvrage de l’ensemble qu’elle est censée déterminer. Au risque de dire des banalités, je ne peux m’empêcher de penser que n’importe quelle « œuvre » témoigne de quelque chose – de façon plus ou moins assumée selon les circonstances, mais aussi en fonction des usages que l’on décide d’en faire –, et que n’importe quel témoignage est susceptible, d’une certaine manière, de « faire œuvre », dans la mesure où, par définition, témoigner ne peut se faire qu’auprès de quelqu’un : ce fameux « tiers » auquel on ne demande jamais une écoute véritablement neutre, et à qui on confie la tâche de recueillir un discours dont le « degré d’élaboration » et « l’ampleur interne » me semblent dépendre plus de la sensibilité et du background culturel du récepteur que du sujet qui en est à l’origine.

Or, je suis d’accord sur le fait que la plupart des auteurs de textes – ou de productions culturelles – à forte composante testimoniale travaillent la question de la réception « en amont » et de façon souvent très sophistiquée. Les exemples cités par Claude Mouchard pour illustrer une telle démarche me semblent d’ailleurs assez emblématiques à cet égard – et me donnent à croire qu’il y aurait là, probablement, une piste à creuser quant à la possibilité d’établir des critères définitoires utiles par rapport à la catégorie prise en examen. Cela dit, j’ai quand même l’impression que si nous ne savions pas que les citations utilisées par Mouchard appartiennent à Primo Levi et à Robert Antelme, nous n’accorderions pas du tout la même importance à ce qu’elles cherchent à préfigurer, ni à la portée symbolique de leur polyphonie sous-jacente. De fait, si les extraits sélectionnés résonnent en nous de la manière dont ils résonnent, c’est parce que nous ne pouvons pas/plus les recevoir, sinon au prisme de ce que Levi et Antelme représentent. À bien y regarder il en va de même pour le silence d’Avrom Sutzkever au procès de Nuremberg : parce qu’il s’agit du silence de l’auteur d’Aquarium Vert (1953-54), nous avons tendance à croire qu’il est fonctionnel et en quelque sorte indissociable par rapport à la déposition qu’il introduit ; parce que ce silence est le silence d’un poète, nous l’interprétons, spontanément, en tant que geste.

Et si ce « geste » n’était pas voulu ? S’il ne s’inscrivait pas dans un projet, et qu’il traduisait tout simplement l’expression d’une impossibilité à débuter autrement ? Si, enfin, sa durée ne correspondait qu’au temps nécessaire pour que la langue russe refasse surface, au sein du cadre juridique qui avait imposé d’y faire recours ? Très probablement, dans l’absolu, cela ne changerait pas grand-chose. Ou alors si, car de telles variations de perspective nous obligeraient à admettre que ce que l’on peut avoir envie de qualifier d’œuvre-témoignage n’est pas une œuvre à part entière, en raison du lien particulier qu’on lui fait entretenir – rétrospectivement et de manière orientée – avec son contexte de production spécifique. « Anticiper l’écoute », travailler la possibilité d’une « réceptivité interne », solliciter la participation du destinataire dans le processus de constitution du sens, ou encore « faire revenir le passé », le présentifier dans le but de le transformer en un objet de questionnement individuel et collectif sont certainement des intentions qui, sans renvoyer de manière exclusive à l’écriture mémorielle, se trouvent systématiquement hyperbolisées par celle-ci, au point de contribuer de manière significative à en préciser la nature. En revanche, le besoin de « reconstruire […] non pas après coup, mais au milieu de ce qui arrive », me semble relever, une fois de plus, d’un fantasme : non pas parce que ce besoin n’a pas existé comme tel (loin de là), mais parce que, dès qu’il est reformulé en ces termes, il semble présupposer la nécessité – pour ceux à qui ce besoin s’adresse – d’être déjà au courant de ce qui s’est passé, afin de pouvoir le comprendre (embrasser, « prendre avec »), au moment où quelqu’un – éventuellement in absentia – interviendra pour le raconter.

« C’est l’acte même de témoigner qui exige un travail – parfois quasi instantané, fruste, follement pressé – sur toutes les dimensions de la parole », affirme Claude Mouchard en évoquant Le livre retrouvé de Simba Guterman. Ce à quoi il ajoute : « Mais il n’y a rien là d’un supplément esthétique ». Je repense aux pages les plus percutantes de Zalmen Gradowski et d’Ytshak Katzenelson ; aux travaux de ceux qui ont décrit en détail la vitalité par laquelle l’écriture a su s’opposer à la barbarie dans les camps et dans les ghettos ; à un enchaînement de situations où « la littérature a été portée au point où elle risquait de perdre ses droits ou sa possibilité sous l’effet de la privation la plus cruelle ». Si les « œuvres-témoignages » sont censées témoigner de ce qui, dans une œuvre, se soustrait à la plupart des tentatives de paramétrage générique pour signifier, voire incarner, une frontière d’ordre épistémologique, capable de défier l’irréversibilité de l’Histoire et des histoires personnelles, alors je partage avec Claude Mouchard l’envie d’en lister un nombre suffisant, pour pouvoir les regrouper de façon à « faire système ». Ceci étant, je crains qu’une telle entreprise, fondée sur l’institutionnalisation de ces « objets » en tant que cas limites, n’entraîne la réactualisation d’un débat désormais anachronique sur le travail de mise en forme des « contenus documentaires »[1].

Curieusement, la catégorie d’œuvre-témoignage me gêne moins quand il s’agit de l’appliquer au domaine du cinéma. Claude Lanzmann, Rithy Panh, Joshua Oppenheimer ont en effet défié les notions de linéarité, de cadrage, de durée pour faire d’un film une expérience presque spirituelle, donc, en quelque sorte, « initiatique » dans l’acception la plus noble du terme. Tous ces réalisateurs, en faisant le choix de ne pas considérer (et de ne pas donner à voir) le témoignage « exclusivement selon son contenu factuel », ont su conférer une consistance véritablement plastique à ce que Geoffrey Hartman avait décrit comme un « processus humanisant et transactif »[2]. Littéralement inclassables, les œuvres de ces cinéastes n’ont de cesse de m’ apprendre qu'« opposer la validité historique à la reconstruction par le témoin » ne peut et ne doit plus suffire, non seulement en raison du dépassement nécessaire d’une telle dichotomie, mais aussi et surtout pour que la notion de dépassement puisse enfin devenir à elle seule une espèce d’opérateur logique, de condition en l’absence de laquelle toute tentative de partage risquerait de ne pas aboutir. Anny Dayan Rosenman a répété à plusieurs reprises – et dans une multiplicité de contextes différents – que la voix (l’écriture ?) du témoin se doit d’être entendue comme « une expérience au sens plein du terme, d’où surgit aussi une forme de compréhension de l’évènement vécu, comme projetée sur un écran que l’on pourrait appeler l’écran du réel »[3]. Je me demande si cette dernière formule ne contiendrait pas la clé de ce que je cherche à expliquer, de manière quelque peu approximative – j’en suis bien conscient.

Dans la conclusion de sa Conversation Critique, Augustin Leroy se demande « s’il serait possible de constituer un corpus qui fasse le pari [du] commun à condition que la vigilance et la délicatesse poussent l’adulte à s’assurer que le don destiné à l’enfant – qu’il soit disparu, interne, ou dans une salle de classe – ne soit pas que le don d’un enfant mort, mais la preuve sensible qu’il y a du lien, toujours, en dépit des fatalités de l’existence, des crimes de l’histoire et de ses "tourments" massifs. » Je n’ose pas répondre explicitement à cette question, tellement elle est juste est si justement posée. Ceci étant, si la constitution d’un tel corpus était envisageable, Qui si je criais… ? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe ne pourrait pas ne pas en faire partie. Au fond, ce livre est ce qu’il cherche à définir. Quant au rapport dialectique qu’il établit avec la production en vers de son auteur, il me semble fonctionner en tant que preuve et remise en cause d’un tel constat – qui me travaille autant qu’il me fascine.

[1]Je ne m’attarderai pas sur ce point, dans la mesure où je l’avais abordé assez frontalement dans une contribution présentée à l’occasion du colloque « Littérature et trauma » organisé par Transitions en décembre 2018 (pour la trace écrite de cette intervention, cf. https://www.mouvement-transitions.fr/index.php/intensites/litterature-et-trauma/n-29-g-furci-en-marge-d-un-travail-de-these-sur-les-mises-en-fiction-du-temoin-historique ).

[2]Anny Dayan Roseman , Les Alphabets de la Shoah. Survivre, témoigner, écrire, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 195.

[3] Geoffrey Hartman, Témoignage, art et traumatisme de l’Holocauste, in « Mots », n. 1, vol. 56, 1998, p. 195

 

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