La Beauté  n° 18

 

Préambule

Un locus amoenus auditif, est-ce possible ?

Comme le remarque Jürgen Trabant, « l’annonce et l’affichage des stations n’éveillent aucune attention particulière lorsqu’on chemine dans sa propre ville ». Mais l’oreille du linguiste doublée de celle de l’amoureux de choses simplement belles nous fait partager, dans cet article initialement destiné à des lecteurs allemands, une « attention particulière » à un détail : celui des annonces vocales des stations dans les transports en commun parisiens.

C’est un plaisir, vous le verrez, de retrouver un bus ou un métro après l’avoir lu !

Pourquoi ne savons-nous pas inventer davantages de détails si heureux ? La beauté – confondue avec une certaine douceur de vivre...

H. M.-K.

Jürgen Trabant est actuellement professeur de linguistique à l'Université Jacobs de Brême, en Allemagne, après avoir été professeur invité dans plusieurs institutions, dont l'Université de Stanford et l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Il a publié récemment Europäisches Sprachdenken von Platon bis Wittgenstein (Beck, Münich, 2006) et Weltansichten : Wilhelm von Humboldts Sprachprojekt (Beck, Münich, 2012).

 

 



Intonation parisienne

 

Jürgen Trabant

06/04/2013

Paris est tout simplement beau. On n’a pas besoin, en fait, à Paris, d’une manifestation ou d’une exposition plus importante (même lorsqu’on s’y rend à cette fin). Un simple tour de la ville est une telle aventure que cela suffit complètement à une visite. Il ne s’agit pas du tout, disons-le, de faire le tour du grand décor de la ville, en remontant la Seine de l’Assemblée Nationale jusqu’à Notre-Dame ou, dans l’autre sens, en prenant la rue de Rivoli vers l’ouest et en prenant, une fois passé le Palais-Royal, à travers la rue du Faubourg Saint Honoré jusqu’à la place Vendôme, et ainsi de suite et ainsi de suite. Non, on va n’importe où alentour, et c’est toujours animé et beau. Naturellement, le jogging au Jardin du Luxembourg est tout simplement le comble, mais j’ai trouvé quelque chose de plus beau à Paris, qui, je le crois, n’a été décrit, pour l’heure, par aucun amoureux de Paris. Ce n’est pas un plaisir visuel mais plutôt un plaisir linguistique et sonore. Une merveille de la langue dans le bus et dans les trains : c’est l’annonce des stations.

Je suis aussi, chez moi, un usager des transports en commun publics. L’annonce et l’affichage des stations n’éveillent aucune attention particulière lorsqu’on chemine dans sa propre ville. Depuis un certain temps, on évolue aussi, dans Berlin, grâce à des affichages écrits et des annonces verbales standardisées qui vous informent bien et clairement sur le trajet et les prochaines stations. Autrefois, il n’y avait rien à lire, et le conducteur du bus aboyait ou bien murmurait dans son microphone, sans que l’on comprenne rien d’autre que « vociféré-Strasse » ou « murmuré-Platz ». Quelle place ou quelle rue voulait-on rejoindre en particulier, l’annonceur stressé s’en souciait peu. Cela s’est beaucoup amélioré depuis que cela est pris en charge par l’ordinateur. Il y a, à peu près trente secondes avant la station, un signal sonore suivi du nom de la station. Dans le métro, suit, après l’annonce de la station à venir, encore une indication subsidiaire à propos des possibilités de changement. L’affichage du S-Bahn mentionne inutilement, avant les noms de chaque station à venir : « prochaine station ». Quoi d’autre ? Les douloureuses inondations d’informations de la part du chemin de fer fédéral sont connues et ont déjà été souvent l’objet de la critique publique (sans que cela ne change quoi que ce soit).

Dans Paris, je ne voyage pas moins naturellement en bus, métro ou RER qu’à la maison. Et dans la ville étrangère, on est bien plus dépendant des affichages et des annonces et, par conséquent, reconnaissant de leur clarté, à la fois sonore et écrite. Et là-bas se produit la merveille linguistique : dans les transports en commun publics, les stations sont annoncées de la manière la plus économique et la plus belle que l’on puisse offrir : « Saint Sulpice ? – pause – Saint Sulpice ». Ou, sur la même ligne : « Madeleine ? – pause – Madeleine ». C’est tellement génial que l’on admire simplement, encore une fois, le génie français de l’art de la parole.

Depuis toujours, la concision et l’efficacité des annonces et des inscriptions dans les transports en commun publics parisiens m’ont frappé. La station s’appelle simplement Raspail ou Concorde. Les informations complètement inutiles, lorsqu’on est pour la première fois sur un boulevard ou pour la deuxième fois sur une place, ont disparu. De manière seulement très exceptionnelle sera indiqué, comme dans le cas de la rue du Bac, le caractère singulier de cet endroit de la ville.

Très bien : environ vingt secondes avant l’arrivée de la station, une voix féminine – très agréable – dit le nom de la station : « Madeleine ? ». Quand le train ou le bus atteint la station, le nom est répété : « Madeleine ». Cette duplication de l’annonce est déjà l’expression de l’amitié pour le passager. Le délai entre les deux mentions du nom de la station est parfait. On a juste assez de temps pour se préparer à descendre. Et, à l’arrêt du véhicule, sera à nouveau indiqué l’endroit auquel on est arrivé. C’est ainsi la garantie que nous avons également rejoint la bonne station. L’idée vraiment géniale est toutefois que le nom de la station ne sera pas simplement indiqué deux fois, mais que cela se fait avec des intonations différentes. La première fois avec une intonation montante : « Madeleine ? » ; la seconde fois avec une intonation qui descend : « Madeleine. » L’intonation qui monte, que je marque ici avec un point d’interrogation parce que nous l’utilisons fréquemment dans le contexte des questions comportant des choix, exprime l’inachèvement. Le fait de n’être pas encore fini, ça continue… L’intonation descendante, qui est rendue avec un point, exprime la fermeture, la fin, l’arrivée. Prêtez une fois attention aux conversations : quelqu’un, qui n’a pas encore fini de parler, retient la voix en haut, et fait retomber l’intonation lorsqu’il a fini.

Ces subtiles informations verbales sont déployées dans la plus haute finesse phonétique dans les bus et trains parisiens. « Madeleine ? » en montant : nous ne sommes pas encore arrivés. « Madeleine » en descendant : nous y sommes. Et cet élément linguistique musical parcourt tous les noms parisiens, qui sonnent tout bonnement et déjà joliment sans intonation particulière et deviennent encore plus jolis lorsqu’ils sont prononcés par une jolie voix féminine. Prenons le bus n° 84 de Madeleine à Saint Sulpice : Concorde, Assemblée Nationale, Lille-Université, Solférino-Bellechasse (n’est-ce pas tout simplement un merveilleux nom de station ? Solférino-Bellechasse, les noms d’une bataille et d’un couvent), Varenne-Raspail, Sèvres-Babylone (la porcelaine et la cité antique du péché), Michel Debré, Saint Sulpice (Umberto Eco habite alentour). Tous ces noms font l’objet d’une double énonciation – montante et descendante – et sont musicalement valorisés. C’est de la poésie, et c’est l’information utile dans la meilleure forme qu’on puisse envisager.

On ne peut donner l’information plus subtilement et plus efficacement : « Madeleine ? (en montant) ». Tu as encore vingt secondes, à présent, devant toi, si tu veux descendre. « Madeleine (en descendant) ». Nous y sommes, tu peux descendre. On n’a besoin de rien de plus, tout y est. Et cette double structure est elle-même aussi ravissante, comme est juste beau ce qui est parfaitement simple et tout simplement parfait – comme une sculpture de Brancusi.

Traduit de l'allemand par Natacha Israël

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