Le Contresens n° 5
Préambule
Ce qui saisit immédiatement le lecteur, dans le texte de Francis Goyet, c’est le pas vif, allègre, alerte, de sa démarche. Rien là d’anodin. Il s’agit pour lui de déployer une quête philologique qui a pour point de départ le moment où, souvent à la faveur d'une situation pédagogique, un chercheur se met en alerte (de la merveille ?), percevant soudain qu’il est face à une signification qu’il ne voyait pas. Jusqu’à ce moment, sans en rien savoir, il faisait un contresens invisible, faute de désirer, en quelque sorte, le sens manquant. Nous mesurons donc bien vite que la réflexion de Francis Goyet va à contresens du Contresens - ce quasi personnage de théâtre, ici rencontré plusieurs fois (cf. notamment, outre la présentation, les textes de Florence Naugrette, d'Erik Leborgne, de Bruno Blanckeman), de la police du sens.
D’abord, parce qu’il apparaît que le sens n’est pas un point d’arrêt mais un point de passage : on peut très bien comprendre un texte dont on ne connaît pas certains mots, il suffit pour cela de mieux faire résonner, vibrer, ceux que l’on connaît, c'est-à-dire de les suivre, de répondre à leur invite. Ensuite, parce qu’il se révèle que faire un contresens invisible n’empêche pas l’appréhension d’un texte (ou d’une image) : c’est simplement manquer un point d’intensité que la levée du contresens fera au contraire rayonner. C’est se priver d’un mouvement, d’une direction, d’une rêverie, d’une réflexion.
Ici, il s’agit au départ du sens du mot « fontaine » au XVIe siècle. La « fontaine » d’alors, ce n’est pas exactement la nôtre : c’est plutôt fons, source. Ou plus exactement, la partie visible de la source, son bassin – tandis que la source désigne en fait sa partie invisible. Mais, comme la source, le sens aussi surgit ; et, comme la source, il se dédouble : sa partie visible nous aimante, nous attire vers sa partie invisible. Et voilà ce que Francis Goyet nous invite à parcourir en nous promenant dans un locus amoenus magique, celui de « La nymphe de la source » de Cranach, dont il précise qu’il « n’a rien d’univoque » : « Ce n’est pas le bonheur à l’état pur, mais un paradis provisoire, un espace-temps à part, entre la guerre et la paix, la mort et la vie ». Comme la logique du sens lui-même - ou comme toute transition ?
Francis Goyet résume sa démarche en soulignant qu’il est parti du général pour aller vers le particulier : « En ce sens », écrit-il, « je ne suis pas un “littéraire”, si être un littéraire est mettre au plus haut le particulier. Je suis un scientifique, pour qui il n’y a de science que du général. Ma spécialité même, la rhétorique, se tient d’ailleurs à un niveau de généralité qui me convient, assez loin et assez proche des textes particuliers à étudier. » Mais son texte dément cette affirmation : car il cause un genre de plaisir qu’il est difficile de ne pas dire « littéraire ».
Faut-il dès lors s'étonner si sa réflexion sur le contresens aurait très bien pu paraître sous le thème « La Beauté » de cette même rubrique « Intensités » ?
H. M.-K.
Francis Goyet est Professeur de littérature française de la Renaissance au sein de l'Université Stendhal Grenoble 3. Il y dirige l'équipe de recherche Rhétorique de l'Antiquité à la Révolution (RARE) depuis sa création en 1999. Il a publié de nombreux articles et quelques essais, parmi lesquels Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles (Paris, Classiques Garnier, 2009)
« La nymphe de la source » de Cranach l'Ancien :
quelle nymphe ? quelle source ?
Goyet
15/09/2012
En me demandant une contribution sur le contresens, thème général de ce numéro, Hélène Merlin-Kajman a ajouté qu’elle espérait quelque chose sur ma méthode de travail, c’est-à-dire ma façon de pratiquer la philologie. Voilà deux idées bien embarrassantes. Celle de contresens ne me sourit guère, elle me rappelle trop le rude exercice de la version grecque ou latine, et nombre d’expériences cuisantes. Quant à l’idée de décrire « ma » méthode de travail, elle ne m’est jamais venue, sans doute parce que cette méthode n’a rien de spécifique. C’est, banalement, celle de tout philologue : peser le sens qu’a un mot, dans tel contexte particulier, en convoquant dictionnaires et lectures appropriés. L’embarras est redoublé par la transitivité que suppose toute méthode. Dès qu’ils sont obtenus, les résultats font oublier très vite le chemin par lequel on y est arrivé, plus ou moins tortueux. J’ai peu de goût pour raconter ma vie, pas même ma vie de chercheur. Ce qui intéresse, et qu’on a envie de raconter, ce sont les résultats, pas la cuisine en amont.
Face à ce double embarras, ma réponse sera un pas de côté. Je me mettrai pour une fois, et volontairement, hors de mes domaines de spécialité, pour essayer de saisir au vol le processus menant à un résultat, et ainsi « saisir le mouvement », comme le dit la page d’accueil du site de Transitions. En d’autres termes, on me permettra de prendre le risque de l’amateurisme, en allant me promener du côté de l’histoire de l’art. Comme on le verra, tous ces thèmes – amateurisme, promenade, pas de côté, et même saisie au vol – ont à voir avec le sujet même du tableau de Cranach, qui peint un locus amoenus. Il y a dans tout ceci un air plaisant de vacances ou d’escapade. De même, je ne m’encombrerai pas des impedimenta bibliographiques habituels, que je serais d’ailleurs bien incapable de fournir. Ne pouvant prétendre avoir tout lu sur Cranach, je me vanterai plutôt de n’avoir rien lu, puisque le but est de saisir le démarrage d’une réflexion, et la saisir, justement, « à la source ».
Le tableau a, dans son coin supérieur gauche, à l’intérieur d’un encadré, une inscription très lisible, « Fontis nympha sacri somnum ne rumpe quiesco. » Revoilà la version latine : il me semble que les historiens de l’art que j’ai lus ont compris de travers, à contresens, ne serait-ce qu’en rendant nympha somnum par « le sommeil de la nymphe », comme s’il y avait le génitif nymphae. J’y viendrai dans le second point de l’exposé. Mais cette erreur n’est pas l’essentiel de mon propos. Je vais d’abord, et surtout, raconter une histoire : comment j’ai été sensibilisé à ce mot de fons ou, en français du temps, de fontaine. Jusque-là, je n’avais tout simplement jamais réfléchi à ce mot, et donc je ne le « voyais » pas. C’est ce problème de vision qui est fondamental. Il renvoie, dans l’expérience de la version latine, au type de contresens le plus redoutable. Le sérail de Bajazet connaît deux sortes de secret, ceux que les autres soupçonnent et ceux qu’ils ne soupçonnent même pas. De même, il y a deux types de contresens : le cas où on sent bien qu’on n’a pas vraiment compris le texte latin, et alors on tourne comme on peut ; et le cas où on n’imagine pas ne pas avoir compris, où donc on n’a même pas « vu » la possibilité d’un contresens.
Voici d’abord l’histoire à raconter. Elle est liée à mon enseignement à l’Université de Grenoble, la philologie ayant toujours eu partie liée avec la pédagogie.
De longue date, le cours de « français classique » en licence (actuel « L3 ») s’organise ainsi : au second semestre, on étudie à fond une seule œuvre ; au premier, on propose un parcours thématique convoquant divers textes ou œuvres des XVIe et XVIIe siècles. Pour l’automne 2009, j’avais choisi là aussi une sorte de pas de côté, en annonçant comme thème « Fleuves et fleurs ». L’intitulé devait être heureux, puisqu’à lui tout seul il a fait s’épanouir d’aise mes collègues Stéphane Macé et Jean-Yves Vialleton. Le premier étant un spécialiste de la pastorale et le second du style moyen et de la comédie, tous deux voyaient avec plaisir que, enfin, je revenais à la « vraie » littérature, que je sortais de mes routines, la rhétorique, la politique, bref, la parole sous contrainte et son horizon de violence et de guerre civile : « parlez-moi d’amour », de paix, de sensualité, de bonheur. C’était aussi un peu le but pour moi-même, me faire plaisir en parlant de plaisir.
L’intuition de départ était un souvenir très vif de la lecture du Prince de Guez de Balzac, dont le début magnifique est comme une immense digression sans rapport apparent avec le sujet principal et politique : la description de la Charente, dans un hors temps où l’auteur raconte sa lecture exaltée de l’Énéide le long de sa chère rivière. Je voulais y ajouter un autre début superbe, celui du premier chapitre de l’Astrée ; et reprendre à loisir les poèmes des Odes de Ronsard, vus au galop pour l’agrégation, à propos du Loir, toute cette présence si importante de l’eau de fleuve ou de rivière, eau fertile, eau de la grâce qui fait tout pousser à ses bords. L’autre extrême de l’intuition était ces départements français baptisés par des noms de rivière, le Rhône, l’Isère, le Loir-et-Cher, et encore la présence des anciennes fontaines publiques dans les villes d’aujourd’hui.
Les étudiants ne savent pas la liste des départements, ni la carte des fleuves et rivières de France. Mais ils ont été très sensibles à mon cours d’introduction « civilisationniste » qui dressait un contraste net entre la conception moderne des vacances et la conception ancienne. Du côté moderne, comme résumé par la chanson pochade de Serge Gainsbourg, c’est sea, sex and sun : valorisation de l’été et de la mer, et, côté sexualité, du torrid, ce mot anglais renvoyant lui-même au latin torridus, « desséché, sec, aride », avec pour sens particulier (chez Pline) « brûlé, basané », autrement dit grillé, hyper-bronzé. Du côté ancien, la peau doit être blanche, on cherche l’ombre et non le soleil ; on fuit l’été et on valorise le printemps ; avril plutôt qu’août, y compris pour les amours, elles-mêmes au bord de l’eau, les bords humides et ombreux d’une rivière, l’eau « douce » et non l’eau de mer, salée, imbuvable, infertile, milieu hostile où même les marins ne songeaient pas à nager. Aux bains de mer de l’époque moderne s’oppose ainsi Pontano célébrant ses amours de reverdie avec une jeunesse, en avril ou mai, sur les humides bords du Pô, avec ses brumes et sa boue si vivantes ; tout comme Scève à Lyon s’échappe dans la saulaie, les saules de l’autre côté du Rhône, arbres par excellence de l’eau. La douceur règne, plutôt que le torride ; on cherche le frais, non le glacé. On est donc dans le style moyen, et en général le juste milieu qui fuit les extrêmes. Ce type de plaisir, incarné alors dans la pastorale, dure au moins jusqu’aux canotiers des bords de Marne vus par les impressionnistes. Le bonheur n’est pas dans l’excès, à l’autre bout du monde, mais dans le pré, à côté de chez soi : dans le tempérament, la température elle-même devant être douce. S’il y a de l’ombre, c’est qu’il fait beau, mais aussi qu’il y a de l’eau, donc des arbres et des fleurs, pas ce sable qu’adorent « les Anglais fous du désert », pour citer le roi Fayçal dans le film Lawrence d’Arabie (où les Arabes disent rêver, eux, des prairies anglaises bien arrosées).
Comme on voit, c’était un cours littéralement au ras des pâquerettes. De proche en proche, nous avons retrouvé assez vite le locus amoenus. Sa présentation chez Curtius enchante les étudiants, c’est elle, précisément, qui l’a fait « voir », qui l’a rendu perceptible à des générations. Il suffisait comme accroche de commencer par écrire au tableau cette strophe de Malherbe, en demandant aux étudiants de deviner ce que pouvait bien être l’Orne :
L’Orne comme autrefois nous reverrait encore,
Ravis de ces pensers que le vulgaire ignore,
Égarer à l’écart nos pas et nos discours ;
Et couchés sur les fleurs comme étoiles semées,
Rendre en si doux ébat les heures consumées,
Que les soleils nous seraient courts.
La strophe suffit presque à résumer Curtius, elle est une variante française du platane au bord de l’eau où Socrate cherche le frais en sortant d’Athènes étouffante. Pour le reste, pas de panique. Vous ne savez pas ce qu’est l’Orne ? C’est normal, vous êtes de Grenoble, et n’ayant jamais mis les pieds en Normandie vous ne connaissez ni l’Orne fleuve ni l’Orne département. Mais ne culpabilisez pas, bien au contraire. L’ignorance fait partie de la beauté, elle met sous les yeux que c’est un pays retiré, à l’écart de la circulation. Le texte de lui-même vous dit, de proche en proche, que l’Orne doit être une rivière, avec pour premier indice que les noms de rivière ont ce privilège d’être noms propres et d’avoir pourtant un article, comme d’autres noms géographiques, le Cervin ou la Méditerranée.
J’en viens ainsi à mon thème, la fontaine. Je peux en effet dater assez exactement le moment où j’ai « vu » le mot de fons. Il est d’usage à Grenoble de reprendre le cours une deuxième année (pas plus), ce qui dans ce cas de figure permet de varier les textes étudiés. J’avais déjà donné la première année la deuxième des Élégies de Pernette du Guillet, reprise du manuel impeccable d’Anne Berthelot et François Cornilliat [1]. Elle commence ainsi :
Combien de fois ai-je en moi souhaité
Me rencontrer sur la chaleur d’été
Tout au plus près de la claire fontaine…
En 2009, l’exposé par l’étudiante et ma propre reprise n’avaient pas relevé ce mot de « fontaine ». En 2010, ce fut un étudiant, et lui, il avait été sensible dans une séance précédente à l’opposition que j’avais dressée entre nature et culture, ou plutôt natura et ars. Du coup, il l’applique à « la claire fontaine », en prenant le mot au sens moderne, c’est-à-dire, pour citer Littré (fontaine, n° 8), « Édifice public qui verse l’eau. La fontaine des Innocents à Paris ». C’était brillant, et d’ailleurs ce sens n’est pas absent du tableau de Cranach, on le verra. Mais je me suis rendu compte aussitôt : a) qu’il y avait erreur, la fontaine ne saurait être ici artificielle ; b) que je n’avais pas sous la main une définition nette de fons à opposer à l’étudiant. Dans ma reprise, et faute de mieux, j’ai signalé que fons en latin voulait dire la source, tout en précisant aussitôt que justement cela méritait d’être approfondi.
Voilà l’expérience fondamentale, et en même temps très commune, à la fois pédagogique et philologique. Il faut un déclencheur, qui fasse « voir » qu’il y a un problème. Les étudiants jouent très souvent ce rôle, parce que l’idée même d’explication suppose un public qui ne comprenne pas. Cornilliat dans son manuel ne met pas de note à « fontaine », et donc n’a pas imaginé que le mot pouvait poser problème. Je n’aurais pas mis de note non plus. Or, par bien des côtés, toute ma démarche comme philologue consiste à faire surgir, derrière un mot banal, ce que j’appellerais volontiers une conception ou concept « furtif », en hommage à ces avions de guerre qui échappent aux radars. Surgir : c’est bien un travail de sourcier, puisque le latin surgere donne sourdre et source. Mettre des notes à maignie ou lairrais (aux vers suivants), oui bien sûr, c’est la tâche de l’éditeur. Mais comme professeur, le travail n’est pas celui-là : c’est de faire ressortir fontaine, et donner à boire de son eau, douce et fertile. Toute ma « méthode » dérive ici d’un conseil paradoxal donné jadis par le professeur de latin en khâgne. Dans le dictionnaire, il faut chercher les mots que vous connaissez, et pas ceux que vous ne connaissez pas, et qui se signalent assez comme incompréhensibles. Plutôt fontaine qu’ophicléide, et ratio que lemniscus.
Ici s’achève mon histoire, sinon la première partie de cette contribution. Pour une fois, je peux dater avec précision à quel moment j’ai « vu » le mot fontaine, et l’ai cherché dans le dictionnaire: au début de l’automne 2010, soit à cinquante-cinq ans. Progrès en français assez lents… Ayant lu le Prince de Guez de Balzac bien avant 2010, il s’en déduit que, en le lisant, je n’avais pas compris au juste ce qu’y signifiait son emploi pourtant remarquable de fontaine. C’est que je l’avais lu en lecture « naturelle » elle aussi, sans dictionnaire sous la main et sans prendre de notes, pour permettre au texte de devenir fleuve qui me porte et m’emporte, tout à la fois Charente et Énéide.
Pour conclure ce point, il ne reste qu’à rappeler le sens ancien de fontaine, et à l’appliquer à l’emploi de Balzac. Littré, fontaine, n° 1 : « Eau vive qui s’épanche à la surface du sol par un cours continu. Le bassin, les bords, la source d’une fontaine. J’en reviens encore à vous, c’est-à-dire à cette divine fontaine de Vaucluse ; quelle beauté ! Pétrarque avait bien raison d’en parler souvent. Sev. 62. Comme il n’y a point de fontaine dont la course soit si tranquille, à laquelle on ne fasse prendre par la résistance la rapidité d’un torrent. Boss. Sermon pour le 9e dim. après la Pentecôte. » La fin de l’entrée distingue très clairement fontaine et source : « SYN. Étymologiquement, la fontaine est l’eau de source (aqua fontana) ; et la source est ce qui sourd (lat. surgere), ce qui jaillit, ce qui fournit la fontaine. C’est là la nuance entre ces deux mots. La source indique ces canaux souterrains qui amènent à la surface l’eau des profondeurs ; la fontaine est l’eau qui s’élève à la surface du sol dans un bassin naturel ou artificiel. C’est pour cela qu’on nomme fontaines ces édifices qui dans les villes versent de l’eau. »
Les deux citations sont judicieuses. La première, de Sévigné, met l’accent sur un trait aussi essentiel qu’oublié : le bassin. Dans la chanson «À la claire fontaine», l'héroïne peut se baigner, le bassin étant une sorte de piscine naturelle. Le mot de fontaine désigne tout un ensemble, ensemble dont le mince filet d’eau qui l’alimente, jaillissant de terre (la source), n’est qu’un élément. De même, la fontaine de Vaucluse désigne cet immense bassin qui a fasciné Pétrarque, où l’eau est noire à force de profondeur, et dont la source, justement, était alors inconnue – c’est en fait une résurgence, toujours sur surgere. On voit aussitôt les ressources poético-théologiques de pareille description. La fontaine est du côté du visible, elle est l’aval d’un amont invisible, qui est la source (la source juste avant qu’elle ne jaillisse ou surgisse, surgit). Le bassin visible est comme le symétrique du réservoir invisible que l’on devine, de cette eau inépuisable qu’on imagine en réserve. Si l’eau est l’eau de la Grâce divine, l’amplitude du bassin dit la surabondance de la source, donc de la donation intarissable, du don qui « abonde » le bassin, qui « redonde », « surabonde », tous mots formés sur unda, l’eau. La fontaine donne à voir le divin, le caché.
La seconde citation, de Bossuet, apporte un autre trait caractéristique. L’eau a une « course », elle n’est pas stagnante, le bassin n’est pas un étang, grâce à un point d’écoulement. Non pas eau morte, mais eau vive. Mais aussi, de règle, eau « tranquille » et non « torrent ». Bossuet avec ces deux mots rappelle le juste milieu de l’eau qui baigne le locus amoenus ou lieu d’agrément. Un extrême à fuir serait l’absence de cours d’eau, le stagnant, à l’odeur si désagréable ; l’autre extrême, la course trop rapide. Dans l’inscription du tableau de Cranach, c’est l’opposition entre le quiesco final et le rumpe, entre quiétude et rupture. Le torrent, qui nous évoque aujourd’hui une variante montagnarde mais plaisante du locus amoenus, était en fait l’image affreuse du ravage destructeur, l’irruption (rumpe) de la violence dans une scène paisible. Boileau dit ainsi préférer [2]
[…] un ruisseau qui sur la molle arène
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène
Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
Torrens, en latin, c’est à la fois le torrent et le participe passé de torrere : nous retrouvons le torridus [3]. Tous ces mots parlaient de destruction [4]. Le juste milieu au contraire est toujours signalé par le doux murmure de l’eau. Ce bruit signale que l’eau est vivante, mais pas trop, sans violence. La transcription en termes amoureux est fort simple. La violence qui rompt tout est le viol, lequel fait de l’homme un satyre. Dans le tableau de Cranach, le « chut, pas de bruit » de l’inscription est un refus de toute violence. Mais il ne faut pas oublier la réciproque, la belle qui se fait cruelle, la destruction de l’amant par une Dame en colère – Diane et Actéon. Aussitôt que Céladon se croit par la Dame condamné, le Lignon si paisible se gonfle pour l’emporter dans sa crue et, croit-on, le faire mourir. Déesse, la Dame a les moyens de se défendre, ce n’est pas une faible femme, même nue.
De là se comprend mieux l’emploi étrange du Prince de Balzac (1631), qui introduit encore un autre aspect, politico-philosophique. La Charente y est « une fontaine continuée depuis sa naissance jusques à la mer, où elle entre aussi fraîche et pure, après avoir parcouru trente lieues, que si elle ne faisait que sortir de son origine »[5]. L’origine est la source. La fontaine est le bassin d’eau au pied de la source et creusée par elle, et cette « fontaine » est élargie ici, magiquement, aux dimensions du fleuve tout entier. La suite immédiate pose le lien que rappelait mon cours, la fertilité : « Elle cultive généralement tout ce qu’elle arrose ; elle laisse l’abondance partout où elle passe ; et si le même pays est extrêmement maigre et extrêmement fertile, ce sont des effets de son éloignement et de sa présence. » Fontaine de vie, le fleuve est une belle image de la politique royale. Les mots « origine » et « effets » renvoient à une autre conceptualisation que celle de la surabondance. Ils parlent de causa unique et cachée d’où sortent des effecta multiples et visibles, pour reprendre mon analyse dans un article à paraître [6]. Balzac est dans la continuité du latin, puisque fons signifie au figuré « source, origine, cause, principe » (Gaffiot). Remonter ad fontes, c’est, selon l’expression de Crassus dans le De Oratore de Cicéron (I, 203), si célèbre à la Renaissance, remonter soit à la cause ou origine de tout, soit à la richesse d’une réserve inépuisable. Telle la fontaine à la fois réelle et poétique, naturelle et mystérieuse, qu’est la fontaine de Vaucluse.
Nous pouvons maintenant regarder La Nymphe de la source de Cranach, ou plus exactement l’un des tableaux qui porte ce titre, le peintre en ayant fait une série considérable : ce sera ici celui qui est à la National Gallery de Washington (inv. 1957.12.1).
Il se trouve en effet qu’en ce même automne 2010, le Musée du Luxembourg avait ouvert une exposition intitulée « L’univers de Lucas Cranach », à partir du 20 octobre. Le Monde en a rendu compte en publiant deux fois la reproduction du tableau de Washington : d’abord dans son supplément M d’octobre 2010, puis dans Le Monde Magazine du 19 février 2011 (p. 46), avec cette fois une brève analyse par Philippe Dagen. À ce matériel, j’ai ajouté d’autres articles du même ordre, cités par le site de l’exposition, et surtout deux notices très documentées du catalogue de l’exposition, rédigées par Elke Anna Werner, en supposant qu’elles récapitulent the state of the art [7].
De la série très célèbre des Nymphes, on connaît au moins seize versions conservées. Le tableau de Washington est postérieur à 1537 et fait partie « d’un groupe plus récent, peint vers 1540-1550 » (Werner, p. 196). Le tableau est visible sur internet, ainsi que quelques autres de la série [8]. Je n’ai d’ailleurs pas vu indiqué de quand datait le titre [9]. Dans la partie basse du tableau, une belle allongée, ayant replié le bras droit sous sa tête, dort, nue, à même l’herbe, ou plutôt somnole, les yeux mi-clos. En arrière-plan, et donc visuellement au-dessus d’elle, de l’eau coule verticalement en petit filet, sortant d’une espèce de grotte, et tombant dans un bassin naturel. À gauche, des arbustes verts ; tout à droite, sur presque toute la verticale, le tronc d’un arbre, auquel sont suspendus un arc et un carquois avec des flèches. Les pieds de la belle touchent presque la base de l’arbre. Dans le coin inférieur droit, deux perdrix sur l’herbe. Dans le quart supérieur droit, représentée dans le lointain, une ville, au-delà d’un pont sur une rivière. Dans le coin supérieur gauche, l’inscription, dans un encadré qui se détache du reste, et coupée ainsi :
FONTIS NYMPHA SACRI SOM-
NUM NE RUMPE QUIESCO.
Au premier coup d’œil, tout annonce le locus amoenus, c’est un vert paradis. Il fait beau et chaud : le ciel (quart supérieur droit) est bleu clair, sans nuage. Les arbustes et l’arbre ont des feuilles, l’herbe est couverte de petites fleurs. La belle est nue, ou presque : à bien regarder, elle porte une sorte de voile très transparent autour des hanches. Assurément, elle n’a pas besoin de couverture pour dormir. Bref, c’est une belle, un beau jour de la belle saison, été ou printemps. La scène étant en plein jour, son sommeil (le somnum de l’inscription) ressemble fort à une sieste, autre terme de juste milieu. Werner : « Alors que la nymphe endormie de Dürer a les yeux clos, celles de Cranach, les paupières légèrement entrouvertes, jettent un regard de biais ou observent le spectateur. » Si la belle dormait à poings fermés, elle serait la proie du premier voyeur venu, autrement dit d’un satyre, comme dans la gravure de Dürer ou le tableau de Poussin.
Ayant commenté le somnum, et précédemment le ne rumpe et le quiesco, je vais prendre dans l’ordre les trois autres mots de l’inscription, qui sont aussi les trois premiers : fons, nympha, lequel sera si j’ose dire le gros morceau, enfin sacri, en guise de conclusion.
Fons : ce qui m’a d’abord frappé, ce fut le bassin. J’avais là pour mes étudiants un exemple visuel de la distinction entre source et fontaine. Dagen à l’évidence ne voit pas le bassin, mais seulement le filet d’eau, puisqu’il commente ainsi cette partie du tableau, dans sa seule remarque originale par rapport à Werner : le peintre « fait en sorte que le filet d’eau tombe à la verticale du sexe de la nymphe. Hasard ? On a peine à le croire ». Pourquoi pas ? Mais suite à mes aventures, j’étais surtout sensible à la verticalité du filet d’eau s’opposant à l’horizontalité du bassin. L’eau qui tombe verticalement dans le bassin, c’est la source jaillissante. Dans la grotte se trouve le point de sortie, la jonction avec l’eau invisible, sous terre. Le bassin, c’est la fontaine.
Un autre élément caractéristique de cet ensemble qu’est un fons, c’est le bruit. Aucun des critiques n’en parle, et en somme ne l’entend. Le filet d’eau produit un doux murmure, ce n’est pas une cascade bruyante de torrent de montagne, nous ne sommes pas dans la nature sauvage, excessive. L’inscription attire justement l’attention sur l’expérience auditive, elle est une voix qui dit « chut », quiesco voulant dire aussi bien « faire silence » que « se reposer ». On peut d’ailleurs poursuivre, la synesthésie ne datant pas de Baudelaire. Puisque le locus amoenus est un lieu de plaisance, il suscite le plaisir de tous les sens. « Toute chose aux délices conspire » (Malherbe, Sus debout, la merveille des belles) : la vue, certes, beauté visuelle de la belle et de la scène, et, ici, du tableau comme peinture ; l’ouïe, un agréable silence que rien ne « trouble » ou rumpit, sinon le murmure apaisant de l’eau et le gazouillis des oiseaux ; l’odorat, avec le parfum des fleurs (Malherbe, ibid. : « L’air est plein d’une haleine de roses ») ; le goûter et le toucher, soit la sensualité proprement dite, contact du corps nu avec l’herbe et avec l’eau où l’on se baignait nu, et bien sûr contact amoureux, effleurements et attouchements, baiser peut-être, voire plus, si l’amant parvient au « paradis » espéré (Ronsard) sous le nombril de la belle. Bien plus que le sexe, ce nombril est très visible dans le tableau, il est comme au sommet d’un globe, il focalise l’attention et le désir :
Petit nombril, que mon penser adore,
Non pas mon œil, qui n’eut onques ce bien [10].
La scène du tableau est aussi paradisiaque qu’inespérée : l’amant peut enfin voir ce que son œil ne vit jamais, un paradis (le ventre-globe, à la rondeur valorisée) posé sur l’herbe d’un vert paradis (le locus amoenus), à l’écart du monde réel, que ce soit la ville (à droite) ou la nature sauvage (à gauche, hors champ car trop affreuse).
Pour finir sur fons, revenons aux rochers de la grotte. Lors d’une longue discussion dont je la remercie, Daniela Gallo m’a fait remarquer que les rochers naturels qui entourent le filet d’eau vertical ressemblent à une fontaine… artificielle, avec leur forme caractéristique d’arc de triomphe. Avec cette grotte-édifice, aux proportions d’ailleurs monumentales, la nature imite l’art, la fontaine hors ville ressemble aux rochers qu’on voit par excellence dans la fontaine de Trevi à Rome. De même, le bassin « naturel » du tableau a une forme parfaitement circulaire, ou peut-être un demi-cercle.
Venons-en à nympha.Avec la ville à côté, une nymphe, vraiment ? Et si c’est une nymphe, quelle sorte de nymphe ? Ce seront mes deux points : la ville moderne oblige à mettre un bémol à l’identification mythologique ; et cette identification même est imprécise (faux sens), voire erronée (contresens).
Au premier coup d’œil, j’avais aussi été très frappé par la présence de la ville et du pont, non signalée par la critique. Cela suffirait à signaler le locus amoenus. Le pont qui le sépare de la ville est l’expression topique du pas de côté, de l’écart caractéristique. Pour continuer à citer le poème de Malherbe, la belle « foule aux pieds les contraintes serviles / De tant de lois qui [nous] gênent aux villes ». La ville, étincelante, riche, neuve, est une ville moderne, contemporaine du peintre. Elle ouvre la possibilité d’une interprétation bien simple : la belle est une citadine, aussi riche que la ville, « on dirait plutôt une aristocrate évadée du château dont la silhouette se dessine dans le lointain » [11]. Des mains à la tête, elle porte bijoux, bracelet et colliers, et une sorte de voile transparent sur le front et les cheveux (coiffés), le tout visiblement à la dernière mode. Elle a fui la ville pour prendre l’air, tel Socrate quittant Athènes en quête de frais sous un platane, ou Ronsard sortant de Paris l’après-midi, dans le récit de sa journée typique [12]. Une nymphe, avec des bijoux ? Cette belle est à la nymphe ce que la bergère de pastorale est à la vraie bergère. Une « vraie » nymphe est par excellence une déesse de la nature, elle est pour ainsi dire très nature. Elle est nue, comme celle que découvre le satyre chez Dürer ou Poussin, et même si dans nombre de tableaux la nudité des nymphes est cachée par quelque drapé, il n’y aura jamais de bijoux.
Les historiens de l’art semblent l’avoir oublié, tant ils sont occupés par l’identification des énigmes mythologiques. Ils font leur métier : l’arc et le carquois suspendus à l’arbre appellent une note. Comme maignie ou lemniscus, ce sont des énigmes bien visibles. Leur dictionnaire des accessoires permet de dire que c’est l’arc de Diane, ou peut-être de Cupidon. Entre le nympha du coin supérieur gauche et l’arc de la partie tout à droite, l’affaire leur paraît entendue. La belle est quelque divinité de la mythologie antique, elle est une nymphe.
Si elle est réellement une citadine, elle est venue de la droite du tableau, de la ville. Si elle est réellement une nymphe, elle est venue de la gauche, de la forêt profonde, de la nature à l’état pur. Mais en fait, les deux interprétations ne s’excluent pas. La belle citadine est comme une nymphe, elle joue à l’être. Ce coin de gazon est un espace de transition, un lieu mi-rêvé, mi-réel, un juste milieu. Il suffit de songer à la poésie amoureuse du temps pour voir la facilité de la transition. Chez Malherbe, la « merveille des belles » est une mortelle, sans trace de mythologisation. Chez Ronsard, elle devient « la Nymphe que j’adore » ou « qui m’affole », ou encore « ma Nymphette » [13]. C’est le regard de l’adorateur qui transforme l’aimée en déesse, en divinité antique. Diane ou mortelle, la belle couchée sur l’herbe est la Dame de l’amour courtois, celle qui s’offre et qui se refuse, dans le même mouvement.
Ce simple rappel permet de défaire un passage vraiment brutal, chez Werner : de sa documentation impeccable, la critique conclut un peu vite au spectateur-satyre. Elle cite d’abord comme « modèle important » du tableau un bois gravé de l’Hypnerotomachia Polyphili (Venise, 1499), où « un satyre est en train de surprendre une nymphe. La figure nue, la tête relevée et les jambes croisées, correspond par sa posture aux nymphes de Cranach » – nue, et sans bijoux. Il s’en déduirait que les Cranach qui en dérivent ont eux aussi pour aspects essentiels « la thématique érotique, le désir charnel du satyre et le corps séduisant de la femme ». Érotisme et séduction, bien sûr. Mais la conclusion est intenable, énoncée sous la forme suivante : ici le spectateur « adopte pour ainsi dire le rôle du satyre ». Voilà un premier problème, qui frise le contresens.
Un deuxième problème est posé par l’autre preuve iconographique que convoque Werner, une gravure de Giovanni Maria Pomedelli, l’Allégorie de la tranquillité, 1510 [14]. C’est une femme allongée exactement comme celle du tableau de Washington, et qui de plus montre du doigt le mot quies, « le repos », comme le quiesco de notre inscription ; mêmes arc et carquois suspendus à un arbre, qui signifient que la chasse (et la guerre) est finie. Ici on est indéniablement devant une nymphe chasseresse, entourée d’animaux sauvages, donc une compagne de Diane ; j’ajouterais : aucune eau en vue sur cette gravure, on n’est pas au bord d’une fontaine. Le problème cette fois est le suivant. Si la belle couchée de notre Cranach est, dans la fiction mythologique sinon dans la réalité, une compagne de Diane, alors elle ne saurait être la nymphe de l’inscription, qui est une nymphe de l’eau. C’est là, me semble-t-il, un problème majeur.
Le satyre, d’abord. Non, le spectateur n’adopte pas le rôle du satyre, mais de l’adorateur d’une Dame. Toute vision d’une belle nue n’est pas d’un voyeur, ne l’était pas en tout cas dans l’amour courtois. Oui, la belle est couchée « comme » une nymphe, et une nymphe de Diane, mais tout est dans le « comme ». Elle prend la pose qu’attend son amant, elle cherche littéralement à l’enchanter, et au-delà à réenchanter le monde. La Dame joue. Un satyre ? Ce serait convoquer l’idée extrêmement brutale du viol, de l’absence de consentement. Dans le bois gravé comme chez Poussin, le satyre du tableau est dans l’axe des cuisses, et voit directement ce que voit le spectateur de L’Origine du monde de Courbet. Ce dernier tableau, seul, met le spectateur dans la position du satyre, mais pas le tableau de Cranach.
Quant au second problème, il faut rappeler les noms des diverses nymphes. Dans les Amours de Ronsard, l’amoureux se verrait bien en satyre, ou dans ses termes comme l’un de ces « Sylvains qui les Dryades pressent, / Et jà déjà les domptent à leur gré ». Le commentaire de Muret rappelle des catégories bien connues : « Les Nymphes des bois se nomment Dryades, ou Hamadryades : celles des montagnes, Oréades : celles des eaux, Naïades » [15]. Le rêve de l’amoureux est ici un rêve de rumpere, de rupture, d’irruption de la sauvagerie, de viol (« domptent », l’absence du consentement). Le lieu de pareille sauvagerie est, plus que les « bois », la forêt profonde. Les Dryades sont les nymphes « des forêts » [16], et les Hamadryades, les nymphes attachées à un seul arbre. Les nymphes des eaux sont dans une tout autre catégorie. Elles se répartissent entre eau salée et eau douce : les Néréides « demeuraient dans la mer : les autres appelées Naïades, habitaient les fleuves, les fontaines et les rivières » [17]. Cela se subdivise encore, comme dans tout animisme : les Pégées sont les nymphes des sources, et les Crénées, des fontaines, tout simplement parce qu’en grec, pègè correspond à source ou « source jaillissante », et krènè au sens ancien de fontaine.Le Bailly dit, s. v. krènè : « sans idée de jaillissement » ; le mot est resté dansl’Hippocrène, au pied du Parnasse. La nymphe d’une fontaine, fontis nympha, est donc une Naïade, et même une Crénée. Or, Diane ne saurait chasser avec des Crénées, attachées à leur fontaine comme les Hamadryades sont attachées à leur arbre. La déesse ne peut chasser qu’avec des Dryades, comme l’atteste Ovide : « nec dryadas nec nos videamus labra Dianae » [18]. Chasseresses, ces nymphes-là peuvent courir la forêt qui est leur territoire, avec pour seule contrainte de ne pas en sortir. À l’inverse, la nymphe d’une fontaine ou d’une source est le génie d’un lieu, où elle est à demeure : « Ici, toujours ici » (Bonnefoy).
Donc la catégorie de « nymphe » qu’utilisent les historiens de l’art est bien trop vaste, leur dictionnaire est fruste, et les enferme dans une contradiction. On peut leur accorder que la belle inconnue est, dans la fiction mythologique proposée, une nymphe, compagne de Diane : une Dryade. Ce pourrait tout aussi bien être une Diane, ou une Vénus (l’arc de Cupidon), ou une mortelle, mais peu importe ici. Le point est que, même Dryade, la figure allongée ne saurait être la nymphe de la fontaine annoncée par le titre, et par l’inscription. Ou alors, il faut oublier comme argument l’arc et le carquois. On me dira : mais en ce cas, où est donc la nymphe, la Naïade ? Elle est là, cachée dans le fons, dans la « fontaine » au sens ancien : dans le bassin, sous l’eau, au plus profond. On ne la voit pas, et pour cause. Cela rappelle un autre trait topique de la description des nymphes, à savoir leur timidité. Dès qu’un mortel paraît, elles fuient : et fugit ad salices. La fuite de la nymphe virgilienne se fait précisément vers les saules, en bord d’eau. Chez Malherbe, elles fuient au fond de la Seine : « Revenez, belles fugitives… »
D’imprécision en imprécision, nos historiens de l’art en viennent à perdre leur latin. Werner traduit ainsi l’inscription : « Ne trouble pas le sommeil de la nymphe de la source sacrée ; je me repose ». Elle ajoute que c’est une « version abrégée d’une épigramme composée probablement avant 1470 par l’humaniste romain Antonio Campani lui-même, à moins qu’elle n’ait été trouvée sur une inscription antique ». L’épigramme « était très répandue en Italie et connue aussi en Allemagne, ce dont témoignent les écrits de Conrad Celtis et la version complète du texte figurant sur un dessin de Dürer daté vers 1514 (Vienne). »
Werner ne donne pas le texte de l’épigramme, de quatre vers, que l’on retrouve assez vite grâce à Google – on apprend au passage que la grotte est de marbre :
Huius nympha loci, sacri custodia fontis,
Dormio, dum blandae sentio murmur aquae.
Parce meum, quisquis tangis cava Marmora, somnum
Rumpere. Sive bibas sive lavere tace.
Soit, dans la traduction d’Alexander Pope lui-même : « Nymph of the Grot, these sacred springs I keep / And to the Murmur of these Water sleep ; / Ah, spare my slumbers, gently trade the cave ! / and drink in Silence or in silence lave » [19]. Ces quatre vers sont l’inscription d’un des tableaux de la série de Cranach, la Nymphe endormie de 1518, à cela près qu’ils ont cette fois nymphae au lieu de nympha [20]. D’autre part, ce même auteur donne comme inscription d’une autre Nymphe de Cranach, en 1533, la même phrase que celle du tableau de Washington, mais avec là aussi nymphae et non nympha : « Fontis nymphae sacri… »
Donc, et sous réserve que ce bref relevé soit exact, ce que traduit Werner, ce n’est pas l’inscription du tableau de Washington, mais celle de la version de 1533. En ce cas, nymphae somnum, c’est bien « le sommeil de la nymphe », nympha étant de la première déclinaison, comme rosa. La situation de parole est alors la suivante. « Ne trouble pas le sommeil de la nymphe de la source sacrée ; je me repose » : c’est la nymphe de l’inscription qui parle, en se désignant elle-même comme nymphe de la fontaine, et elle s’adresse au passant (ou du moins au lecteur de l’inscription). Il en va de même dans l’épigramme de quatre vers. Werner suppose de plus que la mortelle ou la Dryade allongée est identique à la nymphe de la fontaine, puisque c’est celle que l’on voit se reposer, au premier plan du tableau. Mais, on l'a vu, cette supposition supplémentaire est problématique : une Dryade (l’arc) n’est pas une Naïade. Je comprendrais plutôt une dissociation, deux personnages, un que l’on voit, mortelle ou nymphe des forêts, un que l’on ne voit pas, la nymphe au fond de l’eau. Autrement dit : chut, je dors ; la nymphe au fond de l’eau dort aussi, ne la réveille pas. Cette prière de ne pas déranger sous-entend : pas de rumpe, d’interruption de son sommeil et de ma sieste par ta violence sexuelle, cris et impétuosité, qui serait une tout autre scène, et un autre tableau (de Poussin, encore, à Dresde).
Dans la version de Washington, il y a « Fontis nympha sacri », avec un a [21]. Le site de l’exposition renvoie à Élodie Maurot, qui a le mérite de voir le a et de proposer une construction pas à pas. Celle-ci est bien torturée : « Je suis la nymphe de la fontaine sacrée, ne trouble pas mon sommeil, je me repose », soit « Fontis nympha sacri (sum); somnum ne rumpe : quiesco » [22]. Mais on peut sauver cette traduction en supposant une syllepse ou accord selon le sens : le nympha au nominatif s’accorderait avec le sujet non de rumpe mais de quiesco. Le somnum ne rumpe, dans tous les cas, est une sorte d’incise. L’ordre normal serait : Fontis nympha sacri quiesco ; somnum ne rumpe. Soit, pour garder l’ordre du texte : « Comme je suis la nymphe de la fontaine sacrée, ne trouble pas mon sommeil : je dors ». C’est alors en effet un condensé de l’épigramme. Pour autant, on retombe sur le même problème, l’identité entre celle qui dit « je dors » et le personnage visible au premier plan. Dans la version de Washington, c’est à mon sens la nymphe au fond de l’eau qui dit dormir, en s’adressant au passant ou au lecteur de l’inscription ; ou même, pourquoi pas, à la belle visible au premier plan.
Je termine ce point par une solution qui me tenterait, mais qui est peut-être extravagante. Le nympha pourrait être un vocatif. En ce cas, le personnage visible s’adresse à celui qui ne l’est pas. Une nymphe s’adresse à l’autre : « Ô nymphe de la fontaine sacrée, n’interromps pas mon sommeil ; je me repose » [23]. De nymphe à nymphe, de Dryade à Naïade, je vous dis : chère nymphe du lieu, laissez-moi dormir. Veillez à ce que le doux murmure de votre filet d’eau ne se transforme en bruit affreux de torrent. Autrement dit encore, je me mets sous votre protection sacrée. La prière serait alors une prière au sens plein du terme, à une divinité, ici au génie du lieu, huius loci. Protégez-moi de toute interruption, c’est-à-dire de toute irruption de la violence. Et comme le personnage visible n’est peut-être qu’une mortelle, pas bien sûre de sa « divinité » comme Dame, en ce cas le personnage visible attire l’attention sur l’invisible. La belle sait reconnaître le sacré là où il est.
En résumé, et quelles que soient les hypothèses, dans tous les cas il me semble que « la nymphe de la source » est le bon titre du tableau, mais que l’identification de cette nymphe à la belle est un contresens, dans le tableau de Washington comme dans les autres. Il y a erreur sur la personne. Le titre désigne non pas le personnage que l’on voit, mais celui que l’on ne voit pas.
Sacer : mon fidèle Gradus ad Parnassum fait de l’adjectif, à l’entrée fons, la première épithète pour caractériser un fons. Et, à l’entrée sacer, il donne pour définition « sacré, saint », puis « sacré, en parlant des lieux ou des personnes qui étaient sous la protection d’un dieu » [24]. Voilà en somme ce que je voulais non pas établir – c’est évident –, mais faire sentir à mes étudiants, dans sa plénitude.
Que mon interprétation du tableau soit juste ou non, ce n’est pas mon vrai problème. Elle a surtout l’avantage de donner plus de poids au dernier mot de l’inscription que je n’ai pas commenté, sacri. La critique n’en parle guère, sacer est inclus à ses yeux dans l’idée même de scène mythologique. L’intéressant est de saisir ceci. Pour la critique, le sacré est le point de départ de l’interprétation, posée affirmativement par le titre : ici, nymphe mythologique ; là, sainte chrétienne ; là encore, tel personnage de la Bible, chacun reconnaissable à son ou ses accessoires (dont on nous sort le dictionnaire). Une nymphe, comme une Diane ou une Judith. À mes yeux, le sacré est plutôt à découvrir progressivement, et la difficulté même à comprendre l’inscription et le tableau fait partie du processus. Il s’agit d’accéder à l’invisible, ou du moins d’en approcher, de percevoir un peu plus que le visible. C’est l’exact inverse de cette idée si commune aujourd’hui, selon laquelle la mythologie des peintures du XVIe siècle serait un simple prétexte pour représenter des nudités (féminines), comme le proclame l’intitulé du site de l’exposition. On peut soutenir tout au contraire que la nudité était non un prétexte mais un préalable à la découverte du sacré ; et le visible, un premier échelon vers l’invisible. Cette découverte, dans l’anthropologie du temps, ne peut passer que par les sens, et donc la sensualité.
De façon générale, le sacré est un autre élément topique du locus amoenus et en général de l’escapade. Le pas de côté est un retour aux sources, un retour à la nature, à l’essentiel, à tout ce qui n’est pas la ville, l’humain – les contraintes, les institutions, l’ars et l’artificiel. Le retour à la nudité et aux sens, de même, recrée ce pays merveilleux où Amour est, enfin et de nouveau, un dieu. Se baigner dans la claire fontaine, entièrement nue ou nu, est une expérience forte, une renaissance, il suffit de faire aujourd’hui de même dans la mer pour s’en ressouvenir (et Brigitte Bardot dans Le Mépris). L’escapade ou le bain sont là pour régénérer, recréer, en latin reficere. Les plaisirs des sens se voient ainsi dotés d’un enjeu considérable, que ne me paraissent pas même percevoir les critiques du tableau, tout occupés qu’ils sont à nous faire « voir » ce qui occupe littéralement le premier plan, c’est-à-dire la dimension érotique.
Quand donc l’œil va du corps de la belle – au premier plan, dans la partie inférieure du tableau –, au bassin qui se trouve au deuxième plan mais aussi au-dessus, on a un mouvement qui renvoie au principe paulinien du per visibilia ad invisibilia, principe fortement rappelé, et à propos des parfaits amants, dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, qui est de la même décennie 1540. C’est seulement par les sens et la sensualité que les mortels peuvent s’approcher du divin. La sensualité est à la fois un moyen d’en approcher et une barrière empêchant de voir plus loin, donc à la fois une chance et un risque. Le sacré est là, à fleur de peau, à fleur d’eau : il suffit de passer le pont.
Or le pont est la direction où regardent les yeux mi-clos de la belle. Je veux dire : elle guette un passant qui viendrait de la ville, et elle lui prépare une de ces scènes ou tableaux dont rêve tout amant de l’époque. Si je suis une Diane, vous êtes un Actéon. Si je suis une Vénus allongée, ou l’une de ses Grâces, j’entr’ouvre un peu les yeux pour voir si vous seriez un Adonis – la critique relève bien l’ambiguïté de l’arc et des flèches (de Diane ou de Cupidon), et encore des perdrix, oiseaux de la luxure.
Un satyre, un vrai, avec toute sa violence, surgirait de la forêt profonde, donc de la gauche du tableau, cette gauche d’où sortirait aussi une vraie Dryade ; de même, le filet d’eau provient de la gauche, il a en amont la forêt, réservoir de sauvagerie, nature radicale. Actéon, lui, vient de la ville, à droite du tableau. Actéon est le chasseur qui, parti de la ville (Thèbes), s’enfonce de plus en plus dans la forêt, dans la sauvagerie, dans la nature excessive. Tel le Julien de Flaubert dans La légende de saint Julien l’Hospitalier. Ce n’est pas de cela que parle le locus amoenus, qui est dans la juste mesure, le tempérament. C’est un jeu, pour rire, pour le plaisir, quoique très sérieux comme tous les jeux. La rivière dans le quart supérieur droit sépare la ville de la nature ; mais de la ville nous ne sommes tout de même pas très loin, et les bijoux suffiraient à le rappeler. Nous sommes au bord de la sauvagerie, au bord seulement, comme au bord de la source. Le locus amoenus est le lieu de la rencontre imprévue et plaisante, et par excellence de la rencontre amoureuse. Le fait que ce soit une inconnue fait partie intégrante du charme, et du genre « rencontre ». Rencontre de la gauche et de la droite du tableau. Dans la fiction mythologique qu’évoque la scène, la Dryade (ou Diane) est presque sortie de son territoire, elle est à la lisière de la forêt. Le chasseur de même est à cette limite d’où l’on voit encore la ville, mais loin. La sauvagerie, la vraie, n’est pas au programme, mais plutôt le jeu de la séduction. La civilisation n’est pas loin, la nature non plus. Nous sommes dans l’entre-deux de la transition.
L’emblème de l’entre-deux est donné par l’arc et le carquois suspendus. Tout est ici en suspens. « Incertitude, ô mes délices… » Il y a d’abord indécision sur l’identité de l’inconnue : l’historien de l’art aimerait bien savoir si elle est une Vénus ou une Diane, une Grâce ou une Dryade ; le passant ou chasseur en quête d’aventure cherche lui aussi à deviner si l’inconnue est, en termes modernes, ange ou démon. Il y a ensuite indécision sur le sens de l’inscription, à un a ou ae près. Il y a enfin indécision sur le sens à donner à la suspension des armes et des hostilités. Rien ne prouve qu’elle soit définitive. Dans la poésie amoureuse du temps, l’amant ne sait jamais trop sur quel pied danser, le paradis se renverse en enfer, et la douce, en « cruelle » ou « guerrière ». L’arc suspendu annonce peut-être une fausse paix, et une guerre sans fin. De façon plus générale, le locus amoenus en tant que tel n’a rien d’univoque. Ce n’est pas le bonheur à l’état pur, mais un paradis provisoire, un espace-temps à part, entre la guerre et la paix, la mort et la vie, comme le disent les vers célébrissimes de Lamartine sur le temps qui suspend son vol et les délices trop rapides des heures pourtant propices. Comme le paradis ou le beau temps, l’état de grâce est, sur terre, instable. En termes de guerre et de paix, un tel entre-deux est ce que Ronsard nomme la trêve, à l’incipit d’un des sonnets les plus fameux des Amours : « Amour, Amour, donne-moi paix ou trêve ».
En termes de méthode, je ne crois pas qu’il y ait là grand’chose d’original. Le seul trait caractéristique est le mouvement du général au particulier. Si j’ai vu ou cru voir quelque chose dans ce tableau, c’est à partir d’une tout autre enquête, portant sur d’autres objets que la peinture. L’analyse du tableau est alors un point particulier d’application, un à-côté, un by-product, et je ne risque pas de devenir un historien de l’art. On part du général pour aller au particulier, et non l’inverse. C’est en tout cas comme cela que pour ma part j’ai toujours procédé, par exemple en étudiant quelques passages du Hamlet de Shakespeare à partir de Melanchthon, nullement parce que j’étais un spécialiste de Shakespeare. La démarche inverse me paraît toujours biaiser l’enquête. En ce sens, je ne suis pas un « littéraire », si être un littéraire est mettre au plus haut le particulier. Je suis un scientifique, pour qui il n’y a de science que du général. Ma spécialité même, la rhétorique, se tient d’ailleurs à un niveau de généralité qui me convient, assez loin et assez proche des textes particuliers à étudier. Enfin, le latin s’impose naturellement. Ad fontes : en remontant au latin on remonte, pour le XVIe siècle, à l’origine inépuisable dont dépendent la plupart des catégories et concepts du temps, quels que soient les mots de vernaculaire qui les expriment. Quand un auteur de cette époque écrit en français ou autre, pour ma part je ne sais pas vraiment à quoi il pense au juste. Ce n’est clair que quand il passe au latin, ou que je retrouve le latin lui aussi caché sous son français. Il n’y avait de science qu’en latin, ou en grec.
Quant au contresens, je ne sais trop ce qu’il en est de l’inscription du tableau de Washington ; de ae à a ce sont peut-être autant de variations, à l’intérieur d’une très longue série. Chemin faisant, venant non de la ville mais d’une enquête pour un cours, j’ai du moins évité un faux sens, sur fontaine. Ce chemin faisant est ma méthode, passablement hasardeuse comme on voit, et dépendant d’un certain nombre d’heureux concours de circonstances. C’est toujours un peu du bricolage. Mais quand on ramasse large, de manière parfois systématique, parfois intuitive, il arrive un moment où on a assez de matériau, de toute façon, pour comprendre au sens plein du terme : pour saisir une situation dans son ensemble, une conception, une configuration, à savoir ici les tenants et aboutissants du locus amoenus. Une fois qu’on a compris en ce sens, on est initié, et comme les initiés, on « voit », on a changé de regard.
En français moderne, on ne peut pas dire autrement que « la nymphe de la source » : « la nymphe de la fontaine » n’est plus possible. Mais du coup, pour reprendre le titre de Daniel Arasse, « on n’y voit rien ». On ne voit pas en tout cas l’invisible au centre du tableau, là précisément où tombe le filet d’eau. Le centre, ce n’est pas le sexe de la belle, tout en bas (ou plutôt, son nombril) ; mais, au centre exact de la toile, le bassin empli d’eau. Le premier plan est un premier pas, à dépasser par Aufhebung ; en dépassant aussi l’idée d’« ambiguïté » qui satisfait tant les modernes – signe qu’ils raisonnent sur le mode exclusif du aut… aut, au lieu de penser l’emboîtement, le non solum… sed etiam, la belle est non seulement une mortelle mais aussi une divinité. Pour ma part, autre trait caractéristique, je raisonne toujours en termes d’emboîtement et non d’antinomie, les ponts ne sont pas coupés. Du plus bas il faut aller vers le plus haut, lequel ne détruit pas le plus bas. Le sacré n’est pas l’antinomique du sexuel : voir Parlamente dans l’Heptaméron. En passant du plus bas au plus haut (dans la verticale du tableau), le regard gagnera aussi en profondeur, si la nymphe est au fond de l’eau. On n’ose dire, vu le contexte, qu’il s’agit en somme de pénétration, mais cela peut se dire en latin : l’accès aux penetralia, c’est-à-dire au saint des saints. Le mouvement du regard est l’accès à un mystère, dont au premier chef celui d’Amour, lequel est entre autres le mystère du consentement. Le mystère ne saurait se saisir à pleines mains, immédiatement, comme le corps de la belle dans le désir brutal du spectateur-satyre. Il doit se saisir au vol, à demi-mots, à une lettre près, dans le mouvement et l’incertitude de l’interprétation, et cela prendra du temps, et échappera toujours : et fugit ad salices. Ce n’est ou n’était pas moins désirable. En jouant à être divine, et avec tous les désirs du spectateur, elle le fait accéder au sens du divin, elle s’en approche elle-même : autre élément fondamental de la topique amoureuse de l’époque.
L’eau qui surgit de terre, le filet d’eau qui tombe dans le bassin sont ainsi à l’articulation ou jointure exacte entre le visible et l’invisible, le mortel et l’immortel, l’humain et le divin, le plaisir et le sacré, les sens et l’essentiel ; et encore entre l’art et la nature, la réalité et la fiction. Toute la difficulté est dans l’idée d’articuler. Or le sens de « bassin » est précisément ce qui a disparu dans l’histoire du mot fontaine. C’est comme un emblème de la philologie que je pratique, qui est en quête des articulations perdues, des conceptualisations sorties de nos radars, de ce qui ne peut plus se dire et donc se penser. Les mots et leur histoire en sont le moyen privilégié, parce qu’ils portent la trace d’autres catégorisations, à condition de les faire parler, d’arriver à les « voir ». Barthes disait, d’une formule fameuse, « J’ai une maladie : je vois le langage ». Je dirais plus modestement : « j’ai la maladie du philologue : je vois les mots ». Je fais confiance aux mots, aux étudiants, à l’usage, au commun, et, pour ainsi dire, ils me le rendent bien. Mais quand je dis je, c’est nous que je devrais dire, à l’évidence, tant ce n’est pas là « ma » méthode, et que nous sommes en fait très nombreux à la pratiquer, pour le plus grand bonheur de tous.
[1] Littérature, textes et documents. Moyen Âge XVIe siècle, Paris, Nathan (coll. Henri Mitterand), 1988, p. 321-322.
[3] Le Gaffiot sépare en deux entrées torrens 1, adjectif (brûlant), et torrens 2,substantif (le torrent), et n’indique d’étymologie (torreo) que pour le premier : on serait curieux de savoir celle de torrens 2. Le Forcellini, lui, n’hésite pas à ranger les deux termes dans la même entrée, le substantif étant à ses yeux « au figuré » : « 2. Translate est redundans, exaestuans et defluens cum impetu, concitatus, rapidus, ut amnes imbribus aucti et de montibus decurrentes. »
[4] Peut-être faut-il supposer comme premier sens un tel sens abstrait (« ravage »), plutôt qu’un sens concret (« dessécher »). C’est souvent le cas avec les mots latins, où le sens concret est volontiers cru « premier » par des lexicographes positivistes.
[6] « Le lieu des effets dans les Amours de Ronsard », Le vocabulaire de la Pléiade, éd. M.-M. Legrand (colloque de Nanterre, octobre 2010). Depuis lors, j’ai trouvé une analyse politique équivalente dans Daniel Arasse, à propos de la fresque de Sienne, les « effets du bon gouvernement » (Histoires de peinture, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2011, chap. 13, « Un historien dans la Chambre des époux », p. 177-188).
[7] Dans Guido Messling, Cranach et son temps, Paris, Musée du Luxembourg, RMN et Skira Flammarion, 2011, p. 195-196, notices 111 et 112.
[8] Je n’ai pas fait, sur ce point non plus, de recherche exhaustive. Washington : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Lucas_Cranach_d.%C3%84._-_Ruhende_Quellnymphe.jpg. Un des autres tableaux de la série est visible sur Wikipedia : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Lucas_Cranach_d._%C3%84._061.jpg.
[9] Le supplément M dit La nymphe du printemps, le site de l’exposition, La nymphe à la source et non « de la source », comme le catalogue.
[10] Ronsard, Amours, sonnet 72, v. 1-2 ; Muret commente en paraphrasant les v. 12-14 : « Ne me sauraient de leur beau contenter, / Sans espérer quelquefois de tâter / Ton paradis, où mon plaisir se niche. » (dans Ronsard/Muret, Les Amours, leurs Commentaires, éd. Chr. de Buzon et P. Martin, Paris, Didier, 1999, p. 106). À noter qu’un tel nombril « mérite bien, / Qu’une grand’ ville on lui bâtisse encore » (v. 3-4), allusion (Muret) à Omphalion, bâtie où tomba le nombril de Jupiter ou omphalos – d’où la ville dans le coin supérieur droit, qui serait bâtie elle aussi pour « honorer » la Dame ?
[11] Annick Colonna-Césari, « Les nymphes de Cranach » article sur l’EXPRESS.fr, le 15 février 2011 – un château entouré d’une ville, comme sur la Loire de l’époque.
[12] Réponse aux injures…, v. 535-540 (dans le Discours sur les misères de ce temps ; graphies modernisées, ici et partout ailleurs) : « J’aime fort les jardins qui sentent le sauvage, / J’aime le flot de l’eau qui gazouille au rivage. / Là, devisant sur l’herbe avec un mien ami / Je me suis par les fleurs bien souvent endormi / À l’ombrage d’un saule, ou lisant dans un livre / J’ai cherché le moyen de me faire revivre. »
[13] Amours de 1553, respectivement sonnets 91, v. 5 ; 19, v. 12 ; 142, v. 10 ; chanson « Petite Nymphe folâtre, / Nymphette que j’idolâtre ».
[15] Dans Ronsard/Muret, Les Amours, leurs Commentaires, p. 94 (sonnet 61, v. 11-12) ; l’autre occurrence de sylvain dans les Amours est au sonnet 145, v. 7, « Et que n’est-elle une Nymphe native / De quelque bois ? par l’ombreuse froideur / Nouveau Sylvain j’alenterois l’ardeur / Du feu qui m’ard d’une flamme trop vive ».
[18] Fasti, IV, 761 : « Jamais ne puissions-nous apercevoir Diane, / Ni les nymphes des bois » ou littéralement les Dryades, car nous subirions le sort d’Actéon (trad. de l’Encyclopédie de Diderot, s. v. Nymphe).
[19] Cité par Elisabeth B. MacDougall, « The Sleeping Nymph : Origins of a Humanist Foutain Type », Art Bulletin, n° 57 (1975), p. 357 et 365.
[20] David Toop, Sinister resonance. The Mediumship of the Listener, New York, The Continuum International Publishing Group, 2010 ; le numéro de la page n’apparaît pas sur Google.
[21] La possibilité d’une erreur de copiste (d’acolyte) paraît exclue : le riche acquéreur aurait exigé une correction, il savait, lui, le latin.
[22] « Les séduisantes ambiguïtés de Lucas Cranach », publié le 9 février 2011 sur le site de La Croix.
[23] On a vu que l’inscription de la Nymphe endormie de 1518 reprend les quatre vers de l’épigramme, mais en mettant « Huius loci nymphae… » au lieu de nympha. David Toop cité plus haut donne la traduction de l’inscription (ou de l’épigramme ?) par Leonard Barkan, « author of The Beholder’s Tale : Ancient Sculpture, Renaissance Narratives » : « Nymph of this place, custodian of the sacred fountain, I sleep […] ». Mais pour arriver à cette traduction, il faudrait corriger le nymphae en nympha (la scansion doit pouvoir autoriser les deux, même si le a est bref et le ae, long). Si vraiment l’inscription a nymphae, je ne vois pas d’autre solution qu’un vocatif pluriel, « Ô nymphes de ce lieu », repris par custodia comme nom collectif, « la garde », c’est-à-dire « les sentinelles » (custodia, ae, première déclinaison).