La Beauté  n° 4

 

Préambule            

La beauté ne fait ni transition ni crise: elle voit pour voir, elle danse pour danser, aime  pour aimer. Du moins « l'échappée belle » de la beauté civile - celle qui n'a pas besoin d'index pédagogique (cf. Claude Habib), celle qu'aucun tournant rhétorique ne peut domestiquer (cf. François Cornilliat).

Tout en reparcourant Hannah Arendt qu'a citée Marcel Hénaff dans l'article qui ouvrait la rubrique « Intensités », Gérald Sfez nous interpelle. Trop citoyenne, nous dit-il, la beauté, si l'on n'ouvre son homonymie! Intransitive, arrachée à l'informe, est-elle grecque encore ? Oui en un sens, car les Grecs savaient bien qu'elle ne l'était pas toute - qu'elle était barbare tout aussi bien. La beauté séjourne du côté d'Eros - ce que Valéry savait si bien et que Gérald Sfez nous rappelle si bien.

Soit, soit. Mais pourquoi, même divisée, est-ce encore la beauté ? Pourquoi est-ce elle qui se déchire?

La question n'est pas vaine. Elle trouve sa réponse en acte, dans l'écriture de ce très beau texte de Gérald Sfez, et aussi dans cette phrase, à méditer : « Le double péril est de vouloir se réclamer du terme de Beauté comme de vouloir s'en dispenser. » Il ne faut ni la dévaluer, ni la surévaluer.

H. M.-K.

Gérald Sfez est professeur de philosophie (Khâgne, lycée La Bruyère de Versailles). Il a écrit de nombreux ouvrages de philosophie, notamment sur Machiavel, Léo Strauss, Jean-François Lyotard. Il vient de publier La langue cherchée (Hermann, 2011) qui porte sur la pensée de la modernité sur la langue (Barthes, Deleuze, Lyotard...) avant de la confronter à celle d'écrivains comme Camus, Michaux, Quignard... 

 

 

 

 

 La beauté n'en veut rien savoir

 

Gérald Sfez

11/11/2011 

 

Ayant défini la politique comme le sens du vivre ensemble et de la citoyenneté au sens large, Hannah Arendt réfléchit aux relations entre l’art et le politique, plus exactement entre la beauté et le civisme ou la civilité. Alors que Rome, dit-elle, trancha le conflit entre grâce et dignité en prenant parti en faveur de la dignité, de la gravitas contre la puérilité de l’art, Athènes « ne trancha jamais le conflit entre la politique et l’art, unilatéralement en faveur de l’une ou de l’autre — et c’est peut-être d’ailleurs, — ajoute-t-elle —, l’une des raisons du déploiement extraordinaire du génie artistique dans la Grèce classique ». Ainsi, « Les Grecs, pour ainsi parler, pouvaient dire d’un seul et même souffle : “Celui qui n’a pas vu le Zeus de Phidias à Olympie a vécu en vain” et “Les gens comme Phidias, à savoir les sculpteurs, sont impropres à la citoyenneté.” »[1] Un même souffle, une même âme grecque pour une parole qui entre presque en contradiction avec elle-même, clivée entre deux phrases.

La beauté est butée. De la civilité, elle ne veut rien savoir. Du moins celle qui se trouve du côté d’un de ses amants ou amantes : le créateur ou la créatrice. Peut-être pas celle qui se trouve de l’autre côté, celui du spectateur ou de la spectatrice de la beauté. De qui la contemple, de la theoria. Le spectateur est plus civil que le créateur, il juge en se mettant à la place de l’autre, c’est le sensus communis, premier acte ou précession de la civilité. Après l’éclaircie de la beauté, la civilité pourra en faire son commencement, ses premiers signes. L’éclaircie, hors-temps, ni jour ni nuit, et sans âge, —  sans faire transition ou crise, sans jouer le rôle de médiation, c’est là le préalable qui donne le ton à l’être-ensemble : aimer la beauté, partager l’exclamation, la trace à l’état brut, toute vide, le lieu d’être, avant que le divin ne prétende y avoir toujours été logé. Voir pour voir, danser pour danser, aimer pour aimer : la praxis est dans l’exclamation, la gratuité.

Mais comment aimer la beauté en ce qu’elle a d’abrupt et d’indifférent à l’intérêt de la communauté ? Car, de l’autre bord, celui de la création, de l’apparence comme surgissement, apparition, la beauté est sauvage, elle s’arrache au néant, à la matière comme à la forme, à leur séparation comme à leur union, elle est marquée des stigmates d’un néant passé, qui l’est à peine, des cernes d’un néant futur et imminent. Echappée belle. La beauté qui surgit, souveraine, est butée, déjà victorieuse contre un adversaire invisible, déjà seule devant cet adversaire absent, auquel elle ne s’adresse pas, absolument nouvelle, apportant sa natalité, un nouveau commencement dans un monde qui ne le comprenait pas, ne l’attendait pas ; elle a gardé de ce combat qu’elle a gagné contre tous et contre personne, et de sa victoire qu’elle remet en jeu à l’instant même, des traces de fantôme. Du bord de la création, la beauté n’est pas civile. Est-elle incivile ? Ce serait trop dire, en faire un des personnages obligés d’une même scène marquée d’une césure, d’une alternative. Or, la beauté est ailleurs.

Entre la création et la représentation, la civilité feint le sans-rapport. Elle élargit le fossé, comme si l’on pouvait garder l’une (celle que l’on contemple) et jeter l’autre (la création). Comme si l’on ne créait pas sans contempler.

De quelle beauté parle-t-on ? Il faut distinguer ! Cette beauté de l’art de Phidias, on l’appelle d’ordinaire le sublime, n’est-ce pas, le beau dans sa démesure (le contraire absolu de ce qui est relatif), l’apparition marquée du sceau de la disparition, avant elle-même comme après elle : dans l’éternité frappée d’avance de néant et le néant frappé d’éternité ? Arendt ne veut pas se prononcer. Cette beauté n’est-elle pas, du moins, celle d’éros ou de l’enthousiasme ? Ou encore, n’est-ce pas celle de la sagesse ? De la beauté, il y a plusieurs acceptions, il faut préciser. Superstitieux du commentaire et des distinguos. Arendt se refuse à préciser, elle y tient. Le silence d’Arendt est sans équivoque : la beauté est indivise lors même qu’elle est plurielle et divisée contre elle-même : la preuve, il s’agit aussi de la beauté de la sagesse. Il y a la beauté.

D’où le second exemple. « Et Périclès, dans ce même discours où il fait l’éloge des droits des amoureux de la sagesse et amoureux de la beauté (les philosophoï et philokhaloï), du rapport actif à la sagesse et à la beauté, se vantait qu’Athènes saurait remettre à leur place “Homère et ses pareils”, que la gloire de ses arts serait si grande que la cité pourrait se passer des fabricateurs professionnels de gloire, poètes et artistes qui réifient le monde vivant et les actes vivants, les transformant et les convertissant en choses assez permanentes pour métamorphoser la grandeur en renom immortel. »[2] Dans cet exemple, une même opposition que dans le précédent : l’éloge de la beauté et sa critique. Mais, autrement décentrée.

Le scandale est que Périclès, au nom de la sagesse (civile ?) exile les créateurs d’art, les poètes (producteurs, fabricateurs, les agents de la poiesis), et que l’éloge de la beauté se trouve là même. Car, Périclès plaide contre la beauté au nom de la beauté : voilà la part de l’éloge, et, dans la même phrase, du blâme. L’éloge est celui de la beauté du côté de la vie, de son rapport actif — c’est celle de la sagesse — de la beauté vivante et non inerte ou morte, comme si vie et beauté s’identifiaient dans une gloire passagère, éclatante de ce fait même, humble, tout à fait sage par son assentiment au mortel ; le blâme — au nom de l’éloge — est celui d’une beauté tournée du côté de sa métamorphose en non-vie (Malraux) et en sur-vie, en surenchère de vie et de vie à l’étage au-dessus (Artaud), vitesse de pointe de la vie, faisant communiquer l’inerte et le Survivant, ce monstre sacré. Ici, la beauté n’est pas gratuite : elle est vaine. Vanité de cet au-delà, vaine gloire. La beauté se dissimile. Mais c’est aussi la même : c’est la beauté. Arendt refuse le distinguo. La part d’éloge de la beauté de l’art communique avec celle de la beauté sage, et pourtant, dans les deux exemples, les créateurs sont mis au ban, les bons amants ne font pas surgir la beauté : ils sont dans l’émerveillement, la reddition sans condition. Philosophes, citoyens. Mais, même là, ils sont déjà en désaccord avec la civilité. À y regarder de plus près. Un peu trop proches des créateurs et de la création. Ils ont trop d’éros. Le bel aujourd’hui de l’éros, dit Platon dans le Phèdre, c’est que la beauté est la seule Idée à se donner en propre, en présence, en chair et en os, en personne. L’Idée transcendante, celle du Bien, elle, comme toutes les autres Idées, ne se présente pas, l’Idée du Beau est la seule — et c’est sa valeur superlative, sa plus-value —  à apparaître telle qu’en elle-même l’éternité la fait. Qu’est-ce qu’une Idée qui est présence ? Qu’est-ce qui la différencie d’une Idée qui se découvre à travers ses manifestations ? Qu’est-ce qu’une Idée qui, de ce fait même, n’est pas de l’intelligible à travers le sensible, nullement de la pensée, du concept. Du sensible ? Le suprasensible qui est présence et non intelligible, par excès et en excès sur la matière comme sur l’esprit. On en tombe amoureux, fou, en bien ou en mal. La seule à avoir transgressé la partition du sensible et de l’intelligible et à être allée encore plus loin : « au-delà de l’essence ».

Revenons à la scène d’ouverture d’Arendt : « c’est peut-être, d’ailleurs, l’une des raisons du déploiement extraordinaire du génie artistique dans la Grèce classique ; elle garda le conflit vivant et elle ne le nivela pas en une indifférence des deux domaines l’un à l’égard de l’autre. Les Grecs… »[3]. Arendt le dit nommément : le conflit vivant entre la civilité et la beauté a fécondé le plus grand génie artistique. Contraint au conflit, l’art redouble d’excellence dans une opposition silencieuse. Le séjour commun dans le conflit rehausse le prix de la beauté. Ni indifférence entre les deux (répartition établie des domaines) ni victoire de l’une sur l’autre, de la civilité sur la beauté, ou l’inverse. Il fallait le différend, que l’une des deux ne l’emporte pas, et que chacune transgresse. Devant la beauté, le dogmatisme est vain, le scepticisme également, mais le criticisme aussi : le vain travail de répartir les domaines, de jouer l’indifférence. La beauté, vous ne pouvez pas dire que vous ne la trouvez pas belle. Et aussi, ce qu’Arendt ne dit pas ici, mais qu’elle dit ailleurs : il le fallait pour la civilité même, mais à la condition que la beauté et la civilité n’en sachent rien. Qu’on laisse la beauté souveraine, sauvage, qui n’en veut rien savoir. Et la civilité sourcilleuse, soupçonneuse, qui envoie auprès de la nuit ses espions du jour et manque l’éclaircie. La civilité ne veut pas considérer la beauté, se fait serment de l’ignorer, sciemment et en argumentant, de propos tout à fait délibéré : en vigile et vigilance. Ce qu’Arendt dit aussi : c’est également un différend intime : la beauté se déchire elle-même, elle est déchirée : sage contre convulsive, ou l’inverse : excessive, de toutes façons, chaque part toujours en excès sur son propre tout. Le différend est externe/interne et il est aussi intime : c’est celui de la beauté avec elle-même, sans que l’on puisse prétendre dire laquelle est la vraie beauté.

La vraie beauté se déchire. De son déchirement aussi, elle n’en veut rien savoir. Autre chose est le goût dont doit faire preuve l’éducateur : un goût réconciliateur. Pour lui, transmettre la beauté, c’est présenter le monde, donner le goût du monde, dire « Voilà notre monde », le toujours-déjà-là, et ce dire en dit peu sur le surgissement et le conflit, sur l’irruption et l’interruption, l’insoluble. Il fait les présentations, en est responsable, représentant de l’adulte[4]. Sa transmission de la beauté doit unir.

La charis, la pointe aiguë de la justice, ce qui la dépasse et l’accomplit, le charme ne va pas complètement avec la civilité, on aura beau dire. Il est risqué. Il faut de la grâce pour trouver l’équité bien au-delà du donnant-donnant. On trouve l’équité comme on trouve le sommeil, et le rêve : par chance et par inadvertance.

Il y a estrangement, étrangèreté de la beauté, étrangeté. Le beau étonne, estrange : dérange la langue par son extériorité, son vœu de silence, son attaque corrosive.

Le silence de la beauté : elle ne veut rien savoir. « L’absolument autre serait cette beauté ou la différence »[5], écrit Lyotard dans Discours, figure. Ou encore : « Le silence est le contraire du discours, il est la violence en même temps que la beauté. »[6] D’où l’équivoque. Est-ce l’un ou l’autre ?

Et la difficulté : la beauté, c’est une violence en même temps qu’une beauté.

Ceci dit à son actif. Intransitive, la beauté n’en dit rien, elle est l’autre de la signification. Elle est de l’ordre de l’évidence, du tout bêtement. En parler, la signifier, en dire l’intelligence, c’est naturellement de ce fait même, la trahir, recouvrir son silence. En dire l’exposant, aller au plus près, c’est ce que l’art essaie en une spontanéité transitionnelle. Et la pensée de l’art l’essaie autrement, par la voie d’une sur-réflexion, d’un discours médian de réflexivité transitionnelle, nécessairement en porte-à-faux, d’un biais douteux : la relation critique, perplexe en beauté. Quand il vient à nommer l’acte de Discours, figure, au début de l’ouvrage, Lyotard en parle ainsi : « Cela ne fait qu’un objet incertain, intermédiaire, que j’aimerais pouvoir appeler, pour l’excuser, un inter-monde, comme Klee, ou un objet transitionnel, comme Winnicott ; mais qui ne l’est pas vraiment parce que ce statut n’appartient qu’aux choses figurales du jeu, de la peinture, et qu’ici encore on ne laisse pas la figure aller dans les mots selon son jeu, mais on veut que les mots disent la prééminence de la figure, on veut signifier l’autre de la signification. »[7] Le commentaire tient son intrigue dans le transitionnel mais le manque.

La beauté ignore le discours, elle s’en déprend. Silence, vivace. Ceux qui ne la connaissent pas ont seulement « une pensée » pour elle et passent à autre chose.

Il faut différencier le problème de la beauté et sa question. Le problème de la beauté est celui de ses homonymes et de son indivision apparente et réelle. La question est celle de sa dévaluation ou de sa surévaluation, de son insoutenable valeur.

Une indécidabilité concerne sa nature. Hannah Arendt parle de la beauté comme énergie et aura. Arendt entend l’énergie dans le sens grec d’energeia, de pure puissance en tant que telle et à l’œuvre, proche de l’entelecheia, l’acte de la puissance en tant que tel, la pure puissance sans la considération de son actualisation. Dans l’indistinction entre la transmission du suprasensible et la survitalité.

Paul Valéry l’infléchit dans le sens de l’énergétique avec ses lois de conservation, d’entropie et de négentropie et, — humainement — d’éros. Une physique de la beauté qui a son tranchant d’inhumain. Il situe le vif de l’ambiguïté dans l’écart entre l’être du phénomène et la légère exagération qu’il comporte : la beauté est absolue, du fait d’être maximum de quanta d’énergie libre, et l’objet d’un désir devenu autre, souverain. Valéry entend la sensation du beau comme un zèle, une jalousie, il ne parvient pas à l’entendre autrement que comme une possession, le sexuel seulement dérivé. Et une dépossession cruelle. Impact d’une excitation maximale et superlative, accrue et promise à la décrue et à sa disparition, toujours.

La fin du jour en est la métaphore : « la manière surprenante que les jours ont de finir par un éblouissement, une création et foison de lumières décomposées, de figures immenses, qui tombent de l’or à la cendre par des degrés très sensibles ; mourant comme des héros et des dieux, de suite après le plus beau, et comme si leur mort était la conséquence naturelle, facile et nécessaire qui voudrait qu’il ne puisse rien y avoir après le plus beau. »[8] La disparition suit nécessairement le faîte de l’apparition de l’étrange énergie. Aussi, dans le moment même où il en remarque le fait d’absolu, Valéry ne s’en laisse pas conter : « Une œuvre très belle est celle qui produit un temps l’impression d’être l’unique objet — l’indispensable, le véritable. Et plus ce temps est grand, plus elle est belle. Mais je sais qu’il est toujours fini. »[9]

Au fil des Cahiers, Valéry décline tous les aspects de cet absolu. Il arpente ses propriétés, la façon dont la beauté se met en crédit. La description, comme toute description, décrit l’être-tel sans se prononcer sur l’être. Mais la phénoménalité en est indiscutable. Les règles de l’art, les codes, les conventions de toutes sortes, les contextes ne sont pas feints, sont bien réels, mais ils ne compromettent en rien de la beauté la phénoménalité de l’absolu qui la caractérise. « Elle est l’étrangeté qui vient compliquer les calculs ».

La beauté est l’unique. C’est la propriété de l’ab-solu entendu ici comme le séparé. Ainsi, de la belle Hélène : « si belle que toute autre en était effacée et que l’on sentait l’ayant vue ne pouvoir plus regarder une autre personne. »[10]

C’est la raison pour laquelle la beauté occupe la pensée au point de l’interdire : pure différence, elle exclut le rapprochement, la comparaison, le différentiel. « Ce qui ne fait penser à nulle autre chose ; et puis au lieu de s’éclairer par la pensée, — l’éclaire, cela est beau, et par sa seule présence. »[11] L’Inexprimable. Non que cette présence ne soit matière à expression, bien au contraire. « Beauté signifie inexprimabilité… Inexprimabilité signifie non qu’il n’y ait pas des expressions — mais que toutes les expressions sont incapables de restituer ce qui les excite — et que nous avons le sentiment de cette incapacité ou irrationalité comme de véritables propriétés de la chose-cause. »[12]

Décrire l’effet de beauté, c’est entendre la marque de l’infini, ce que Valéry nomme « l’infini intuitif ». Lequel est trait d’obscurité : « Si un ouvrage est clair et s’il est merveilleux aussi, il est obscur en tant que merveille. Une belle chose est toujours obscure. »[13] Sous les auspices de l’obscur, la merveille est l’inattendu, le miracle de tout advenir de la beauté. Mais nommer la merveille, c’est nommer ce qui ne cesse d’être beau, le miracle de ce qui se conserve étonnant, la « surprise paradoxale » : « surprise par l’attendu »[14] : « Conserver la merveille dans l’accoutumance. Ceci est une valeur rare dans les œuvres. Une femme dont la possession répétée accroît le désir de l’amant est une valeur infinie. »[15] La merveille est ce qui a franchi « le seuil des étonnements bruts ». Le plus étonnant est qu’elle étonne durablement. Nous aspirerions indéfiniment, nous regarderions indéfiniment. Cette inexprimabilité se donne dans son incessante expression et dans son suspens : « Une œuvre fait parler. Mais celle qui nous réduit au silence est la plus belle. Cela est très sensible devant certaines peintures ou sculptures, qui vous prennent par le fond, et comme en deçà du point d’où l’on peut revenir d’elles à soi par voie de parole. » «  La Beauté parle ou chante, et nous ne savons ce qu’elle dit. Nous la faisons répéter. Nous l’écouterions indéfiniment. »[16] « Il y a beauté quand la vue de l’objet excite à le voir. Il contient de quoi répéter “indéfiniment”. »[17] C’est précisément cet indéfini que nous prendrions pour infini.

Ce qu’elle nous fait entendre est le silence et nous la faisons répéter.

Aspect de l’infini. La beauté émerveille par la façon dont elle est traversée d’antinomie : elle est impossible et nécessaire. Elle aurait pu ne pas se produire. Elle ne pourrait être autre qu’elle est. L’incroyable vérité : événement libre et d’une absolue nécessité[18]. C’est cela la présence.

Séparée, l’œuvre est silence parce qu’elle est refermée sur elle-même, solitude : « Toute belle œuvre est chose fermée. Rayonne muette. »[19] Aussi l’œuvre s’adresse à la solitude, ne parle pas au jour, n’est pas civile : « Je ne m’adresse qu’à l’homme seul, écrit Valéry — à celui qui se relève in media nocte, dans la nudité de son existence — comme ressuscité de l’autre côté de sa conscience, toutes choses lui paraissant réelles et étrangères — comme s’il fût venu avec une lampe dans un lieu obscur et encombré d’objets inconnus qu’elle éclaire et transforme à chaque pas. À une heure où il n’était pas attendu, dans un lieu qui pourrait être tout autre. »[20] L’éclaircie, l’éclaircissement est insomnie : telle est l’heure qui surprend le temps.

Loi de conservation de cette étrange énergie : un objet introduit un fonctionnement qui tend à se conserver. Nous saisissons comme infini cette tendance. L’émotion de “Beauté” est « l’infini intuitif de désir et de certitude absolue, le rayonnement de l’énergie libre dans tout l’être ».[21] De là, cette soif de recommencement, cet étonnement continué, dont le nom est le désir parfait, l’éros accompli. « La beauté est un cercle », celui d’une étrange soif : elle crée un état et le suppose. « Elle n’a de sens et d’existence que comme création, transmission, développement, moyen ou fin d’un état. » Ce cercle dit l’absence d’origine et le circuit fermé.

« Étrange soif »[22] qui se creuse au fur et à mesure où elle se comble, non parce qu’elle insatisfait comme le désir tyrannique, mais parce qu’elle comble. « Atteinte et résolution à chaque instant ». Grâce et désir : « Rien n’achève le mouvement qu’excite ce qui est en soi achevé. »[23] Grâce et désir : la grâce n’est pas hors désir et forme sans s’enchevêtrer avec l’informe. « La grâce qui est la beauté informulée, l’amour inspiré par un objet qui plaît sans s’expliquer, sans motif, — la grâce semble alors se poser sur ce qui reste d’informe, sur l’absence d’art. »[24]

Valéry efface l’ambiguïté de l’indivision en la réglant. L’envers et l’endroit : énergie/éros et phénoménalité de l’absolu : telles sont les deux faces d’une même circulation.

La question est autre : c’est celle de ce qui n’est pas mesurable, et de ce à quoi, dès lors, nous ne pouvons manquer de nous dérober : en dévaluant ou en surévaluant la Beauté.

Dévaluation : «  Il y aura un temps, (c’est-à-dire un homme,) — où les mots de notre philosophie paraîtront des antiquailles et ne seront connus que des érudits. On ne parlera plus de pensée… Déjà le mot de Beauté n’a plus, ou presque plus, d’usage philosophique. »[25] « Dévaluation des mots : Vertu, beauté, Morale, etc., en général, du Vrai, du Bien et du Beau, c’est-à-dire des idéaux officiels.

Ceci peut-être en relation avec la formation de l’homo actuel par sa vie dans un milieu « positif » et quasi scientifique où les valeurs non mesurables s’exténuent. Ce qui n’est pas mesurable n’existe pas. Il y a aussi une pudeur. — Hypocrisie possible — cf. déjà Stendhal. »[26]

La dévaluation du Beau entre dans le cours de la dévaluation générale et son accélération vertigineuse : raison pour laquelle il n’y a guère de sens à opposer le Beau au Vrai ou le contraire, le Beau au Bien ou le contraire. Cela précipite toujours sa propre dévaluation. Il y a aussi la pudeur envers toute valeur affichée : qui s’accrédite. Publicité malsaine, hypocrite ; les vraies valeurs ne disent pas leur nom, ne sont pas cotées en bourse.

Surévaluation : «  Une génération “formée par le culte du Beau”. Ceci n’est pas ironie. Je note un fait — que je vois : un moment dont j’ai fait partie.

Le rôle joué par l’idée vague et intense de “Beauté” sur les jeunes gens de 70 à 80 — (et d’un certain “milieu”) est à noter. Il y a eu un moment où ce qu’on est convenu d’appeler Beau, Art, etc. a failli devenir un culte — à mille sectes. Ce culte a assez mal tourné ­ de par le manque de l’homme qui l’eût établi. Sport et journalisme sont venus s’y mêler. Aussi bien devenait-il bête. Enfin l’humanitarisme, l’anarchie.

Il en est resté sans doute un goût complexe mélangé de la Perfection, du Surhomme, de classique, de décadent, de progrès, de mystique, de philosophie-scientifique qui est encore notre fonds commun. La guerre venue là-dessus. »[27]

La surévaluation a mille visages et sert l’idéologie : du Surhomme comme de l’humanitarisme, de la décadence et de sa critique qui est plutôt une crise des valeurs, qui prépare la guerre et que la guerre efface.

Le double péril est de vouloir se réclamer du terme de Beauté comme de vouloir s’en dispenser. De vouloir.

La question : comment éviter dévaluation et surévaluation, ne pas dé-mesurer ce qui n’a pas de mesure, de prix ? Ce qui n’a pas de mesure n’échappe pas par l’excès ou par le défaut à la demande de comptes. L’infini est le milieu.

L’enjeu de la beauté n’est pas seulement la critique du positif, de l’utilité. Au nom du suprasensible ? Du supravital ? Mais la cécité affirmative de la Vie est d’un autre ordre que l’insolence affirmative de la Beauté : elle est d’une autre ignorance : « Utilité, beauté, etc. — ne sont que caractères humains. La “nature vivante” ne s’y soumet pas — n’en veut rien savoir. »[28]

Beauté, Vie. Une homonymie nous reconduit à une autre homonymie. « Le mot Vie a trop de sens »[29]. Il est d’une facilité magique et « tout ce qui est beau est difficile autant que rare » (Spinoza). Ascèse.



[1] Hannah Arendt, « La crise de la culture » in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 277.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » in La Crise de la Culture, op.cit., p. 243.

[5] Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1978, p. 13.

[6] Ibid., p. 14.

[7] Ibid., p. 18.

[8] Paul Valéry, Poèmes et PPA, in Cahiers II, Paris, Gallimard (La Pléiade), 2010, p. 1293.

[9] Paul Valéry, Art et esthétique, in Cahiers II, op.cit., p. 935.

[10] Paul Valéry, Sujets, op.cit., p. 1329.

[11] Paul Valéry, Art et esthétique, op.cit., p. 935.

[12]Ibid., p. 971.

[13]Ibid., p. 944.

[14]Ibid., p. 953.

[15] Ibid., p. 954.

[16] Ibid., p. 967.

[17] Ibid., p. 935.

[18] Ibid., p. 979.

[19] Ibid., p. 952.

[20] Paul Valéry, Poèmes et PPA, p. 1293.

[21] Paul Valéry, Sujets, op.cit., p. 1337.

[22] Paul Valéry, Art et esthétique, op.cit., p. 967.

[23] Ibid.

[24] Paul Valéry, Poésie, op.cit., p. 1073.

[25] Paul Valéry, Philosophie, in Cahiers I, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1973, p. 574.

[26] Paul Valéry, Histoire-politique, in Cahiers II, op.cit., p. 1541.

[27] Paul Valéry, Littérature, in Cahiers II, op.cit., p. 1167.

[28] Paul Valéry, Bios, in Cahiers II, op.cit., p. 763.

[29] Paul Valéry, Bios, ibid., p. 773.

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