Inédit
Effet d'un trauma sur un sujet et sur le collectif.
Où comment s'effectue la propagation du trauma dans la culture
Préambule
Les 13, 14 et 15 décembre 2018, un colloque international organisé sous l’égide de Transitions et consacré à « Littérature et trauma » a rassemblé trente-six communiquants. Les trois journées étaient divisées en sessions. Annie Franck a présenté sa contribution samedi 15 décembre, journée consacrée à « Ce qui se transmet », lors de la session « Histoire et transmission ».
Rappelant que le trauma n’est pas toujours mis en mots par ceux qui l’ont vécu, mais qu’il faut parfois attendre les générations suivantes pour que l’« incorporation » devienne « introjection » et que le fantôme soit nommé, Annie Franck conclut qu’ « il y a cette double nécessité conjointe pour une civilisation de limiter et contenir, et en même temps composer des modes d’expression et de dégagement plus ou moins réussi – jamais totalement réussi – et pour la pulsion et pour le trauma dont les effets seraient sinon ravageurs. »
H. M.-K. et T. P.
Annie Franck exerce la psychanalyse à Paris. Elle a notamment publié trois livres où la question du trauma est centrale, dans un croisement avec la création artistique et littéraire : Beautés et Transfert (Hermann, 2007), Psychanalyses entre mots (Hermann, 2011) et Entrelacs, résonances transférentielles (Hermann, 2015). Actuellement membre du comité de rédaction de La Nouvelle Quinzaine Littéraire, elle y a coordonné les dossiers « Trauma et création artistique », « Fantômes dans la culture » et « Que devient la psychanalyse ? ».
Effet d'un trauma sur un sujet et sur le collectif.
Où comment s'effectue la propagation du trauma dans la culture
Annie Franck
02/03/2019
Un trauma, c’est cette expérience psychique qui pulvérise et le système de représentations qui crée un écart salvateur et, dans le même mouvement, la possibilité même d’une adresse, y compris l’adresse interne. Le sujet est brutalement annihilé, propulsé dans une intensité telle qu’elle broie la capacité de se sentir exister dans cette expérience ; il se trouve éjecté de lui-même. Le travail d’auto-représentation continu, nécessaire, consubstantiel du Je est anéanti.
Ce phénomène est des plus complexes à saisir et à décrire ; il a été l’objet de recherches, surtout depuis les années 1960 en Europe et aux USA, de la part d’une génération d’analystes directement héritière de la Seconde Guerre Mondiale qui succédait, après une génération aussi, à la grande boucherie de 1914-1918. Freud avait commencé à y réfléchir, notamment en postulant la pulsion de mort en 1920, et dans sa suite (ou en opposition) les débats se sont faits de plus en plus nourris et passionnés, sans doute parce qu’ils touchent au plus profond de ce qui fonde l’humain et la culture. Nous ne cessons pas d’être ramenés à ce noyau, de nous y confronter, d’où ce colloque « presque impensable il y a encore une vingtaine d’années », comme le dit Hélène Merlin-Kajman dans son argument, d’autres guerres, d’autres évènements venant en continu raviver « ce noyau ».
Comment se fait-il que ces traumas, répétés à grande échelle au cours de l’Histoire et de notre Histoire récente, déterminent – parfois obscurément d’ailleurs – pour une large part notre culture ? Voilà sur quoi je souhaiterais me centrer maintenant.
Ici, il me faut d’abord insister sur un point que je crois important : le travail « d’auto-représentation » en constants remaniements incertains et toujours en devenir, par lequel le Je (le sujet) existe et se sent exister, et qui construit le Je – travail précisément anéanti lors d’un trauma – ne doit pas être confondu avec la jubilation du Moi à reconnaître son image dans le miroir. C’est sur ce point, à mon avis, qu’une part de la psychanalyse américaine achoppe ; et c’est un écueil d’ailleurs que n’évite pas complètement Dori Laub de mon point de vue, en dépit du grand intérêt de son travail, notamment sur la question de l’interlocuteur interne.
Du point de vue d’un psychanalyste dans son travail clinique, de quoi s’agit-il ? Il ne s’agit pas seulement de rétablir la capacité d’identification en tendant le miroir de notre empathie, empathie qui, dans cette conception, ferait précisément appel à une identification. Il s’agit plus profondément, plus primitivement – dans une autre forme d’empathie qui est non pas image semblable mais résonance intime du thérapeute avec l’expérience traumatique – il s’agit donc d’entendre l’irréductible solitude, cette expérience de destruction de tout lien à autrui et de toute représentation, de l’entendre non comme expérience véritablement « partageable » mais comme une expérience commune, propre à tous les humains. Ceci constitue le premier temps incontournable du travail de reconstruction d’une adresse possible. Il s’agit en quelque sorte que cet état émotionnel brut, cette fulgurante destruction intime dont le débordement ne parvient plus à se canaliser, réussisse à être adressée à autrui dans le transfert qui s’établit au-delà de ce qui est à proprement parler « partageable ». Il s’agit encore que la disjonction brutale de la sensation d’avec ce qui la représente (image ou pensée) puisse trouver de nouvelles modalités pour établir à nouveau des liaisons avec les autres strates du fonctionnement psychique. Il s’agit, enfin, que cette pure quantité émotionnelle, cet excès, parvienne peu à peu à trouver une forme créée, inventée à deux dans l’espace du transfert, une forme ciselée par la résonance inconsciente entre deux psychè marquées par les traumas : forme qui se fera images puis mots qui réintroduisent dans un système de métaphorisation, qui façonnent une sorte de premier dégagement par rapport à l’expérience brute.
Mais le plus souvent ce travail psychique demande une ou deux générations. Car la génération directement impactée par le trauma ne peut, le plus fréquemment, transmettre que son impossibilité à parler et même à penser l’évènement traumatique. Celui-ci ne connaît pas les élaborations qui lui permettraient de devenir un souvenir plus ou moins refoulé ; il reste un morceau de réalité intact et séparé (clivé), dénié, recouvert par le silence. Pour les générations suivantes, cet épais silence hérité est habité de fantômes qui produisent des signes et des effets énigmatiques ; deux exemples peuvent être donnés : une maladie auto-immune qui se déclare « chez l’héritier » à la date anniversaire du trauma de son ascendant, ou bien des agissements incompréhensibles pour le sujet lui-même dans une circonstance liée, à son insu, au trauma d’un parent. Ces fantômes obscurément si actifs, il va falloir les discerner, puis les désigner dans une forme qui les représente, dans un lien recréé entre l’émotionnel et le système de représentation. Ces fantômes porteurs du trauma en tant que sensation gravée, trace agissante car non intégrée aux représentations, les générations suivantes sont donc en charge de les transformer, de les figurer, de les transposer dans des écrits ou dans des formes artistiques, dans toutes les graduations possibles entre « art dépositionnaire » et « art transformationnel », puis éventuellement leur faire place par un effort de mise en pensées et de réflexion, ainsi que nous le faisons ces jours-ci, je crois.
Comment préciser l’impact du trauma sur les générations suivantes ? Dans une perspective un peu différente, reprise à Ferenczi par Nicolas Abraham et Maria Törok, juifs hongrois émigrés en France au moment de la dernière guerre, psychanalystes qui ont été parmi les premiers après cette guerre à réfléchir sur les achoppements d’un travail de deuil, il est utile de distinguer et d’opposer l’introjection et l’incorporation : « Certes l’image est la même, écrivent-ils » : introjection et incorporation, il s’agit en effet toujours de mettre à l’intérieur de soi. Mais les deux s’opposent néanmoins. « Les tout débuts de l’introjection ont lieu grâce à des expériences du vide de la bouche, doublées de la présence maternelle. Ce vide est tout d’abord expérimenté comme cris et pleurs, remplissement différé, puis comme occasion d’appel, moyen de faire apparaître, langage. Puis comme auto-remplissement phonatoire en écho à des sonorités perçues et enfin comme substitutions progressives des satisfactions de la bouche pleine de l’objet maternel par celles de la bouche vide du même objet mais remplie de mots à l’adresse du sujet. Le passage de la bouche pleine de sein à la bouche pleine de mots s’effectue au travers d’expériences de bouche vide. Apprendre à remplir de mots le vide de la bouche, voilà un premier paradigme de l’introjection. […] Introjecter un désir, une douleur, une situation, c’est la faire passer par le langage dans une communion de bouches vides. Le langage qui supplée à l’absence, en figurant la présence ne peut être compris qu’au sein d’une « communauté de bouches vides […] ».
Lorsque ce processus d’introjection rencontre un obstacle insurmontable – ici je reviens donc au trauma – il est « avalé », incorporé tel quel, sans transformations : l’impossibilité de mise en mots qui figurerait et représenterait l’expérience innommable va faire place à une incorporation.
Le trauma ainsi toujours présent et intact, encrypté, incorporé puisque non métaphorisable pour un sujet, va obliger les descendants de celui-ci à entreprendre, eux, le travail de culture qui, à distance, peut réintégrer non le trauma lui-même, mais la désignation de ce trauma dans la « communauté des bouches vides ».
En conclusion : ainsi qu’Anne-Laure Dubruille nous l’a fait entendre dans sa critique de Laurence Khan, le trauma, loin d’être opposable à la pulsion dans la métapsychologie et dans la clinique, se conjugue à la sauvagerie pulsionnelle, au « scandale du sexuel ». Bien fréquemment d’ailleurs, le trauma semble générer un déchaînement pulsionnel lié à l’extrême saturation sensorielle, peut-être davantage à mon avis qu’il ne fait basculer dans la pulsion de mort. Il oblige les humains afin de vivre ensemble, à avancer toujours et encore dans cette marche souvent chaotique de culture, c'est-à-dire dans la transformation incessante, et du pulsionnel, et du trauma, toujours reprise au fil des générations. Il y a cette nécessité conjointe pour une civilisation de limiter et contenir, et en même temps de composer des modes d’expression et de dégagement plus ou moins réussis – jamais totalement réussis – et pour la pulsion, et pour le trauma dont les effets seraient sinon ravageurs. Cette nécessité fonde la culture dans sa plus grande variété de niveaux d’élaboration et de modalités d’écart.