Le contresens n° 14

 

Préambule

Comment, pourquoi le célèbre Discours de la Servitude volontaire de La Boétie, l'ami de Montaigne, a-t-il pu être lu comme un texte célébrant la liberté démocratique alors qu'il respire le mépris du peuple ?  Comment un pareil contresens peut-il avoir été obstinément reconduit dès l'époque qui l'a vu naître ? Comment a-t-il pu même être mis au service des causes les plus diverses ?

La réponse de Michel Magnien est double. La première raison de ce contresens, nous montre-t-il, est historique : en publiant ce texte « au sein de pamphlets appelant à résister à l’oppression, et identifiant explicitement le tyran [...] à Charles IX puis à Henri III », le parti protestant a orienté les lectures ultérieures de façon décisive. Mais la seconde raison, à la fois historique et transhistorique, se révèle la plus déterminante, et la plus paradoxale : si le parti protestant a pu enrôler de la sorte le Discours de La Boétie à sa cause, c'est en raison de sa généralité et de sa plasticité : ce texte reçoit sa frappe de l'imitation des Anciens, de la convocation présente de leur vertu passée. Précisément parce qu'il ne se rapporte  absolument pas à son propre présent, il tire une énergie intemporelle de l'espèce de suspension du temps que produit l'ardeur avec laquelle il regarde le passé.

Michel Magnien nous invite par là à dédoubler, en quelque sorte, la question du contresens. Ne devons-nous pas distinguer un (vrai) contresens portant sur la signification contextuelle d'un texte, et un contresens pleinement porteur de sens, né de la capacité d'entraînement et de transmission d'un texte ? Soutenu par l'appel du passé, le Discours de La Boétie est devenu un appel d'air pour l'avenir, comme s'il n'avait cessé d'illustrer ce que Walter Benjamin appelait « le saut du tigre » dans le passé auquel le présent arracherait ainsi une « étincelle d'espoir ».

H. M.-K.

Michel Magnien enseigne les littératures française et  néo-latine à la Sorbonne nouvelle-Paris 3 depuis plus de vingt années maintenant. Ses recherches portent avant tout sur l'Humanisme, d'Erasme à Montaigne (il est l'un des trois éditeurs de la nouvelle éd. des Essais en Pléiade, 2007), et sur la réception des théories rhétoriques et poétiques antiques à la Renaissance (éd.-trad. de la Poétique d'Aristote en Livre de poche classique). Une centaine d'articles sur E. Dolet, J.-C. Scaliger, La Boétie, Du Bellay, Ronsard, Montaigne et nombre de minores... Il contribue en ce moment aux éditions en cours chez Classiques Garnier des Oeuvres complètes d'A. d'Aubigné et de Du Bellay (t. III publié en 2013), et travaille à l'édition de la correspondance inédite de l'humaniste toulousain Jean  de Boyssoné pour les éditions Droz.

 

 



La Boétie démocrate ?

Le Discours de la Servitude volontaire à contre-sens.

 

 

Michel Magnien

18/10/2014

 

Au milieu du siècle dernier, période qui n’est pas si lointaine mais qui semble aujourd’hui à des années-lumière de la nôtre, le Parti communiste, premier parti politique de France, alors dans sa splendeur, exerçait sur une part importante de la société un magistère intellectuel incontestable – même s’il était alors violemment combattu par certains intellectuels comme Albert Camus ou Raymond Aron.

En 1950, la maison d’édition qui émanait ou relevait du PC, les Editions sociales, créèrent une collection au titre aussi programmatique que transparent, « Les Classiques du peuple ». Son premier titre fut un choix de textes de Babeuf [1], bientôt suivi d’une anthologie de textes de Diderot en trois volumes préparée par l’universitaire Jean Varloot ou de trois volumes de discours de Robespierre édités par Jean Poperen [2]. Viendront ensuite un choix de discours de Jaurès « Contre la guerre et la politique coloniale  » (1959), ou des anthologies de textes de Jules Guesde (1959) ou encore de Romain Rolland (1970).

Or quelle n’est pas notre surprise de voir figurer à partir de 1963 au sein de cette collection des « Classiques du peuple » le Discours de la Servitude volontaire d’Etienne de La Boétie [3], sous la plume duquel on peut sans peine aucune découvrir nombre de passages qui accablent le peuple, justement, et sans jamais chercher à le disculper de supporter les tyrans et d’accepter la tyrannie, ainsi qu’aux yeux du jeune humaniste l’ont trop souvent fait les masses populaires, hébétées ou perverties. Qu’on en juge :

À la verité c'est le naturel du menu populaire, duquel le nombre est tousjours plus grand dedans les villes, qu'il est soubçonneus à l'endroit de celui qui l'aime et simple envers celui qui le trompe. Ne pensés pas qu'il y ait nul oiseau qui se prenne mieulx à la pipée, ni poisson aucun qui pour la friandise du ver s'accroche plus tost dans le haim, que tous les peuples s'aleschent vistement à la servitude par la moindre plume qu'on leur passe, comme l'on dit, devant la bouche: et c'est chose merveilleuse qu'ils se laissent aller ainsi tost, mais seulement qu'on les chatouille.[…] Les rommains tirans s'adviserent ancore d'un autre point, de festoier souvent les dizaines publiques, abusant ceste canaille comme il falloit, qui se laisse aller plus qu'à toute autre chose au plaisir de la bouche. Le plus avisé et entendu d'entr'eus n'eust pas quitté son esculée de soupe pour recouvrer la liberté de la republique de Platon [4].

Comment a-t-on pu à ce point lire à rebours le texte de La Boétie ? Comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on pu dans les années 60 faire imprimer avec aplomb ceci :

La Boétie fonde la société civile sur la condition naturelle de l’homme, la démocratie sur la qualité humaine par excellence : les hommes sont raisonnables et ils sont par conséquent libres et égaux. […] Jusqu’à la Révolution, personne en France n’affirma avec une force aussi émouvante la puissance de la masse [5]

en tête d’un texte aussi manifestement oligarchique, ou aristocratique, c’est selon ? Un texte qui place son espoir non en le peuple, masse aveugle, imbécile et à jamais avilie, mais en la conscience et la capacité d’action de trop rares happy few :

Tousjours s'en trouve il quelques uns, mieulx nés que les autres, qui sentent le pois du joug et ne se peuvent tenir de le secouer, qui ne s'apprivoisent jamais de la sujetion, et qui tousjours, comme Ulisse qui par mer et par terre cherchoit tousjours de voir de la fumée de sa case, ne se peuvent tenir d'aviser à leurs naturels privileges et de se souvenir de leurs predecesseurs et de leur premier estre. Ce sont volontiers ceus là qui, aians l'entendement net et l'esprit clairvoiant, ne se contentent pas, comme le gros populas [6], de regarder ce qui est devant leurs pieds s'ils n'advisent et derriere et devant, et ne rememorent ancore les choses passées pour juger de celles du temps advenir, et pour mesurer les presentes : ce sont ceus qui, aians la teste d'eus mesmes bien faite, l'ont ancore polie par l'estude et le sçavoir. Ceus là, quand la liberté seroit entierement perdue et toute hors du monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et ancore la savourent, et la servitude ne leur est de goust pour tant bien qu'on l'accoustre. (DSV, 51-52).

Un texte qui propose comme un des rares espaces de liberté au monde l’oligarchie vénitienne  [7] ? C’est donc ce contre-sens grossier et patent, puisqu’il force de façon manifeste le Discours de La Boétie à entrer dans des cadres et des catégories qui lui sont totalement étrangers, que j’aimerais étudier ici, moins pour accabler l’éditeur des Editions sociales, qui n’a par ailleurs pas démérité  [8], que pour tenter de montrer comment cette inscription du Contr’un au nombre des « Classiques du peuple » est le fruit d’une longue histoire, celle de la réception biaisée d’un texte dont la diffusion n’a pu être assurée par son auteur, trop tôt disparu, et qui partant n’a jamais pu par lui être clairement explicité.

 

I. Une indécision originelle.

Pour parler tout net, en fait, on ignore à quel moment de sa brève existence [9] La Boétie a rédigé son discours ; sur ce point, d’une édition à l’autre de ses Essais, Montaigne, notre principal informateur, a lui-même varié. A l’en croire, La Boétie l’aurait composé« en sa premiere jeunesse, n’ayant pas attaint le dixhuitieme an de son âge [10] » ; dans un autre passage du même chapitre « De l’amitié », l’auteur du Discours est présenté comme un « garson de dixhuict ans [11] » ; il sera même rajeuni par l’édition posthume, se muant en un « garson de seize ans ». Or, même si La Boétie a été placé par plusieurs auteurs au nombre des enfants prodiges [12], en un temps où certes ils ne manquaient pas, il paraît difficile qu’un adolescent de seize ans, même doué, ait pu accumuler une culture aussi vaste et aussi variée que celle que manifeste le Discours, et être capable surtout de la dominer avec tant d’aisance, alors qu’elle aurait été acquise de si fraîche date. Etant donné que La Boétie naît en novembre 1530, force est donc de ne fixer la composition du Discours de la servitude volontaire ni en 1546, ni en 1548, mais de la placer en aval [13].

Un passage saluant les premiers succès de la Pléiade et la future Franciade  [14], même s’il peut avoir été ajouté a posteriori, invite en effet à estimer qu’une bonne partie au moins du texte a été composée après 1550 ; et si on prend en compte la double adresse, qui vaut dédicace, à Guillaume de Lur-Longa[15], le conseiller au Parlement de Bordeaux à qui La Boétie rachète sa charge en 1553, on est en droit de penser que la totalité, ou une grande partie, en a été composée autour des années 1553-1554, au moment où l’ancien étudiant en droit de l’Université d’Orléans, pétri d’humanités, s’inscrit, grâce à l’aide matérielle de son oncle, dans le milieu robin bordelais, où bientôt il prendra épouse.

Il est donc fort peu probable que l’élément déclencheur de la composition du Discours ait été, comme l’a prétendu J.-A. de Thou[16] ‑ et l’ont depuis répété presque tous les critiques ‑, la répression particulièrement brutale de la révolte de la gabelle par le connétable de Montmorency, qui mit la Guyenne à feu et à sang durant l’été 1548. En revanche il faut peut-être, comme l’a fait Guy Demerson[17], prêter davantage attention à la deuxième apostrophe à G. de Lur-Longa, où l’on peut sans trop se tromper lire une connivence de robins, jaloux des prérogatives parlementaires, soucieux de préserver le système de « monarchie mixte », pour reprendre l’expression d’A. Jouanna[18], lequel était depuis le précédent règne battu en brèche par la volonté absolutiste des Valois.

De toute manière, même si sa visée peut être particulière par endroits, le propos du Discours est assurément général, nourri qu’il est presque toujours d’exemples tirés de l’antiquité : qu’il s’agisse de flétrir la servitude subie par les Perses (DSV, p. 38), la domination acceptée par les Grecs, l’avilissement comme recherché par les Romains, ou d’exalter au contraire la détermination des tyrannicides, Harmodius et Aristogiton ou Brutus (DSV, p. 52-4), les exemples tirés de la réalité politique française font figure d’exception[19] : notre humaniste a le regard rivé vers ce passé lointain, pour lui auréolé de tous les prestiges. De fait la quasi-totalité des innombrables exemples mobilisés au cours de sa déclamation est tirée d’auteurs anciens, Hérodote, Plutarque, Sénèque ou Tacite, comme l’a démontré depuis bien longtemps L. Delaruelle[20], si bien qu’« on ne saurait … réduire le Discours à une pièce de circonstance[21] ». Car la tyrannie dont on nous démontre les ressorts est avant tout celle jadis « endurée » par les sujets d’Asie mineure, de Grèce ou de Rome ; le tyran visé est bien plus souvent Jules-César (ou ses successeurs Caligula et Néron) que Henri II – sans évoquer Henri III que le Dr Armaingaud[22] avait cru voir, superbe contre-sens, derrière l’« hommeau » qui tyrannise « un nombre infini de personnes [23] ». Le discours a donc une visée générale, et une portée universelle. Or ce sont elles, justement, qui vont permettre aux générations successives de lecteurs de l’appliquer à leur situation politique particulière, pour laquelle il n’avait bien entendu pas du tout été conçu.

La première application, déterminante pour son appréhension postérieure, est celle à laquelle a procédé le parti protestant au lendemain de la Saint-Barthélemy en publiant en 1574 deux extraits [24], puis en 1577 l’intégralité [25] du Discours au sein de pamphlets appelant à résister à l’oppression, et identifiant explicitement le tyran ‑ entité abstraite sous la plume de La Boétie, est-il besoin de le répéter ? ‑, à Charles IX puis à Henri III. Là réside l’origine du contre-sens « démocratique » puisque le texte de La Boétie qui accablait la veule multitude se mue, par son intégration même au discours des Monarchomaques, en un appel à l’insoumission, voire à la révolte populaire. Au début du Debvoir mutuel des Roys & des subjects rédigé d’après Armand Garnier à Genève durant l’hiver 1621-1622, Aubigné placera ainsi le Discours de la servitude volontaire aux côtés de la Francogallia et des Vindiciae contra tyrannos, au nombre des

doctes et libres discours, de ceux qui en France sont demourez françois, que le gaing, la flaterie, la bestise ou l’extrême pauvreté n’ont pas rendu marchands et prostituteurs de ce que la nature leur avoit donné [26],

à savoir la liberté. On constate qu’avec les années le Contr’un se trouve donc agrégé au corpus politique huguenot, et participe à son corps défendant à la défense et illustration de la Cause.

Or, bien plus qu’il n’accable les tyrans, jamais par lui cloués au pilori de l’Histoire, mais plutôt présentés comme d’avisés cyniques sachant exploiter la veulerie ou la bêtise populaire, La Boétie réfléchit au processus de soumission et d’aliénation du peuple, « servant si franchement et tant volontiers qu'on diroit à le voir qu'il a non pas perdu sa liberté, mais gaigné sa servitude » (DSV, p. 46) ; néanmoins, à partir du moment où, contre toute évidence, le Discours est présenté comme le Contr’Un [27], il devient de façon quasi mécanique un texte qui se place du côté du peuple. Et il y a fort à parier que son annexion par la tradition protestante dans le dernier quart du XVIe siècle n’est pas non plus étrangère à la lecture qui en sera faite durant tout le XIXe siècle comme d’un texte démocratique, à partir du moment où il s’agira de lutter contre l’arbitraire monarchique ou impérial pour promouvoir l’esprit républicain, mouvement dans lequel bien des protestants se sont trouvés impliqués.

Mais avant d’en arriver là, parcourons à grandes emjambées la réception du Discours après cette période des Guerres de religion.

2 - L’auberge espagnole (XVIIe-XXe siècles)

Curieusement, à l’inverse de ce qu’on aurait pu attendre, la Fronde, qui a exploité d’autres textes issus de plumes monarchomaques [28], n’a pas exploité la déclamation de La Boétie contre la tyrannie, sans doute devenue trop rare – l’attestent les vaines recherches de Richelieu rapportées par Tallemant [29] –, et partant mal connue. La période d’absolutisme croissant qui marque la France de la seconde moitié du XVIIe siècle et de la première du suivant n’a guère été plus favorable au succès du Contr’un, on l’imagine aisément. Coste, héritier de la tradition huguenote d’insoumission au Prince, traducteur de Locke réfugié en Angleterre, qui souhaitait le republier en 1724 de conserve avec les Essais de Montaigne, verra d’ailleurs son entreprise entravée en France par la censure : on voit que sous le règne de Louis XV le Bien-aimé encore, le texte de La Boétie n’a rien perdu de sa réputation subversive.  

Mais Coste revient à la charge l’année suivante, avec apparemment plus de succès puisque sa deuxième édition des Essais, parue en 1725, présente en son tome I (p. 39-95) une transcription du Discours, qu’il se sent tout de même obligé de justifier de deux manières au sein de la troisième édition. Il y présente alors le Discours comme une « parure essentielle » des Essais, leur complément attendu et indispensable ; il l’assortit d’ailleurs d’une annotation qui donne une coloration philologique de bon aloi à son entreprise. Mais il se sent aussi obligé d’argumenter sur le fond, lorsqu’il souligne que

Des princes de caractère ne peuvent non plus être choquez de la liberté que la Boëtie a pris de décrier la mollesse, l’injustice et la dureté des mechans Rois qu’Alexandre le grand l’auroit été d’entendre tourner en ridicule un faux brave ;

et il rappelle non sans finesse une déclaration faite par le jeune roi en son conseil le 16 juin 1726, selon laquelle « le bonheur de son peuple sera toûjours le premier objet de ses soins »  [30].

Lorsqu’il rédige ses Mélanges tirés d'une grande bibliothèque, le marquis de Paulmy, dont le père goûtait tant Montaigne qu’il a souhaité l’imiter [31], ne passe pas le Discours sous silence, mais souligne encore le caractère dangereux de cet « ouvrage dirigé absolument contre la monarchie » ; et il livre cette conclusion assez favorable quant à la forme, où l’on peut percevoir sans doute une certaine évolution des esprits :

C'est l'ouvrage d'un jeune homme qui avoit de l'esprit et avoit déjà lu un assez grand nombre de livres ; il écrivoit bien pour son temps, mais il raisonnait mal [32].

Déjà Marat [33] en exil à Londres a exploité certains développements du Contr’un pour rédiger Les Chaînes de l'esclavage ; et les hommes de 1789, qu’un regain d’intérêt pour la république romaine pouvaient naturellement porter vers ce Discours tout romain, vont bientôt, en quête de légitimité historique et de garants idéologiques, et à plusieurs reprises [34], revendiquer l’œuvre de La Boétie. C’est tout d’abord un membre du Tiers-Etat qui, se dissimulant sous le pseudonyme de l’Ingénu [35], propose comme une arme contre la « caste » de la noblesse une version modernisée, mais aussi volontairement édulcorée du Contr’un. A ses yeux en effet, La Boétie « parle de la liberté dans un sens […] un peu trop absolu [36] », et dans les notes dont il assortit son adaptation, il n’hésite pas à le contredire [37].

Aucune réticence n’est en revanche affichée par l’autre éditeur royaliste anonyme, qui à la fin de l’année suivante transcrit – sans doute d’après une édition Coste des Essais –, avec quelques coupures et altérations et quelques notes lexicales, ce texte « d'une si grande beauté que nous nous empressons de le faire connaître aux amis de la liberté [38] » ; ils apprendront ainsi à « rougir de la servitude et à connaître le prix de la liberté, qui ne consiste point à faire tout ce que l’on veut, mais tout ce que les lois permettent »[39]. Si l’admiration paraît sincère, les intentions desservent encore une fois le dessein de La Boétie, qu’on montre de nouveau flétrissant la tyrannie pour mieux exalter le pouvoir du bon roi [40] (« le monarque n'est lui-même que l'exécuteur des lois », le « magistrat du peuple »), incarné pour lors par Louis XVI, « restaurateur de la liberté française [41] ».

En 1799 paraîtra à Naples, à la suite de l’entrée des troupes françaises, une version italienne du Discours de la servitude volontaire [42] ; V. Paribelli qui a accompli cette tâche en prison entend par cette publication donner le goût de la liberté à la jeunesse napolitaine « de la naissante république » trop longtemps écrasée « sous un sceptre de fer ». Le texte de La Boétie, « une codice di publica e privata educazione » va lui démontrer « come si possa vivere senza padrone ». Si une tentative de « récupération » politique peut bien évidemment encore se lire ici, on considèrera que l’hymne à la liberté entonné dans sa préface par cet ardent républicain se révèle peut-être plus fidèle aux intentions de La Boétie que les autres publications faites au début de la Révolution française.

D’autres convulsions politiques, dont le XIXe siècle n’a point été avare en France, susciteront de nouveau l’intérêt pour le Contr’un qui semble doué d’une éternelle actualité. Les feux et les espoirs des Trois glorieuses vite étouffés, les débuts du règne de Louis-Philippe furent difficiles, marqués dès 1831 par la révolte des canuts, puis en avril 1834 par des insurrections dans plusieurs villes de province et à Paris. La répression en fut brutale, pour ne pas dire plus, comme en témoigne le massacre de la rue Transnonain dont l’horreur a été à jamais figée par Daumier. Le pouvoir ébranlé prend prétexte de l’émotion provoquée par l’attentat manqué de Fieschi du 28 juillet 1835 pour tenter de museler la liberté d’expression en promulguant les fameuses Lois de septembre. C’est durant cette période d’instabilité, alors que la monarchie bourgeoise semble à plusieurs moments vaciller, et durcit sa politique en proportion [43], que paraîtront en moins d’un an trois éditions différentes du Contr’un. Et dans les trois cas, à la différence des publications de 1789 et de 1790, la cible est clairement désignée, le tyran clairement identifié : il s’agit de Louis-Philippe, bourreau des libertés fondamentales.

La première édition alors publiée le fut par Lamennais, extraordinaire figure de penseur contre-révolutionnaire devenu en ces années l’apôtre d’un christianisme libérateur, paradoxal personnage de prêtre ultramontain mis depuis quelques années en délicatesse avec Rome par sa dénonciation de la collusion entre l’Eglise et toutes les tyrannies. Durant l’été 1835, il aurait voulu publier, en soutien aux insurgés de 1834, une Histoire du procès d’avril alors presque achevée ; mais les nouvelles lois sur la liberté d’expression le lui interdisant, il juge habile de prendre du recul, et sous le voile de l’analyse historique, de proposer « l’histoire complète de la tyrannie » en donnant le Discours de la servitude volontaire [44] précédé d’une longue préface achevée en août 1835 [45]. La publication de ce texte très lyrique, plus important par son influence et ses retombées que par son contenu intrinsèque [46], marque un tournant dans la fortune du Contr’un, présenté désormais comme un manifeste républicain : très souvent évoquée ou citée par la suite, la préface de Lamennais a beaucoup fait pour la redécouverte de La Boétie par la France de la Restauration, mais aussi pour que le Discours acquière enfin son autonomie par rapport au texte des Essais. Lamennais lui a en fait conféré un statut qu’il avait perdu depuis la fin des Guerres de religion : le Contr’un redevient à partir de 1835 un pamphlet d’opposition.

Presque au même moment [47] J.-B. Mesnard, démocrate inquiet des dérives autoritaires du régime, présente sa propre édition du Contr’un [48] comme un acte militant, suscité par le discours de Royer-Collard [49] dont la voix si respectée vient de s’élever à la Chambre contre les nouvelles lois sur la presse. Escomptant susciter contre elles « la colère du peuple souverain », Mesnard l’invite à lire cette « œuvre aussi parfaite et admirable », appelée à devenir « le catéchisme de l'homme libre, ou le guide du citoyen opprimé qui veut reconquérir ses droits [50] ». Plus explicitement encore que Lamennais, il considère que la prose de La Boétie « est vraiment digne du vieux Caton, et n’attend qu’un nouvel Harmodius [51] ».

On trouve la même violence, moins dissimulée encore – elle s’étale dans les notes copieuses [52] dont il a assorti sa traduction en français moderne – chez le troisième éditeur du Contr’un [53]. Communiste néo-babouviste, ami de Buonarroti [54], Charles Teste a eu, prétend-il [55], le premier l’idée d’une adaptation du Discours, qu’il lance comme un brûlot contre le pouvoir arbitraire qui l'a, malgré ses relations en haut lieu [56], contraint à l'exil en Belgique. La diffusion du texte de La Boétie, appuyé de commentaires qui soulignent la cruauté et la corruption des puissants, a toutes les vertus d’un électrochoc ; elle doit inciter le peuple à la réaction contre Louis-Philippe [57] qui a confisqué à son unique profit « le grand mouvement populaire de juillet ».

Un autre régime sera encore la cible d’une réédition, partielle cette fois-ci, du Discours : celui du Prince-président Louis-Napoléon, contre lequel un autre exilé républicain, A. Poupart lancera, depuis Bruxelles encore, sa brochure protestataire Tyrannie, Usurpation et Servitude volontaire. Trois traités extraits d'Alfieri, de Benjamin Constant et d'Estienne de La Boëtie [58]. Mais curieusement, lorsqu’Auguste Vermorel, futur communard, déjà fort engagé politiquement à la tête du journal la Jeune France [59], décidera une dizaine d’années plus tard, de donner une nouvelle édition du Contr’un [60] pour la petite collection brochée à 25 centimes « Bibliothèque nationale », la censure de l’Empire libéral, apparemment, ne trouvera rien à y redire. Or il existe cinq réimpressions successives (1864, 1865, 1866, 1873 et 1882) de cette édition populaire qui a beaucoup fait pour la diffusion de l'œuvre de La Boétie [61].

Cette édition est envisagée dès l'Avertissement comme une « réhabilitation », marquant, dans le sillage de Lamennais, la volonté de ne plus faire « de Montaigne que l'appendice de La Boétie tandis que La Boétie, qui était cependant un autre homme, n'a été jusqu'ici que l'appendice de Montaigne » : Vermorel entend bien « rétablir cette mâle et austère figure de patriote démocrate », puisque, sous la plume du jeune journaliste socialisant, La Boétie devient l’un des « ancêtres [62] héroïques de la Révolution de 1789 », le premier homme à avoir « mis son talent au service des idées démocratiques et libérales [63] ». On lit ici déjà tout l’argumentaire des républicains et libéraux qui lutteront durant le début de la Troisième république pour imposer cette figure de jeune penseur audacieux, de préférence à l’auteur par trop conservateur et monarchiste des Essais. Ce mouvement connaîtra son acmè en 1892 lors de l’inauguration à Sarlat, avec force démonstrations républicaines [64], de la statue de la Boétie, qui tient son manuscrit du Contr’un dans la main gauche…

La fin du XIXe siècle est marquée par la montée d’un nouveau courant politique, l’anarchisme. Or avec un peu plus de vraisemblance [65], avouons-le, un certain nombre d’anarchistes à travers l’Europe [66] ont voulu se découvrir un lointain ancêtre en La Boétie, l’homme qui avait prôné la désobéissance civile pour inciter ses concitoyens à contempler le « grand colosse à qui on a desrobé la base, de son pois mesme fondre en bas et se rompre » (DSV, p. 40).

L’étonnante capacité d’interpellation du Discours s’est encore illustrée durant la Seconde guerre mondiale. De part et d’autre de l’Atlantique, un citoyen américain [67] puis un citoyen suisse [68] ont en effet jugé utile de lancer le Discours comme arme contre les dictatures de l’Axe [69]. Si l’on ajoute à toute cette série d’appropriations la dernière en date, celle d’un très brillant ethnologue, auteur d’un ouvrage remarqué [70], Pierre Clastres, qui a cru pouvoir reconnaître en La Boétie un frère en pensée [71], et le saluer comme le premier théoricien de la société contre l’Etat, on jugera de l’extrême plasticité [72] de la déclamation du jeune parlementaire.

3 - Quel enseignement tirer de ces contre-sens successifs ?

Au bout du chemin qui nous a conduits de Simon Goulart et des monarchomaques huguenots à François Hincker, on voit bien que l’intégration du Discours de la Servitude volontaire au sein de la collection des Classiques du peuple se révèle comme un avatar idéologique de plus, parmi ceux, nombreux, qu’a connus le texte de La Boétie depuis 450 ans. Or cette entrée du Discours au sein d’une collection de textes imprimés, diffusée par le réseau des libraires, est là pour en souligner l’une de ses caractéristiques, essentielle, et qu’a fort justement soulignée Emmanuel Buron [73] : ce texte violent et virulent dans ses enjeux et dans sa mise en œuvre n’a vraisemblablement pas été conçu par son auteur pour l’impression, mais tout au contraire pour une diffusion manuscrite limitée au sein d’un cercle de parlementaires avisés, de rares happy few ‑ dont faisait partie le dédicataire, Guillaume de Lur-Longa ‑, ces « gens d’entendement » « ès mains » de qui le discours « court piéça » en 1580 au témoignage même de Montaigne [74]. Dès lors que le Discours est livré aux mains du peuple même dont il dénonçait l’abrutissement et l’avilissement, peut-il conserver le sens que lui avait donné son auteur ? C’est bien la diffusion imprimée du texte qui est à l’origine de tous ces malentendus.

Charles IX, Henri III, la noblesse, Louis-Philippe, Napoléon le Petit, l’état bourgeois, l’Etat tout court, Hitler ou Mussolini : si l’on récapitule rapidement les différentes cibles sur lesquelles depuis quatre siècles on a tour à tour braqué le Contr’un, force est de reconnaître que ce texte apparaît comme une sorte d’auberge espagnole idéologique, où chaque coalition, chaque génération politique a lu, ou cru lire, ce qu’elle voulait bien y lire, a en définitive trouvé ce qu’elle souhaitait y découvrir. C'est comme un miroir qu'avec son Discours La Boétie a tendu aux groupes successifs d’opposants à l’oppression qu’a produits la France moderne et contemporaine, afin qu'ils s'y retrouvent et s'y mirent.

Plus que le contenu et la forme, c'est la ductilité de ce texte qui fascine, sa capacité, régime après régime, crise après crise, à demeurer ouvrage d'actualité, à redevenir, siècle après siècle, le révélateur des préoccupations ou des angoisses du moment. Au cours d’une analyse par ailleurs non dépourvue d’erreurs [75], Nadia Gontarbert  a souligné avec justesse « le flou dans la temporalité, et en particulier l’indécision quant à la définition du présent [76] » qui marque le Discours. De fait, en maints passages, on ne sait si le présent, qui, à de rares récits près, est en permanence le temps de l’énoncé, fait référence à la réalité contemporaine, vécue par le locuteur, ou s’il a valeur de vérité générale ; dans ce dernier cas, le présent de vérité générale renverrait le lecteur dans le temps à jamais suspendu, arrêté, de la tyrannie telle qu’avec les plus sombres éclats elle a brillé dans l’Antiquité, voire placerait ce lecteur dans un univers mythique d’avant l’histoire, pour parler comme Pierre Clastres, un espace anhistorique où les lois – celles qui régissent les comportements humains comme la société – seraient des invariants, et où la conduite des individus échapperait à toute contingence.

Cette dimension très particulière de la temporalité du Discours lui a sans aucun doute conféré cette singulière capacité d’adaptation, quels que soient l’époque, l’école de pensée ou le groupe politique qui se le sont approprié. Depuis sa première impression partielle en 1574, la publication du Discours de la servitude volontaire a, on l’a vu, le plus souvent [77] résulté d’une volonté militante ou partisane, qui oblitérait parfois le geste éditorial antérieur. Comment La Boétie peut-il à la fois passer pour le défenseur d’une monarchie constitutionnelle et paraître prêcher la désobéissance civile ? Comment peut-il en même temps sembler le précurseur de l’Etat républicain et apparaître comme un penseur d’une société d’avant l’Histoire ? Qui, de ses interprètes successifs, se trouve dans l’erreur ? Comment réduire ces contradictions manifestes ? La plasticité même du texte montre à nos yeux [78] qu’il n’a sans doute jamais été composé dans un but politique précis et militant, et partant limité. Lecteur de Platon, d’Aristote, méditant la leçon de Xénophon, de Plutarque, ou de Tacite, surtout, La Boétie se place dans l’empyrée de l’abstraction politique, et livre une réflexion pessimiste sur la nature humaine, aussi audacieuse qu’abstraite – ou plutôt audacieuse, parce qu’abstraite. Toute tentative d’application mécanique de cette pensée radicale à une réalité donnée et historiquement figée, encourt ainsi le risque du contre-sens. Car imaginer que La Boétie a réfléchi aux mécanismes mêmes de la soumission et du pouvoir in abstracto, « par maniere d’exercitation seulement [79] », comme l’affirmait Montaigne, n’enlève rien à mes yeux, bien au contraire, à la force toujours miraculeusement intacte de cette pensée-limite.

La lecture à contre-sens du Discours, cette vision assurément erronée d’un La Boétie démocrate, plaçant ses espérances dans l’action populaire pour lutter contre l’oppression, remonte en fait aux origines, au moment où ce texte trop tôt orphelin de son créateur a connu une diffusion large grâce à l’imprimé, medium pour lequel il n’avait point été conçu. A partir du moment où s’est établi dans les esprits, du fait de sa captation par le parti protestant, que ce texte visait la personne du roi, mué par la nuit de la Saint-Barthélemy en tyran « mangepeuple » (DSV, p. 77), il est devenu contre toutes les évidences un texte soutenant les légitimes aspirations du peuple à la liberté. Or les interlocuteurs que s’était choisis La Boétie n’étaient nullement issus de la masse populaire ; ils appartenaient à son milieu, la magistrature de robe longue, dont certains représentants tentaient alors de s’opposer à l’absolutisme grandissant, présenté par endroits comme une tentation tyrannique. On voit donc que sa réception et la manière dont il est perçu, plus que compris, peut jouer un rôle déterminant dans l’appréhension d’un texte par les générations successives de lecteurs, au point d’en altérer, voire d’en inverser le sens général.

Là sans doute réside le plus grand paradoxe du Discours de la Servitude volontaire : dans sa fascination aristocratique devant les grandes âmes de l’Antiquité, assez résolues pour affronter la tyrannie, mais aussi dans son mode de diffusion, la copie manuscrite, qui ne correspondait plus aux pratiques et aux attentes de la seconde moitié du XVIe siècle, il regardait résolument vers le passé. Or depuis sa captation par le camp protestant, il n’a cessé d’animer et d’éclairer les consciences des générations successives et de les inciter à espérer un avenir meilleur…


[1] Gracchus Babeuf, Textes choisis. Préface, commentaires et notes explicatives par Germaine & Claude Willard, Paris, Editions sociales, 1950, 160 p.

[2] Diderot, Textes choisis. Ed. de Jean Varloot, I. Pensées philosophiques. Lettre sur les aveugles. Suite de l'"Apologie" de l'abbé de Prades – II. De l’Interprétation de la nature (Pensées sur l'interprétation de la nature). Articles de l'Encyclopédie (7 premiers tomes) – III. Le Rêve de d'Alembert. Texte intégral (d'après la copie inédite de Leningrad Rêve de d’Alembert, Paris, Editions sociales, Les Classiques du peuple, 3 vol., 1952, 1953 & 1962 ‑ Maximilien de Robespierre, Textes choisis. Ed. de Jean Poperen, Paris, Editions sociales, Les Classiques du peuple, 1956-1958, 3 vol. de 196, 198 & 194 pp.

[3] La Boétie, Oeuvres politiques : Discours sur la servitude volontaire ; Mémoire sur l'édit de Janvier 1562, François Hincker éd., Paris, Editions sociales, Les Classiques du peuple, 1963, 92 p. Fr. Hincker est aussi l’auteur du chapitre « La littérature politique au XVIe s. » au sein du Manuel d’histoire littéraire de la France (p. 569-579) publié par les mêmes Editions sociales en 1971 : il présente La Boétie comme LE représentant de « la tendance démocratique » (p. 575 sq.), qui « laisse une instruction aux peuples pour les inciter à rejeter la tyrannie ».

[4] E. de La Boétie, De la Servitude volontaire ou Contr’un, éd. avec intro & notes par M. Smith, avec notes additionnelles de M. Magnien, Genève, Droz, 2001, p. 58 (sauf mention contraire, toutes nos références seront faites par la suite à cette édition). Les endroits où La Boétie marque comme en ce passage son mépris pour le peuple grossier et imprévoyant ne manquent pas : voir encore ses dures paroles contre « ce populas fait à leur [des tyrans] poste » (p. 61), contre « le peuple sot » qui « fait lui mesmes les mensonges pour puis après les croire » (ibid.), contre le « vain parler du populas » (p. 62), contre « le menu et grossier peuple » qui prend le tyran « à devotion » (p. 66). Voir à ce sujet l’étude de Sébastien Charles (« La Boétie, le peuple et les ‘gens de bien’ », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 17/2, nov. 1999, p. 269-286) ou les analyses d’E. Buron : La Boétie « apparaît bien comme un adversaire et non comme un précurseur des idées démocratiques en gestation » (« Le DSV et son double », Studi Francesi, XLV, 3, n°135, sept.-déc. 2001, p. 499). On retrouve la même prévention à l’égard du peuple dans l’autre texte politique de La Boétie, son Mémoire sur l’Edit de janvier 1562 où l’on lit dès les premières pages : « ainsi il n'est rien plus fol, plus vain et plus monstrueux que la conscience et superstition de la multitude indiscrete. » (Mémoire sur la pacification des troubles, éd. M. Smith, Genève, Droz, 1983, p. 36).

[5] La Boétie, Oeuvres politiques, éd. Hincker citée, p. 29.

[6] Pour la connotation très négative de ce terme et son introduction dans la langue française par La Boétie puis Pasquier, voir H. Merlin-Kajman, « “Populace”, “peuple” : une simple affaire de classement ? », in G. Chabaud éd., Classement, déclassement, reclassement. De l’antiquité à nos jours, Toulouse, PULIM, 2011, p. 73-75. L’aveuglement de la masse est un leit-motiv du Discours : « À la verité c'est le naturel du menu populaire, duquel le nombre est tousjours plus grand dedans les villes, qu'il est soubçonneus à l'endroit de celui qui l'aime et simple envers celui qui le trompe  … Tousjours le populaire a eu cela: il est au plaisir qu'il ne peut honnestement recevoir tout ouvert et dissolu, et au tort et à la douleur qu'il peut honnestement souffrir, insensible. » (DSV, p. 58-9).

[7] « Qui verroit les Venitiens, une poignée de gens vivans si librement que le plus meschant d'entr'eulx ne voudroit pas estre le roy de tous, ainsi nés et nourris qu'ils ne reconnoissent point d'autre ambition sinon à qui mieulx advisera et plus soigneusement prendra garde à entretenir la liberté, ainsi appris et faits dès le berceau qu'ils ne prendroient point tout le reste des felicités de la terre pour perdre le moindre point de leur franchise: qui aura veu, dis je, ces personnages là, et au partir de là s'en ira aus terres de celui que nous appellons Grand Seigneur, voiant là les gens qui ne veulent estre nez que pour le servir et qui pour maintenir sa puissance abandonnent leur vie, penseroit il que ceus là et les autres eussent un mesme naturel, ou plustost s'il n'estimeroit pas que sortant d'une cité d'hommes il estoit entré dans un parc de bestes ? » (DSV, p. 47-8)

[8] Voir sa remarque sur « l’attitude démocratique … limitée » de La Boétie qui « ne manifeste que mépris pour ce “populas” » (p. 31). Ce qui ne l’empêche pas à la page suivante de faire « de La Boétie l’égal des plus grands orateurs : Bossuet, Robespierre, Jaurès, Lénine »… On voit mal par quel singulier aveuglement les lecteurs du XIXe s. ont pu faire de La Boétie l’un des premiers démocrates, et par quel entraînement certains de nos modernes critiques – S. Goyard-Fabre en tête de son éd. GF. du DSV, p. 109, ou encore N. Gontarbert (« Pour une lecture politique de La Servitude volontaire d’Estienne de La Boétie », in Bull. de la Soc. des Amis de Montaigne, VIe série, n°15–16, 1983, p. 69) – ont pu leur emboiter le pas. La Boétie a les yeux rivés sur Lacédémone, non sur Athènes ; et Venise dont il fait l’éloge (DSV., p. 47-8), est tout sauf une démocratie : la Sérenissime se trouve alors régie par un strict système oligarchique.

[9] Né en novembre 1530, La Boétie meurt en août 1563.

[10] Essais, I, 27/28, p. 190 éd. Pléiade ; je donne ici la version initiale (1580-88 : voir var. b, p. 1411), remplacée sur l’exemplaire de Bordeaux par la simple mention « en sa premiere jeunesse ».

[11] Ibid., p. 201 (il s’agit là encore de la première version : voir var. a, p. 1417).

[12] Selon A. Baillet (« Des Enfans devenus celebres par leurs études et leurs ecrits », in Jugemens des savans, par Bernard de La Monnoye, Amsterdam, Aux depens de la Compagnie, vol. V, 1725, notice n° 41, p. 44), La Boétie pour ses vers et le DSV., serait un enfant prodige. Voir aussi I. Klefeker, Bibliotheca eruditorum præcocium, sive ad scripta huius argumenti spicilegium et accessiones, Hambourg, Ch. Liefezeit, 1717, p. 34, qui renvoie à Baillet.

[13] Même si elle est un peu impressionniste, et mériterait d’être affinée, il est peut-être utile de rappeler ici la juste remarque de M. Delcourt (in Mélanges Abel Lefranc, Paris, Hachette, 1936, p. 105), qui opposait l’optimisme de l’Utopie de Th. More au pessimisme du DSV. S’il est difficile de dire avec précision à quel moment le XVIe s. français bascule de la confiance en l’homme en un doute de plus en plus profond sur ses capacités à faire son bonheur et à trouver la sagesse, il est certain à nos yeux que le Contr’un appartient bien au « second XVIe siècle », celui des remises en causes et des interrogations ; or il ne semble pas que ce dernier débute avec la fin du règne de François Ier ou le début de celui de Henri II. A noter que dans La France du beau XVIe siècle (1490-1560) (Paris, Fayard, 1998) dont les limites chronologiques embrassent pourtant la presque totalité de sa carrière, B. Quilliet ne consacre pas une ligne à La Boétie.

[14] « … si ne voudrois-je pas pour cela entrer en lice pour debattre la verité de nos histoires, ni les esplucher si privement, pour ne tollir ce bel esbat où se pourra fort escrimer nostre poesie françoise, maintenant non pas accoustrée mais, comme il semble, faite tout à neuf par nostre Ronsard, nostre Baif, nostre du Bellay, qui en cela avancent bien tant nostre langue que j'ose esperer que bien tost les Grecs ni les Latins n'auront gueres pour ce regard devant nous, sinon possible le droit d'aisnesse. Et certes je ferois grand tort à nostre rime […] de lui oster maintenant ces beaus contes du roi Clovis, ausquels desja je voy, ce me semble, combien plaisamment, combien à son aise s'y esgaiera la veine de nostre Ronsard en sa Franciade. J'entens sa portée, je connois l'esprit aigu, je sçay la grace de l'homme. Il fera ses besoignes de l'oriflamb aussi bien que les Romains de leurs ancilles… » (DSV, p. 64). Il faut savoir que le beau-frère de La Boétie, Lancelot de Carle, est l’homme qui a présenté les grandes lignes de la Franciade à Henri II en janvier 1554.

[15] « Mesmes les bœufs soubs le pois du joug geignent, / Et les oiseaux dans la caige se pleignent /comme j'ai dit autresfois passant le temps à nos rimes françoises: car je ne craindray point, escrivant à toi, ô Longa, mesler de mes vers, desquels je ne te lis jamais que, pour le semblant que tu fais de t'en contenter, tu ne m'en faces tout glorieus. » (DSV, p. 44) ; « Aujourd'hui ne font pas beaucoup mieux ceus qui ne font gueres mal aucun, mesmes de consequence, qu'ils ne facent passer devant quelque joly propos du bien public et soulagement commun. Car tu sçais bien, ô Longa, le formulaire duquel en quelques endroits ils pourroient user assés finement: mais à la plus part, certes, il n'i peut avoir de finesse là où il y a tant d'impudence. » (DSV, p. 60). Sur ce parlementaire, lié à maints humanistes, voir notre note p. 100-2 éd. DSV citée. Il meurt le 30 juin 1556, ce qui fournit un terminus ad quem à la rédaction du Discours.

[16] « En nul endroit ne se fit après une cruelle rébellion un plus fort accord général pour se soumettre, si bien que cet exemple fit reconnaître comme des plus vrais l’adage selon lequel les princes ont le bras long et enchaînent tous leurs sujets des fers secrets de la contrainte, reliant entre elles toutes les instances du pouvoir comme s’ils reliaient des chaînes les unes aux autres. Estienne de La Boétie de Sarlat, qui fut ensuite un grand ornement du Parlement de Bordeaux, alors à peine âgé de dix-neuf ans, mais jeune homme dont le jugement était bien au-dessus de son âge, ayant trouvé là une opportunité, a donné un traité des plus délicats avec l’opuscule intitulé Contr’un ou de la Servitude volontaire ; cependant ceux qui l’ont publié pour exciter les esprits populaires à la révolte, en ont détourné l’usage et le sens dans une direction tout à fait étrangère aux intentions de l’auteur. » (J.-A. de Thou, Historiarum sui temporis libri cxxxviiii, l. V, ch. xiii, Londres, 1733, t. I, p. 186-187 ; notre trad.).

[17] « Les exempla dans le DSV : une rhétorique datée ? », in M. Tetel éd., Etienne de La Boétie Sage révolutionnaire et poète périgourdin, Paris, H. Champion, 2004, p. 195-224.

[18] Selon elle, la tyrannie flétrie dans le Contr’un serait en fait « la monarchie pure », et le texte de La Boétie reflèterait, parmi d’autres, « la vigueur du rejet, sous Henri II, du gouvernement par la seule personne du roi » (Le devoir de révolte, Paris, Fayard, 1989, p. 289-290). Voir aussi J.-L. Bourgeon (« La Boetie pamphlétaire », B.H.R., t. LI,2, juillet 1989, p. 289-300) qui date, contre toute vraisemblance, le Discours de 1561.

[19] Dans tout le Discours, L. Delaruelle n’a relevé que quatre allusions à l’histoire moderne, dont une seule concerne la France (« L'inspiration antique dans le Discours de la Servitude volontaire », RHLF, XVII, 1910, p. 35).

[20] Voir ibid.

[21] J.-P. Cavaillé, « Langage, tyrannie et liberté dans le DSV d'E. de La Boétie », Revue des Sciences philosophiques et théologiques, LXXII, 1, 1988, p. 6.

[22] Parce qu’il a prétendu attribuer la rédaction du DSV à Montaigne et y lire une dénonciation de la politique de Henri III : sur la polémique engendrée par cette fausse attribution, voir la section 5-I de ma bibliographie (BEF, fasc. La Boétie, Paris-Rome, Memini, 1997, p. 77-84).

[23] « … souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare contre lequel il faudroit despendre son sang et sa vie devant, mais d'un seul, non pas d'un Hercule ny d'un Samson, mais d'un seul hommeau, et le plus souvent le plus lasche et femelin de la nation, non pas accoustumé à la poudre des batailles, mais ancore à grand peine au sable des tournois… » (DSV, p. 35).

[24] Dans Le Reveille-matin des Francois [sic] et de leurs uoisins, composé par Eusebe Philadelphe Cosmopolite. en forme de Dialogues (Edimbourg [Genève ?], de l'imprimerie de Jacques James, 1574), le second Dialogue donne (p. 178-180 et 180-190), juste après l’évocation de la Saint-Barthélemy, deux passages remaniés et tronqués du DSV qu’il a fallu faire entrer dans le cadre d’un dialogue entre deux interlocuteurs, l’Historiographe et le Politique. D’après l’argument donné à la p. 2, « ils recitent … l’estat de la France… Ils traitent aussi de la puissance des Rois et de la tyrannie, & de la servitude volontaire, & plusieurs autres belles matieres très-necessaires en ce temps… ». Notons que Charles IX y est invariablement, de la première à la dernière page, appelé « le tyran »… Ce pamphlet protestant, qui prête à Charles IX et au tout récent roi de Pologne toutes les turpitudes et bassesses imaginables, est publié parallèlement en latin, avec dédicace au peuple polonais, afin de lui assurer une diffusion européenne (la version française étant dédiée à Elisabeth Ière d’Angleterre). Sur cet important pamphlet, voir P.-A. Meillet, Les traités des Monarchomaques, Genève, Droz, 2007, passim.

[25] Dans le 3e tome d’un vaste recueil de pamphlets et d’occasionnels, intitulé Memoires de l'estat de France, sous Charles Neufiesme. Troisiesme volume, s.l. [Genève], s.n. [H. Wolf ?], 1577, p. 160-191. Le texte qui précède juste le DSV dans ce t. III donne l’esprit dans lequel a travaillé son maître d’œuvre, le pasteur S. Goulart : Le Politique. Dialogue traittant de la puissance, authorité, et du devoir des Princes : des divers gouvernemens : jusque où l’on doit supporter la tyrannie : si en une oppression extreme il est loisible aux sujets de prendre les armes pour defendre leur vie et liberté… Sur ce recueil rassemblé par S. Goulart et la portée de la présence du DSV en son sein, voir R. M. Kingdon, « Appels to the People : the Politique and the Discours de la Servitude volontaire », in Myths about the St. Bartholomew's Day Massacres 1572–1576, Cambridge (MA) - London, Harvard University Press, 1988, p. 161-172.

[26] Aubigné, Du Debvoir mutuel…, p. 468 éd. Pléiade. Il est à noter qu’au ch. II (ibid., p. 469), Aubigné semble indiquer que les ligueurs ont été après les assassinats de Blois, « poussez à remetre en lumiere le livre de la Boëtie touchant la servitude volontaire » ; on voit mal à quel texte où à quelle édition il fait ici allusion.

[27] On peut aussi songer au titre donné par l’éditeur anonyme, qui se dissimule derrière une fausse adresse typographique à la première édition séparée du DSV : Vive description de la Tyrannie, et des Tyrans, avec les moyens de se garantir de leur joug. Cicero. Philipp. 13. Quem discordiae, quem caedes civium, quem bellum civile delectat, eum ex numero hominum eiiciendum, ex finibus humanae naturae, censeo exterminandum, Reims, Jean Mouchar, 1577, 96-[2] p.

[28] On voit ainsi paraître en 1650 une réédition du Politique, le dialogue qui précédait le DSV au sein du t. III des Memoires de Goulart (voir supra, note 24).

[29] Tallemant des Réaux rapporte que le cardinal parviendra après force recherches à lire le Contr’un, en se procurant au prix fort, auprès du fils du libraire Blaise, les deux cahiers arrachés à un exemplaire des Memoires de Goulart où était imprimé le DSV (« Richelieu », in Les Historiettes, Paris, J. Techener, t. I, 1862, p. 433-434).

[30] Voir l’« Avis sur cette derniere édition », in Essais de Michel Seigneur de Montaigne, La Haye, P. Gosse et J. Néaulme, t. I, 1727, p. xxxiii–xxxvi. Sur les intentions, le travail et les différentes éditions de Coste éditeur de Montaigne, voir Ch. Dédéyan, Montaigne chez ses amis anglo-saxons. Montaigne dans le Romantisme anglais et ses prolongements, Paris, Boivin, 1946, 2 vol., passim et M. E Rumbold, Traducteur huguenot. P. Coste, New-York-Berne, P. Lang, 1991 p. 88-9.

[31] Le marquis d’Argenson avait en effet publié en 1737 des Essais dans le goût de Montagne.

[32] Marquis de Paulmy, Mélanges tirés d’une grande bibliothèque - R - De la lecture des livres françois - Neuvieme partie. Livres de Politique du seizieme siecle, Paris, Moutard, t. XVII, 1781, p. 121-126.

[33] The Chains of Slavery. A Work wherein the clandestine and villainous attempts of Princes to ruin Liberty are pointed out and the dreadful scenes of despotism disclosed..., London, J. Beckett [ou J. Almon], 1774, xii–259 p. [London, British Museum (8006.f.6 et 8006.f.13)]. Marat publiera une version française de son ouvrage : Les Chaînes de l’esclavage, ouvrage destiné à developper les noirs attentats des princes contre les peuples ; les ressords [sic] secrets, les ruses, les menées, les artifices les coups d’Etat qu’ils employent pour détruire la liberté..., Paris, impr. de Marat, An I [fin 1792], 364 p. (voir édition de Jean-Denis Selche, Paris, U.G.E., col. 10/18, 1972, 312 p.). En plusieurs passages, il a plagié, voire recopié le DSV. : voir les confrontations textuelles probantes chez J. Barrère, « La Boétie et Marat », Actes de l’Académie nationale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, t. IV, 1920-1921, p. 151-158.

[34] Voir Fr. Moureau : « La Boétie à l’épreuve dela Révolution française : éditions et travestissements du Contr’Un », M. Tetel, éd. E. de La Boétie sage révolutionnaire et poète périgourdin (Actes du Colloque Duke Univ., 26-28 mars 1999), Paris, H. Campion, 2004, p. 293-306.

[35] Discours de Marius, plébéien et consul traduit […] par l’Ingénu. Suivi du Discours d’Etienne de La Boétie, ami de Montaigne et conseiller au Parlement de Bordeaux, sur la Servitude volontaire, traduit du français de son temps en français d’aujourd’hui, sans lieu [Paris ?], 1789. Derrière le pseudonyme, se cacherait selon Quérard (II, 339) un avocat nommé Lafite, Fr. Moureau, art. cité, p. 294, estime qu’il s’agit plutôt du futur auteur des Essais de littérature (1794), Dampmartin, plus tard censeur impérial. Le recenseur du Mercure de France (samedi 8 janv. 1791, p. 58-63), s’il sait gré à l’auteur d’avoir pris la plume contre la noblesse avant la Nuit du 4 août, est en revanche très sévère pour son remaniement, qu’il juge inutile, et incapable « d’approcher de l’énergie, de la concision, du style nerveux & abondant tout à la fois qui caractérisent ce Discours. » (ibid., p. 60).

[36] «Avertissement », in Discours de Marius, op. cit., p. 61. Il faut lire en entier cet Avertissement qui tente de faire oublier la puissance subversive du texte, en insistant bien sur la différence entre un vrai roi (nullement visé selon l’Ingénu par le DSV.) et un tyran et se conclut (p. 65) sur ces mots : « Télémaque a fait de nos rois nos guides et nos amis. Quelle heureuse révolution que celle que nous recevons de la bonté de Louis XVI. Il a été trompé, il ne veut plus l’être ; il avoit un fou pour ministre, il a voulu un sage [allusion au retour de Necker] ». La traduction est suivie (p. 137-144) de réflexions finales qui, elles aussi, orientent le Discours dans le sens d’une défense de la monarchie parlementaire.

[37] L’Ingénu défend ainsi longuement la monarchie parlementaire comme « la meilleure forme de gouvernement » (p. 68-9) ; « Il est clair que la La Boétie confond ici ce qui est nécessaire avec les crimes de ceux qui en abusent » (p. 80) ; « Loin de m’étonner qu’il n’y ait pas d’âmes fortes, et que les hommes obéissent, j’aurais conclu […] que les hommes ne sont civilisables que parce que le plus grand nombre est fait pour obéir » (p. 103) ; « Il a selon moi bien longuement écrit pour dire qu’il n’est pas concevable qu’on soufre un tyran […] On diroit qu’il en veut à toute espèce de maîtres, cependant il faut qu’il y en ait. » (p. 138).

[38] « Supplement à la VIIIe Philippique – Discours sur la Servitude et la liberté. Extrait d’Etienne de la Boëtie », in L’Ami de la Révolution ou Philippiques dédiées aux représentants de la Nation, aux gardes nationales et à tous les Français, [Paris, Imprimerie de Champigny, 1790], VIII, 30 novembre 1790, p. 137-183. Selon Fr. Moureau (art. cité, p. 302), le responsable de ce périodique modéré « qui considère que la révolution est terminée grâce à la Constitution », ne saurait être Sylvain Maréchal, comme on le lit partout : il y a peu de chance en effet que ce futur babouviste se montre à la fin de 1790 partisan de la monarchie parlementaire. La VIIIephilippique consiste en effet en un éloge du roi, opposé aux tyrans (p. 121-136), opposition qu’est censé venir appuyer le DSV. Il est donné dans sa quasi intégralité, non sans de graves fautes de transcription ; quelques notes (p. 14) éclairent surtout le sens du texte.

[39] Ibid., p. 181.

[40] Alors même que dès l’exorde du DSV on y lit ceci : « Mais à parler à bon escient, c'est un extreme malheur d'estre subject à un maistre duquel on ne se peut jamais asseurer qu'il soit bon puis qu'il est tousjours en sa puissance d'estre mauvais quand il voudra » (DSV, p. 33). Le principe du « bon roi », on le voit, est assez étranger à la pensée de La Boétie…

[41] Voir ibid., p. 180-183, sous le titre « P. S. » une présentation de La Boétie qui ne « se montre pas l’ennemi des Rois, mais des tirans ; sans cette distinction importante que les bons esprits saisiront, j’aurois craint, ajoute l’éditeur anonyme, que ce discours ne produisît des impressions dangereuses … lorsque le monarque n’est que l’exécuteur des lois, il n’y a point de servitude et de tyrannie » (p. 180-1) ; cette distinction rendra la lecture du DSV « utile aux citoyens » (p. 181), car si les rois deviennent aisément des despotes, Louis XVI « a mérité de l’amour et de la reconnaissance de la Nation, le titre de restaurateur de la liberté française ». Conclusion – qui aurait pour le moins surpris La Boétie – : « la liberté n’est point incompatible avec la forme monarchique » (p. 182).

[42] Discorso di Stefano della Boetie, della schiavitù volontaria, o il Contra uno tradotto nell’italiano idioma, Naples, Anno settimo republicano [1799], in-16, vi-79 pp., voir reproduction chez N. Panichi, Plutarchus redivivus ?La Boétie i suoi interpreti, Naples, Vivarium, 1999, p. 131sq. Le nom du traducteur est donné dans l’intro., p. iv  ; il a accompli son travail sur le texte de Goulart, lu dans l’édition Coste, comme l’attestent les 26 notes données in fine (p. 72-79) versions italiennes des notes de Coste.

[43] Pour plus de détails sur toute cette période, voir notre étude « Lamennais éditeur de La Boétie », in Cahiers Mennaisiens, n°25, 1991, p. 40-44.

[44] De la Servitude volontaire par Estienne de la Boétie (1548). Avec une préface de F. de La Mennais (1835), Paris, P. Daubrée et Cailleux, 1835, gr. in-8°, 149 p. 2e et 3e éditions, publiées ibid., même année ; il existe aussi une contrefaçon de cette édition imprimée à Bruxelles en 1836 par Laurent et une autre éd. parisienne en 1838 [B.U. Sorbonne]. Il s’agit de la première édition séparée du DSV depuis 1577, puisque l’édition de Naigeon en 1802 [=BEF. n° 19] est encore élaborée et conçue dans le cadre d’une édition des Essais. L’intervention de Lamennais s’est limitée à la préface : le DSV est donné (p. 61-149) selon le texte imprimé en 1577 par Goulart, d’après l’édition Coste – dont les soixante-deux notes de l’édition de 1739 sont reproduites.

[45] La préface de Lamennais occupe les pages 1 à 57 (elle sera reprise au t. IX, p. 319-340 des Œuvres complètes de Lamennais, Paris, 1844 ; et transcrite par M. Abensour dans son édition du DSV, Paris, Payot, 1976, p. 17–39)

[46] Pour ce contenu, voir notre étude citée supra, note 42 & la « Présentation » de M. Abensour & M. Gauchet, p. xii-xiv, qui soulignent à juste titre que Lamennais est passé à côté de l’essentiel en ramenant le Contr’un à une illustration de « la lutte de la tyrannie et de la liberté […] immortelle sur la terre » (préface, p. 8 éd. or.).

[47] L’édition de Lamennais était parue le 25 septembre 1835 (voir notre art. cité, p. 41) ; la dédicace de l’éd. Mesnard à E. P. Forget, docteur et professeur agrégé de médecine, est datée du 20 septembre 1835.

[48] De la Servitude volontaire, ou le Contr’un, discours d’Etienne de La Boétie [1548]. Les esclaves volontaires font plus de tyrans que les tyrans ne font d’esclaves forcés : Royer-Collard (séance du 1erseptembre 1835), Paris, Chamerot, 1835, v-viii-96 pp. Les premières pages chiffrées en romain contiennent une notice biographique très erronée, puis la préface. Le texte du DSV. a été modernisé par endroits : puisque « c’est une véritable publication populaire que je m’étais proposée […] j’ai porté une main profane sur le texte primitif » (Préface, p. viii) ; dix notes seulement, qui dérivent de celles de Coste.

[49] « […] me trouvant à la chambre des Députés le 1er de septembre, jour du vote si fatal […] frappé de la parole puissante de l’un de nos plus grands savans, et de nos plus grands citoyens […] que le sage Royer-Collard empruntait à l’impitoyable Tacite [citation transcrite sur la page de titre , voir note préc.] il me sembla que l’âme de La Boétie venait tonner sur les lèvres de notre philosophe politique pour ranimer dans le cœur des citoyens transfuges et parjures le feu sacré qui brûle dans les âmes libres. » (Préface, p. vi). Pour juger du respect qui entourait alors cette figure de janséniste austère, mêlée sans compromission aucune à la vie politique de la nation depuis 1789, voir la longue notice que consacre P. Larousse à Royer-Collard dans son Grand Dictionnaire universel, Paris, Larousse, 1866-1876, t. XIII, p. 1485-7.

[50] Notice, p. iv. Il faut encore citer le début de cette notice : « L’écrit que nous publions peut être comparé à tout ce que l’antiquité a produit de plus éloquent et de plus énergique en faveur de la Liberté. Il n’en est pas un où respire une raison plus forte et plus franche, et un amour plus ardent pour ses semblables. C’est à ce titre que nous avons cru devoir en faire une édition populaire qui le mît à même d’arriver à son adresse. » (ibid., p. i-ii).

[51] Préface, p. iv.

[52] Les notes abondantes reprennent celles des éd. Coste, mais on y voit mêlés de nombreux commentaires très polémiques à l’égard du pouvoir et de la monarchie en général : voir les notes qui flétrissent les faux révolutionnaires de 1830 (p. 178 éd. Abensour), l’action des Girondins en juin 1792 (ibid., p. 198), Louis XVIII, « auquel ne manquait que le courage du crime pour être le plus féroce des tyrans » (ibid., p. 199), E. Denis Pasquier, Président de la cour des Pairs, et descendant d’E. Pasquier (ibid., p. 210), ou « les tyrans modernes », « vraies bêtes féroces » (ibid., p. 220-1).

[53] De la Servitude volontaire ou le Contr’un par Etienne de La Boétie. Ouvrage publié en 1549[sic !] et transcrit en langage moderne pour être plus à la portée d’un chacun, voire des moins aisés par Aldophe Rechastelet, Bruxelles-Paris, chez les marchands de nouveauté [Imprimerie J.-B. Champou], 1836, in-12, 158-3 pp. L’avant-propos (p. 1-5) justifie surtout le rajeunissement du texte : s’il « drape cet enfant antique à la moderne », c’est pour « donner un plus libre cours aux vieilles, mais indispensables vérités qu’il renferme » ; viennent ensuite (p. 7-46) une traduction du chapitre I, 28, de la lettre de Montaigne à son père et de ses différentes préfaces aux éditions de 1571. L’adaptation du DSV est donnée p. 47-126 (on peut la lire dans l’éd. Abensour citée, p. 173-225).

[54] Selon Marcel Gauchet, préface citée, p. ix éd. Abensour.

[55] Voir l’Avis de l’éditeur, imprimé au verso du faux-titre : « Cette édition était destinée à voir le jour avant celles qui l’ont précédée ; l’auteur avait préparé son travail en 1834, mais des causes insurmontables en ont toujours retardé la publication, elle se distinguera néanmoins des autres par le soin que l’auteur a apporté à la mettre au niveau de toutes les intelligences, et par les notes dont elle est accompagnée. ».

[56] Derrière l’anagramme Rechastelet se cache en effet Charles Teste, frère de J.-B. Teste qui venait d’être nommé ministre en 1834 (voir Larousse, op. cit., t. XV, s. v. Teste) ; ils avaient pour frère aîné un général d’Empire.

[57] Le Contr’un retiendra encore l’attention – assez critique d’ailleurs puisque pour lui, il ne fournit aucun moyen d’échapper au despotisme –, d’un autre adversaire résolu de la Monarchie de juillet, l’ancien saint-simonien P. Leroux (1798-1871), apôtre des thèses humanitaires : « Discours sur la doctrine de l’humanité. Deuxième partie. Notre principe d’organisation. Deuxième section. De la science politique jusqu’à nos jours. La Boétie, Hobbes, Montesquieu, et Rousseau », in Revue sociale ou solution pacifique du problème du prolétariat, II, août-septembre 1847, p. 169-181 [repris dans l’éd. Abensour citée, p. 41-56] : voir les analyses d’André Tournon, « La renaissance des hommes libres. Pierre Leroux lecteur de La Boétie », Les Amis de Pierre Leroux [Aix], n°15, avril 1999, p. 11-24.

[58] Bruxelles, Imprimerie de Ch. Vanderauwera. En vente chez tous les libraires, 1853, in-12, 171 p. Est donné p. 143-170 un long extrait du DSV. (texte de Goulart, sans doute recopié dans une édition Coste). L’exemplaire de la BnF. (Rés. 8° L46 53 [19]), provenant de la bibliothèque de Victor Schœlcher, appartient à un recueil factice réunissant toute une série de textes de républicains en exil (y compris de Hugo), imprimés à Bruxelles en 1853-1854. La courte préface de trois pages justifie la présence d’extraits et non de textes intégraux et invite les « esprits vigoureux » à se nourrir de cette « moëlle de lion ».

[59] Sur la carrière journalistique chaotique de Vermorel (1841-1871), voir P. Larousse, op. cit., t. XV, p. 914.

[60] De la Servitude volontaire, ou le Contr’un discours par Etienne de La Boétie, précédé d’une préface par A. Vermorel et suivi de lettres de Montaigne relatives à La Boétie, Paris, Dubuisson & Cie et L. Marpon, 1863, in-16, 192 pp. Texte de l’édition Goulart (p. 33-92), sans doute pris dans une édition Coste, pas de notes. Suivent les lettres de Montaigne (p. 93-149), puis le chapitre I, 28 des Essais, et enfin les 29 sonnets de La Boétie (p. 176-191).

[61] Certaines traductions seront ainsi établies à partir d’elle : voir BEF. n° 78 & 93.

[62] Louis Blanc avait pourtant plutôt découvert ces lointains ancêtres parmi les publicistes protestants : à l’individualisme qu’ils prônaient, La Boétie aurait en effet à ses yeux préféré le principe de fraternité (« Origines et causes de la Révolution : L’individualisme dans la politique. Publicistes protestants », in Histoire de la Révolution française, Paris, Langlois et Leclercq, t. I, 1847, p. 91-94).

[63] DSV, éd. Vermorel citée, Préface, p. 31, 8 & 6. Cette préface, dont le texte est transcrit dans l’édition Abensour citée, p. 57-76, offre, après un vaste panorama des courants politiques du XVIe siècle (la Ligue, les protestants ; p. 7-17), un résumé-analyse du DSV. (p. 17-23), puis une esquisse biographique (p. 23-28) qui s’achève par un parallèle avec Montaigne « égoïste, cauteleux, libre-penseur » à qui La Boétie est opposé (p. 28-31). Vermorel ne sera pas le seul, loin de là (voir infra notes 69 ou 73), à faire, anachroniquement et contre toute vraisemblance, de La Boétie un des premiers républicains ; sur cet « étrange abus de terme », voir l’analyse de J. Céard, « ‘République’ et ‘républicain’ en France au XVIe s. », in J. Viard éd., L’Esprit républicain, Actes du colloque d’Orléans, 4-5 septembre 1970, Paris, Klincksieck, 1972, p. p. 98-99.

[64] Lors de cette inauguration (le 4 juillet 1892), le Ministre de l'Instruction publique, Léon Bourgeois, présentera La Boétie comme « l’'un des précurseurs de la Révolution » (cité par J.-J. Escande, «La statue d'E. de La Boëtie », in Histoire de Sarlat, Sarlat, Lafaysse, 1936, p. 479-485). Voir aussi les analyses d’A. Compagnon (« Le centenaire d'un centenaire », in Chat en poche. Montaigne et l'allégorie, Paris, Seuil, 1993, p. 15-50), qui montre comment l’inauguration de Sarlat a interdit la célébration du IIIe centenaire de la mort de Montaigne.

[65] N’oublions pas cependant, qu’à l’état de nature, l’homme est pour La Boétie un être déjà social, qui vit dans le cadre d’une société fraternelle mais organisée, « la compaignie » (DSV, p. 41-2). Il est difficile de discerner ici (cf. note suivante) les germes de l’individualisme anarchiste tel qu’il se développera dans la seconde moitié du XIXe s.

[66] Voir BEF. notices n° 426, 429, 433 & 438. Voir encore l’analyse du révolutionnaire allemand Gustav Landauer : « Cet essai [le DSV] annonce ce que diront plus tard, en d’autres langues, Godwin et Stirner, Proudhon, Bakounine et Tolstoï : c’est en vous, ce n’est pas au-dehors, c’est en vous-même ; les hommes ne devraient pas être liés par le pouvoir, mais être alliés en tant que frères. Sans pouvoir : An-archie. » (Die Revolution, Francfort, 1907 ; trad. J. Laizé, in éd. Abensour citée, p. 85).

[67] Anti-Dictator, the Discours sur la servitude volontaire, traduction de H. Kurz, New-York, Columbia University Press, 1942. La préface (p. 3-14) souligne la curieuse histoire du DSV., sa capacité à réapparaître régulièrement en période de crise aiguë. Kurz ne se prive d’ailleurs pas d’y faire des rapprochements avec Hitler et Mussolini, si bien que le 5 avril 1942 un éditorial du New-York Times (p. IV col. 6–3) a rendu compte de son édition sous le titre : « An anti-nazi of 1548 ».

[68] Discours la Servitude volontaire par Estienne de La Boëtie, édition établie par A. Despond, Porrentruy, Les Editeurs des portes de France, 1943, 93 p. En pleine deuxième guerre mondiale, la préface d’E. Gilliard souligne la singulière actualité du DSV. (texte repris in E. Gilliard, Œuvres complètes, Genève, Les Trois collines, 1965, p. 1109–1115).

[69] Il est d’ailleurs à noter que le DSV donné par l’édition Vermorel (rééditée en 1882) sera condamné et interdit à la vente en Belgique par la Propaganda Abteilung (voir Contre l’excitation à la haine et au désordre. Liste des ouvrages retirés de la circulation et interdits en Belgique, Bruxelles, Hessens, 1941, p. 52) ; c’est en fait l’ouvrage consacré à La Boétie par l’anarchiste et objecteur de conscience H. Day [BEF. n° 438], publié à Paris en 1939, qui attira l’attention de l’Occupant sur le DSV.

[70] La Société contre l’Etat, Paris, Ed. de Minuit, 1975.

[71] Voir « Liberté, Malencontre, Innommable », in éd. Abensour citée, p. 229-246. Clastres y présente La Boétie comme un « Rimbaud de la pensée » (p. 229), qui surpris, tel le cannibale de la fin du ch. I, 31 des Essais, par le spectacle de l’obéissance, parle « comme s’il était encore avant l’Etat » (M. Gauchet, ibid., p. xvii). Un La Boétie « ethnologue » donc, envisagé par Clastres à travers une lecture d’adhésion comme un penseur des « so­ciétés d’avant le malencontre […] d’avant l’Histoire » (p. 233) : le regard tourné vers le Nouveau Monde, il « pense[rait] la déchéance et l’aliénation » en dehors de l’Histoire. Une analyse critiquée, à juste titre à nos yeux, par P. Birnbaum (« Sur les origines de la domination politique. A propos d’E. de La Boétie et de Pierre Clastres », in Revue française de Science politique, t. XXVII, 1, février 1977, p. 5-21) : outre le « malencontre », La Boétie livre en effet dans le DSV deux explications d’ordre sociologique à l’apparition de l’Etat : les phénomènes de contrôle social et le bénéfice que chacun tire de la servitude de tous, deux causes de la servitude totalement négligées dans l’analyse de Clastres, qui répondra à Birnbaum de manière fort polémique, mais sans argumenter sur le fond (« Le retour des Lumières », in Revue française de Science politique, t. XXVII, 1, février 1977, p. 22-28).

[72] Fort bien marquée par exemple par J.-B. Mesnard en 1835 : « Nulle part il ne pourrait se rencontrer rien qui cadrât mieux à notre époque, aux circonstances, à l’esprit de la nation française, à ses vœux et à ses besoins que ce tableau de la Servitude volontaire, c’est-à-dire de cette servitude à laquelle un peuple se soumet sans réflexion, par faiblesse, par indifférence ou par aveuglement, et qu’il briserait, comme dit notre auteur, dès l’instant qu’il ne la soutiendrait plus. » (Préface, in DSV, Paris, Chamerot, 1835, p. iv). Ou voir encore la mise au point du traducteur américain du Contr’un, H. Kurz, « The Actuality of Etienne de La Boétie », Books abroad, t. XXIII, 1949, p. 127-128.

[73] Art. cité, p. 500.

[74] Essais, I, 27/28, p. 190 éd. Pléiade. Sur le rôle possible de Montaigne dans la diffusion du DSV, voir R. Trinquet, « Montaigne et la divulgation du Contr'un », BSAM, IIIe série, 29, janv.-mars 1964, p. 3-13 [ou RHLF, LXIV, 1, janvier-mars 1964, p. 1-12].

[75] Il s’agit du complément « Clef d’une lecture politique… » à l’éd. Gallimard-Tel, p. 182-190. Je songe en particulier à la regrettable confusion d’ancilia et d’ancilla qui lui a fait voir (p. 189) une « métaphore » dans le passage où La Boétie, non sans raison (puisque les deux objets seraient tous deux miraculeusement tombés du ciel), mais non sans audace (puisqu’il s’agit dans le premier cas d’un mythe païen et dans le second d’une croyance chrétienne, au fondement de la monarchie française), met strictement sur le même plan le bouclier (ancile) recueilli par Numa et l’oriflamme trouvé par Clovis (DSV,p. 64-5). De même N. Gontarbert ne connaît visiblement pas l’opposition aristotélicienne entre histoire et poésie, ce qui invalide toute sa page 187.

[76] Ibid., p. 190.

[77] Dans la deuxième partie de cet article ont été naturellement privilégiées les éditions partisanes. Au fil des temps, on peut en fait distinguer deux grands types de lecture du DSV, selon que son nouvel éditeur entendait en désamorcer la violence – à mes yeux réelle et incontestable – en soulignant, à l’instar du Dr. Payen (1853), de D. Jouaust, ou même de Paul Bonnefon et encore en 1963 de Maurice Rat [BEF. n° 295], la dimension rhétorique et humaniste du texte, ou souhaitait tout au contraire en souligner la portée générale, et donc universelle pour l’appliquer, comme Lamennais ou Vermorel, à la réalité de son temps, et l’impliquer dans le débat politique du moment. De cette première interprétation, que l’on peut aisément qualifier de conservatrice, puisqu’elle prétend faire du Discours un objet d’étude plus que de réflexion citoyenne, détaché des enjeux politiques réels, Montaigne a sans aucun doute été l’initiateur, lui qui non sans arrière-pensées sur lesquelles il faudrait bien entendu s’interroger, renvoie, à la fin du chapitre I, 28, La Boétie dans l’empyrée d’une antiquité aussi apaisée qu’abstraite (« Il avoit son esprit moulé au patron d’autres siecles que ceux cy » ; p. 194a éd. Villey). Quant à la seconde lecture, elle est celle des hommes qui, de Hotman à... Pierre Clastres, en passant par Lamennais convoquent l’auctoritas anti-despotique de l’ami de Montaigne pour marquer leur souci de la liberté individuelle, toujours menacée, ou plus tard, leur soutien à la démocratie.

Ces deux interprétations du Discours ne se sont jamais plus nettement affrontées qu’en 1892 (voir les sections 4 & 5 de la BEF. à la date de 1892), au moment de l’inauguration de la statue de La Boétie à Sarlat : à gauche, les républicains libres-penseurs et francs-maçons qui à l’image du sénateur Eugène Spuller (à qui P. Bonnefon a d’ailleurs dédicacé un exemplaire de son édition des Œuvres complètes de La Boétie,. sur grand papier, mon ex. personnel) célèbrent en La Boétie le premier théoricien d’une démocratie affranchie de toutes les tyrannies (monarchique ou cléricale), et à droite, les légitimistes amers et les bonapartistes défaits qui, forts des assertions de Montaigne, voient en lui le magistrat catholique et loyal, ayant servi jusqu’au bout la couronne et lutté avec détermination contre la sédition à l’heure des premiers troubles. Ces deux lectures, qui l’une court le risque de l’anachronisme, l’autre gomme la violence réelle du texte, doivent aujourd’hui laisser place à une autre approche, plus attentive au statut littéraire de cette déclamation humaniste.

[78] C’est aussi l’analyse de P. Villey, « Le véritable auteur du Discours de la Servitude volontaire : Montaigne ou La Boétie? », in Revue d’Histoire littéraire de la France, XIII, 1906, p. 733 ; de C. Paulus, Essai sur La Boétie, Bruxelles, Office de Publicité, 1949, p. 39 ; ou de B. Gadomski, La Pensée politique de La Boétie, thèse dactyl. de 3e cycle, sous la direction de Marcel Conche, Paris I-Panthéon Sorbonne, 1983, p. 224.

[79] Essais,  I, 27/28, p. 201 éd. Pléiade.

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