Conversation critique n°19.1

 

 

Qu’est-ce que c’était que l’absolutisme, et comment était-il transmis ? Dans ce présent chapitre [« La grammaire de l’absolutisme »], je cherche à répondre à la première question (celle du « quoi ») en abordant la seconde (celle du « comment ») par le détour d’une analyse serrée des Mémoires de Louis XIV destinés à instruire son fils aîné, le Dauphin. L’historiographie portant tant sur Louis XIV que sur l’absolutisme a complètement marginalisé ce document, pour des raisons qui seront discutées – et écartées – sous peu. Le texte des Mémoires est lui-même animé par ces questions : il répond au « comment » de l’absolutisme par une série d’exemples et de conseils tournés vers l’intérieur de la personne d’un monarque et donnés au futur roi pour qu’il cultive en soi-même une volonté absolutiste. Dès la seconde page, le lecteur rencontre une phrase saisissante qui imagine l’usage que le Dauphin fera de ce livre, et c’est le point de départ de ma recherche plongeant dans le cœur de l’absolutisme :

Je me suis aussi quelquefois flatté de cette pensée, que, si les occupations, les plaisirs et le commerce du monde, comme il n’arrive que trop souvent, vous dérobaient quelque jour à celui des livres et des histoires, le seul toutefois où les jeunes princes trouvent mille vérités sans nul mélange de flatterie, la lecture de ces Mémoires pourrait suppléer en quelque sorte à toutes les autres lectures, conservant toujours son goût et sa distinction pour vous, par l’amitié et par le respect que vous conserveriez pour moi. [*Louis XIV, Mémoires, suivies de Manières de montrer les jardins, éd. Joël Cornette, Paris, Taillandier, 2007, p. 50]

[...] C’est un fait frappant, bien que largement ignoré, qu’à la fin des années 1660 et au début des années 1670, entre exploits glorieux à l’étranger et quête de splendeur domestique, Louis XIV ait consacré un temps considérable à préparer ses Mémoires, portant sur les premières années de son règne personnel et destinés à instruire son fils aîné, le Dauphin. Les spécialistes de l’absolutisme français connaissent évidemment les Mémoires du roi. Mais le fait que le public, parfois même des collègues étudiant d’autres aspects de la culture pré-moderne en France, en aient rarement entendu parler, prouve le statut marginal du texte. Assurémen, il est disponible pour les lecteurs modernes : il existe même une excellente traduction anglaise datant de 1970 – qui est également l’édition scientifique la plus sérieuse – par l’historien américain Paul Sonnino. Plus récemment, deux éminents historiens français, Pierre Goubert et Joël Cornette, ont publié de nouvelles éditions scientifiques du texte français, respectivement en 1992 et 2007[*]. L’attention de la critique reste cependant minime, et la plupart des études consacrées aux Mémoires au cours des cinquante dernières années peuvent se lire en une longue après-midi. Ce manque d’intérêt pour la représentation de Louis XIV par lui-même est d’autant plus surprenant que de riches travaux, portant sur ce même roi et sur les systèmes sociaux, politiques et artistiques qui l’entouraient, sont parus au cours des dernières décennies. Pour le dire avec Ran Halévi, auteur d’un des rares articles importants sur ce sujet, la critique a « préféré décrypter le portrait politique du prince dans le système de la Cour, les programmes iconographiques de Versailles et l’imagerie de la grandeur royale fabriquée par la Petite Académie » [*Halévi, « Savoir politique et “mystère de l’état” : le sens caché des Mémoires de Louis XIV », dans Histoire, économie et société 19, n°4, 2000, p. 456]

Les manuscrits des Mémoires, plusieurs manuscrits issus des différents états du projet, qui tous nous arrivent au terme d’un parcours complexe, confrontent les éditeurs à d’importantes variations. Et pourtant, les deux éditions récentes du texte procurées par des universitaires français sont identiques [*].

Si l’instabilité des supports matériels du texte se trouve ainsi à peu près sous contrôle, il n’en va pas de même pour ce qui concerne son auctorialité. Littéralement parlant, il est difficile de parler d’« auteur royal » comme je l’ai fait jusqu’ici. Car le roi n’a pas vraiment écrit lui-même ses Mémoires. Cependant, il en a fait le canevas ; il en a accompagné et surveillé l’écriture ; il les a corrigés et il réécrits ; il a dirigé de près la réécriture effectuée par ceux qu’aujourd’hui on appellerait ses « ghostwriters ». Ainsi, bien que le regard royal que le texte rend partout présent ne soit pas tout à fait un effet de la plume royale elle-même, il n’en procède pas moins de la collaboration du roi et a été approuvé par lui. En effet, Ellen McClure, qui s’est livrée à un examen minutieux des différentes versions du manuscrit, a mis en lumière « un effort permanent pour faire ressortir, à travers le travail de composition du texte, la voix propre du monarque » et elle conclut que « le soin manifeste avec lequel le roi a fait choix des formulations adéquates de la dernière version des mémoires justifie pleinement [la] décision de traiter le texte comme provenant de la voix même du roi et, en conséquence, de lire chaque phrase de très près »[*].

Que conclure de cette discussion ? Les éditeurs universitaires des Mémoires hésitent d’abord, comme s’ils étaient prêts à dénier la pertinence historique du document qu’ils sont en train d’éditer, mais sautent souvent à des conclusions qui reconnaissent au contraire un degré surprenant de contrôle auctorial royal, comme si jamais aucun problème ne s’était posé. A cet égard, la position de [Joël] Cornette dans l’introduction de son édition des Mémoires est symptomatique. Il reconnaît le fait philologique – « les Mémoires de Louis XIV se présentent comme une œuvre composite, partielle, collective » – mais neuf pages plus loin seulement, après avoir observé de frappantes similarités entre les Mémoires et les quatre pages d’instruction que le roi avait écrit pour son petit-fils le duc d’Anjou en 1700 alors que ce dernier allait devenir Philippe V d’Espagne, il conclut à propos des Mémoires : « c’est bien Louis XIV qui en est le seul auteur ». On trouve un mouvement similaire dans l’introduction de [Pierre] Goubert à son édition : même s’« il est fermement établi que le roi n’a pas lui-même rédigé ses Mémoires, [...] l’inspiration, l’œil et la main du roi sont partout décelables. »[*] Comme l’explique [Ran] Halévi, reconnaître, à la suite de Charles Augustin Sainte-Beuve, « [...] l’impeccable travail de l’écrivain [dans] l’aisance et le naturel qu’on associe à la “manière” de Louis XIV » n’est qu’une affaire de goût, et pas même de beaucoup de goût[*]. La force de l’argument dépend évidemment de la personne du lecteur : se sent-il inclus dans le pronom personnel « on », appartient-il à ceux dont le goût permet de reconnaître la « manière » royale dans les Mémoires ? Cet argument parle d’autant plus à ceux qui sont déjà convaincus de la provenance royale du texte qu’il s’étaye sur la qualité du roi lui-même, telle qu’elle ressort d’une réflexion [de Louis XIV] sur l’« esprit du maître », réflexion sur laquelle je vais revenir : « [O]n remarque presque toujours quelque différence entre les lettres particulières, que nous nous donnons la peine d’écrire nous-mêmes, et celles que nos secrétaires les plus habiles écrivent pour nous, découvrant en ces dernières je ne sais quoi de moins naturel, et l’inquiétude d’une plume qui craint éternellement d’en faire trop ou trop peu. »[*]

Comment comprendre, dès lors, le silence retentissant qui a accueilli ces efforts pour réhabiliter les Mémoires ? On pourrait sûrement avancer que la raison de cette marginalisation est l’aspect légèrement impressionniste, si ce n’est circulaire, des arguments précédents. Ils ne sont tout simplement pas assez convaincants pour contrer la proposition opposée (qui peut passer pour également impressionniste et circulaire), selon laquelle la présence auctoriale du roi semble trop insignifiante, et le registre rhétorique du texte trop conventionnel, pour présenter le moindre intérêt intrinsèque. Autrement dit : les Mémoires pourraient bien être un objet d’étude légitime, mais à condition d’être soutenu par un intérêt extrinsèque, considéré par exemple comme une partie d’une analyse plus large portant sur les relations sociopolitiques, les stratégies de pouvoir ou les carrières littéraires.

C’est à cet endroit précisément, selon moi, que le malaise évoqué précédemment devient significatif. Les éditeurs modernes des Mémoires finissent invariablement par mettre en avant l’affect pour éclairer l’effet du texte : ils passent de l’affirmation de la présence d’une authentique voix royale à la célébration du message royal transmis par cette voix, argument qui semble requérir un égal investissement sur le style et sur le contenu, une égale célébration de l’auctorialité royale et de son originalité. La correspondance entre l’affect royal et l’affect royaliste de quelqu’un comme [Daniel] Hamiche [éditeur royaliste des Mémoires] permet de remonter aux raisons qui expliquent l’intense négativité affective avec laquelle le camp adverse rejette les Mémoires. L’article de [Stanis] Perez, publié dans la principale revue en langue française consacrée à cette époque, XVIIe siècle, en est la preuve : il explique avec soin et force d’arguments que cette voix, qui n’appartient pas vraiment au roi, n’a en réalité rien d’original à dire. Soulignons le plaisir qu’il prend à affuter son propos : « les pensées qu’on attribue au roi ne recouvrent qu’un florilège de lieux communs sur la manière de gouverner » ; « en rien originale[s] » ; en rien une innovation » ; « vieille[s] […] [et] très commune[s] » ; « les mémoires du roi ne disent rien que tout un chacun ne puisse apprendre à la lecture des traités d’éducation, de gouvernement et de morale » ; « une riche compilation d’évidences politiques et morales puisées ici ou là ».[*].

Tout cela est sans doute vrai, mais s’avère en même temps dénué de pertinence pour qui veut évaluer les Mémoires. La critique de l’ancienne représentation d’un Louis XIV en roi philosophe – dont les réussites principales n’auraient pas été seulement son règne mais également le traité philosophique qu’il nous destinerait après l’avoir lui-même écrit – est évidemment pertinente. Il est toutefois important de souligner l’anachronisme inhérent à une telle critique (de même que dans ce qui est critiqué), qui juge l’œuvre à partir de son originalité philosophique plutôt qu’en fonction de son efficacité rhétorique.[…]

Il s’agit d’un texte pratique, et même plutôt d’un texte pragmatique. Il ne vise pas à représenter un idéal du pouvoir pour un large public de lecteurs, mais à communiquer et transmettre efficacement le pouvoir de Louis XIV à son successeur dans le monde réel. J’affirme dès lors que le principal intérêt des Mémoires naît de la relation entre la source de l’énonciation et l’unique destinataire qu’elle envisage, ou, plus précisément, du geste complexe que le texte réalise. Pour le dire crûment, le projet des Mémoires est d’expliquer l’absolutisme à un enfant, mais pas à n’importe quel enfant, et cela en traitant des enjeux plus réels et concrets que dans aucun livre de philosophie. Non seulement l’héritage de ce monarque absolu, mais également la survie de l’absolutisme dépendent du succès de cette entreprise. Dès lors, prendre au sérieux les Mémoires implique d’explorer attentivement le texte tout en se posant des questions telles que : quelle image de soi l’absolutisme offre-il dans son effort d’en prolonger le règne au-delà du l’actuel monarque absolu ? Comment peut-on enseigner le pouvoir exécutif de la souveraineté ? Quel exemple le Dauphin doit-il suivre pour apprendre à devenir absolu, c’est-à-dire sans exemple ? Ou encore, en mobilisant l’étymologie du mot « absolu » (c’est-à-dire ce qui n’est pas lié, ce qui n’est soumis à rien) : comment le conduire à sauter le pas et à passer de la soumission à la volonté dé-liée sans franchir la ligne rouge qui fait verser dans la tyrannie ? Tout en gardant ces importants enjeux à l’esprit, il convient à présent de se tourner vers le texte et la façon dont il s’offre au lecteur.

[...]

Mon fils, beaucoup de raisons, et toutes fort importantes, m’ont fait résoudre à vous laisser, avec assez de travail pour moi, parmi mes occupations les plus grandes, ces Mémoires de mon règne et de mes principales actions. Je n’ai jamais cru que les rois, sentant, comme ils font, en eux toutes les tendresses paternelles, fussent dispensés de l’obligation commune des pères, qui est d’instruire leurs enfants par l’exemple et par le conseil. Au contraire, il m’a semblé qu’en ce haut rang où nous sommes, vous et moi, un devoir public se joignait au devoir de particulier, et qu’enfin tous les respects qu’on nous rend, toute l’abondance et tout l’éclat qui nous environne, n’étant que des récompenses attachées par le Ciel même au soin qu’il nous confie des peuples et des états, ce soin n’était pas assez grand s’il ne passait au-delà de nous-mêmes, en nous faisant communiquer toutes nos lumières à celui qui doit régner après nous. [*op. cit., p. 49]

[...] Les Mémoires sont, d’abord et avant tout, des instructions, qui, en cas de mort prématurée du roi, parviendraient au Dauphin comme un message venu pour ainsi dire d’outre-tombe, afin de se substituer aux instructions « par l’exemple et le conseil » données par un père en vie. Le verbe principal utilisé dans la première phrase du texte accentue cette dimension : de nombreuses bonnes raisons ont poussé le roi à décider de laisser ces Mémoires à son fils.

Dans la scène de lecture qui apparaît ici, la question de l’auctorialité des Mémoires perd beaucoup de son importance. Le texte est écrit au conditionnel. Chaque section semble contenir un si informulé : si, mon fils, je devais mourir précocement, et ce serait l’unique circonstance dans laquelle vous verriez ce texte, alors j’aimerais que vous sachiez que… Ceci permet au roi et à son équipe d’écrivains de construire minutieusement un lieu d'énonciation séparé, par une mort prématurée, du seul lecteur prévu par le texte. Porté par ce geste venu d’outre-tombe, in potentia, le texte incarne ainsi une autorité extrême.

Hall Bjørnstad, The Dream of Absolutism. Louis XIV and the Logic of Modernity, The University of Chicago Press, 2021., trad. Hélène Merlin-Kajman, Augustin Leroy, p. 41-55.

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NB : la traduction n'a pas conservé les notes de bas de page. Leur présence est indiquée par [*]

 

Augustin Leroy

11/06/2022

 

Comme c’est régulièrement le cas lorsque je tente de commenter des textes littéraires du XVIIe ou d’en discuter la portée théorique, je me trouve aussi démuni que la Cigale. Pire, je ne sais ni sur quel pied danser, ni quelle voix adopter. Je me sens à la fois extérieur à l’objet que je commente – éloignement dans le temps, manque d’érudition, méconnaissance du contexte et des hypothèses critiques portant sur la question que j’essaye laborieusement de poser – et à la fois étonnamment proche, puisque certains gestes et enjeux - réflexes analytiques, ou simplement ma passion de la lecture – m’offrent d’intenses points de contact avec les œuvres et les commentaires qui les accompagnent.

En somme : avant de lire ces pages, je ne savais pas que Louis XIV avait écrit des Mémoires pour son fils, je n’avais jamais réfléchi au problème de la transmission du pouvoir de la monarchie absolue, j’ignorais jusqu’à l’étymologie de ce mot – ab-solutus, et la réaction de la critique à la lecture de ces Mémoires n’a jamais été, pour moi, une cause de stupeur.

En revanche, se demander qui, dans un texte, est en train de parler, à qui il s’adresse, quel sont les effets de ce geste, voilà autant de questions qui me sont familières. Davantage : interroger la faculté d’un texte, qui n’est pas un texte littéraire, à se transformer en machine à fantasmes, m’apparait un problème passionnant. Enfin, analyser une scène énonciative dans laquelle un roi en bonne santé, au faîte de sa gloire, capitalise sur sa propre mort pour assurer la transmission de son autorité à son fils excite mon imagination et mon goût du paradoxe. En un mot : ces questions touchent à ce qui alimente mon intérêt pour la littérature.

Au fond, y-a-t-il une différence entre ces commentateurs spécialistes qui se contredisent les uns les autres, parfois se contredisent eux-mêmes, lorsqu’ils se disputent pour savoir si, oui ou non, c’est bien le roi qui a écrit ses Mémoires, et moi, qui n’ai aucun argument contextuellement valable pour soutenir mon point de vue, mais dont l’imaginaire s’emporte suffisamment pour se prendre à la fiction du roi qui donne à son fils les clés de son pouvoir ?

Disons-le nettement : je ne suis pas royaliste et j’ai toujours été étonné qu’on prétende l’être, un peu comme si quelqu’un me disait qu’il voulait devenir druide. Pas bien méchant, mais rigoureusement absurde et un peu ridicule, comparé au pouvoir totalitaire des fascismes contemporains. Une question surgit alors : dans la mesure où je ne peux pas réellement envisager une subjectivation qui ne soit démocratique, qu’est-ce qui fonde la distinction entre monarchie de droit divin et tyrannie ? Comment imaginer qu’un tel régime a pu être légitime et viable sans être miné par une conscience révolutionnaire ?

Pourtant, un certain nombres de ces évidences sont troublées par la description du texte des Mémoires, par le compte-rendu des positions critiques à son égard, et par l’hypothèse finale que propose Hall Bjørnstad, qui aborde la question du pouvoir absolu à l’endroit même de sa défaillance : tout aussi délié et séparé du reste des mortels soit-il, il faut bien que le pouvoir ait un corps et qu’il se transmette et s’incarne de corps mortel en corps mortel. La fiction d’un pouvoir libre de toute contrainte ne rend que plus saisissante sa dépendance à l’ordre du temps : pour demeurer, continuer, il faut une succession, un passage, une transition – passation de pouvoir, dirait-on aujourd’hui.

Or, et c’est là mon trouble, ce qui semble garantir l’efficacité de cette transmission tient à la fois à un usage de l’écriture, de la fiction, de la rhétorique et de la lecture qui sont inhérentes à ma définition (celle pour laquelle je l’aime) de la littérature, et à la fois à une finalité qui me semble radicalement contraire à ce qui stimule mon plaisir de la littérature.

Je le répète : les seuls mots de ces Mémoires que j’ai pu lire sont ceux cités dans l’extrait que je commente, et il m’est impossible de réfuter telle ou telle position critique à leur égard. Chose étonnante : il me semble que les spécialistes ne le peuvent pas non plus, dans la mesure où toute leur science n’objective en rien les présupposés idéologiques qui déterminent leur interprétation : un tel boit ce texte comme les paroles du grand roi, faisant des Mémoires le fétiche de la voix vive du monarque. Tel autre n’y voit qu’une convention rhétorique, parce qu’il veut tuer le roi une nouvelle fois. Le régime de la preuve philologique me paraît alors complètement inopérant – comme le souligne également Hall Bjørnstad à propos de l’impressionnisme critique des commentateurs.

Mais justement : la fonction fantasmatique du texte, par opposition à la valeur positive d’un document historique censé attester factuellement tel ou tel évènement du passé, est à mes yeux un des critères de la littérarité. De même, la confection d’une fiction qui transporte l’énonciation au-delà de la mort, par une série de procédés rhétoriques, est une des potentialités de la littérature. Hugo, préface des Contemplations : « ce livre doit être lu comme le livre d’un mort ». Un nouveau point de contact apparaît, par lequel les Mémoires de Louis XIV se donnent à lire comme une œuvre où l’auctorialité s’institue par le biais de gestes énonciatifs très semblables, voire identiques, à ceux de textes reconnus comme littéraires.

Cependant, il reste une différence à mes yeux fondamentale. Comme le souligne à de nombreuses reprises Hall Bjørnstad, le texte des Mémoires « ne vise pas à représenter un idéal du pouvoir pour un large public de lecteurs, mais à communiquer et transmettre efficacement le pouvoir de Louis XIV à son successeur dans le monde réel ». Le postulat d’une interlocution ouverte, infinie, anachronique, sans lequel l’idée même de littérature me semble impossible, m’apparait résolument contradictoire avec la finalité de ce texte. Le motif de « la bouteille à la mer » fait partie des symboles mythiques auxquels la modernité a eu recours pour figurer la trajectoire de l’œuvre littéraire, sa destination indéterminée, son pouvoir d’adresse suspendu – déterritorialisé, pour emprunter le mot de Deleuze. Mais selon Hall Bjørnstad, aucun doute possible : le texte obéit à une logique pragmatique qui semble exclure toute finalité esthétique, et notamment toute coïncidence entre la lecture des Mémoires et le plaisir de lire. Il suffit de prêter attention aux premières phrases citées :

« Si les occupations, les plaisirs et le commerce du monde, comme il n’arrive que trop souvent, vous dérobaient quelque jour à celui des livres et des histoires, le seul toutefois où les jeunes princes trouvent mille vérités sans nul mélange de flatterie, la lecture de ces Mémoires pourrait suppléer en quelque sorte à toutes les autres lectures, conservant toujours son goût et sa distinction pour vous, par l’amitié et par le respect que vous conserveriez pour moi. »

D’une part – oui, je m’improvise commentateur de ces Mémoires dont je n’ai lu que trois lignes, et j’y prends un profond plaisir – Louis XIV oppose le plaisir du divertissement au sérieux qui auréole la lecture de ses Mémoires. D’autre part, il indexe leur valeur sur l’ascendance que le roi revendique sur son sujet de fils. C’est à ce titre, je crois, que les Mémoires sont elles-mêmes absolues, majoritaires, puisqu’elles peuvent valoir pour toutes les autres lectures, qu’elles surplombent et remplacent. Au fond, pour Louis XIV, toute lecture sérieuse ne peut qu’avoir pour fin de garantir la continuité du pouvoir royal.

C’est à cet endroit, malgré d’apparentes similitudes avec l’idée que je me fais de la littérature, que je renonce à l’idée de lire ces Mémoires comme je lirais celles de Chateaubriand : le Roi qui écrit ne peut, en vertu même de la finalité de son texte, qu’être le roi, de même que le Dauphin ne peut être que son successeur. La relation entre le père et le fils, l’hypothèse que le premier, en instruisant son fils, lui fasse également don d’un autre type de lien – affectif, sensible, relatif et reliant -, et l’idée que le père offre à son enfant une parole de consolation suffisamment bonne pour le jour où l’enfant, devenant roi, pleurerait la mort de son père : tout cela n’existe absolument pas.

C’est là, je crois, toute la différence avec la littérature, notamment lorsque celle-ci travaille les deuils, passés, présents ou à venir. La mort y entame le temps sous l’effet de la perte et de la tragédie. Quelque chose est dérobé, irrémédiablement perdu, et il faut tous les efforts de la rhétorique et de la poétique pour nommer et transmettre cela qui a été perdu. Dans les Mémoires du roi tels que je me les imagine à partir du commentaire de Hall Bjørnstad, rien ne semble avoir jamais été perdu – et c’est en cela que l’autorité d’un roi ne se confond pas avec l’autorité d’un père.

Une question que je lance en guise de conclusion : l’absolutisme est-il le nom de la pire des solitudes, celle qui ne souffre aucun partage, aucun lien, par opposition à une solitude qui s’éprouve dans la relation avec les autres ? Je pense à Pascal, et lui vole sa phrase pour y traduire mon idée : un roi absolument seul est un homme plein de misères.

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