La Beauté  n° 21

 

Préambule

Il était temps de faire le point sur cette question, la première que nous ayons lancée, comme un défi, aux chercheurs. Ma contribution est nourrie des réflexions de tous ceux qui l'ont relevé. Elle ne ferme pas le dossier. Sans l'introduire davantage,  je voudrais citer à nouveau, ici, la citation de Clifford Geertz par laquelle je la termine, et qui pourrait fournir - j'y songe - matière à exergue. Elle nous fait prendre conscience que, parfois, nos débats sont, jusque dans leurs scrupules, ridiculement obsédés par l'histoire de la culture occidentale :

« Rien de très mesurable n’arriverait à la société yorouba si les sculpteurs ne se souciaient plus de la délicatesse de la ligne, ni, sans doute, même de la sculpture. Certainement elle ne s’écroulerait pas. Simplement certaines choses qu’on éprouvait ne pourraient plus être dites – et peut-être après un temps, ne seraient même plus éprouvées – et la vie en serait plus grise. »

H. M.-K.

 

 



Pourquoi défendre la beauté aujourd'hui ?

 

Hélène Merlin-Kajman

21/09/2013
 

« Si beau » : Le Cid, les Maximes de La Rochefoucauld, la poésie de Ronsard... Les siècles anciens ne sont pas avares de ce type de jugement enthousiaste. Il y va alors d’une sorte d’évidence à laquelle nous ne sommes plus guère habitués : nous avons perdu une telle candeur esthétique, et peut-être même jusqu’à la faculté d’éprouver, d’exprimer sans question ni réserve le sentiment du « beau ». Les enseignants, notamment, ne se sentent plus liés à la littérature par le devoir ou le besoin de le partager avec leurs élèves. Même ceux à qui ce « beau » importe restent perplexes ou réticents devant la possibilité de ce partage explicite. A l’inverse, lorsque quelqu’un nous interroge pour savoir ce que nous avons pensé de telle ou telle œuvre, nous préférons, lorsque notre sentiment est favorable, répondre « c’est intéressant » plutôt que « c’est beau ». « C’est intéressant » n’est pas un jugement de goût mais appelle notre raison, annonce un développement qui ne révélera rien de notre émotion, enfouie, quand elle existe, au plus intime de nous-même.

En ouvrant dans la rubrique « Intensités » de son site un dossier intitulé « La beauté », le mouvement Transitions a désiré s’étonner d’une telle réserve, voire d’un tel interdit. Il nous a semblé que, censurée, « la beauté » nous manquait. Que nous manquaient l’émerveillement, le mouvement de désir qu’elle provoque, émerveillement et mouvement qui font qu’on ne « quitte qu’avec peine » ce qui nous semble beau et nous poussent, quand la situation s’y prête, à nous exclamer à voix haute « comme c’est beau ! » pour faire part de ce plaisir, pour le partager.

Nos « classiques », en revanche, pouvaient encore le faire sans gravité particulière ni pathos excessif, à la différence des Romantiques et de leurs immédiats successeurs, et sans dérision, contrairement à nous. Ils n’étaient pourtant pas des naïfs, ni tous des idéalistes, si l’on entend par ce dernier terme les héritiers conscients ou inconscients du platonisme pour qui les Idées délivrent des modèles universels dont il nous suffirait d’être ou de produire des copies fidèles pour bien agir. Ainsi, les Fables de La Fontaine regorgent de situations dénonçant la relativité des jugements de valeur liés au beau. Pour n’en donner qu’un exemple, « Les Compagnons d’Ulysse » reprennent le moment célèbre de l’Odyssée où ces compagnons ont été changés en animaux par la magicienne Circé. Ulysse obtient de Circé qu’elle leur rende leur première forme, s’ils le veulent. Ils ne le voudront pas, tous préférant « suivre leur appétit » : le lion ne veut pas renoncer à sa nouvelle royauté, le loup, à une cruauté innocente puisque naturelle, et l’ours, à son apparence. Ulysse a pourtant interpellé ce dernier en ces termes : « Eh ! mon frère, / Comme te voilà fait ! je t’ai vu si joli ! ». A quoi l’ours répond : « Comme me voilà fait ? comme doit être un ours. / Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ? / Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ? » [1]. La Fontaine nous adresse ici la leçon libertine reconnue depuis Montaigne au moins, comme le fait aussi, au début du XVIIe siècle, le poète Théophile de Viau qui verse, au nombre des preuves de l’absence de fondement des jugements humains, ce constat : « Ce que tu trouves beau, mon œil le trouve laid » [2].

Ce point de vue relativiste constitue aujourd’hui pour nous le bréviaire le plus élémentaire du multiculturalisme, et l’on peut encore citer, a contrario, l’ironie de Montesquieu dénonçant, au siècle suivant, les arguments esclavagistes qui justifiaient la traite des Nègres : « [...] ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre ». La beauté, à cette lumière, est un pur produit de l’occidentalo-centrisme, et son allégation dissimule des opérations idéologiques indéfendables.

De proche en proche, nous rencontrons aussi la critique bourdieusienne de l’art qui réfute l’idée d’un rapport désintéressé au beau. Le sens esthétique, à ce compte, n’est qu’un sens social intéressé, adapté au jeu des positionnements et au rapport de force propre aux champs artistiques. Savoir discriminer le beau relève d’une compétence sociale, et fait partie du capital symbolique et des stratégies de distinction propres à une classe sociale. La beauté n’a pas de réalité, c’est une sémiologie sociale : sous son nom, des caractéristiques se trouvent sélectionnées pour déterminer un code esthétique, lui-même élément d’un code social dont la connaissance classe et hiérarchise les acteurs sociaux. Même sa définition esthétique est récente : la Grèce archaïque, le Moyen Âge ne se soucient pas de demander à un texte littéraire d’être purement et simplement beau. Bref, parler de beauté de façon transhistorique est un anachronisme sur le plan de la connaissance, et une violence sociale sur le plan des valeurs.

Mais il y a pire, et nous autres, modernes ou plutôt, post-modernes, nous héritons – s’il s’agit là d’un héritage – d’une raison aggravée de rejeter tout jugement esthétique. Les idéologies raciales, tout particulièrement l’idéologie nazie, se sont recommandées de la beauté pour dégrader radicalement certains êtres humains et les traiter comme des animaux abjects qu’il convient d’éliminer de l’humanité. Dans un entretien de 1991, l’historien George Mosse soulignait comment « le stéréotype du Juif » avait résumé « le stéréotype de tous les outsiders » : « Tous sont à l’opposé de la classe moyenne, de l’idée de beauté mêlée de contrôle de soi, d’énergie, de toutes ces sortes de choses » [3]Et puisque nous avons évoqué le jugement esthétique porté sur le Cid au XVIIe siècle, comment ne pas mentionner ici Brasillach exaltant, dans le « couple sportif et brillant » formé par Rodrigue et Chimène, « de jeunes aînés magnifiques », « deux beaux coureurs rivaux » [4] – la beauté mythique d’une jeunesse aryenne, en somme ?

Même s’il est peu probable que les spectateurs de 1637 aient rien vu de pareil lorsqu’ils frémissaient en regardant Rodrigue et Chimène, il faut affronter ce jugement de Brasillach sans faux-fuyant. Il nous indique clairement que l’idéologie esthétisante des fascismes occidentaux a investi la beauté du corps humain (ou un certain canon de beauté) jusque dans ses représentations dans l’art et dans la littérature, ce qui signifie que l’enseignement aussi s’y est trouvé engagé. La suspicion légitime qui entoure aujourd’hui les jugements esthétiques n’est donc pas seulement une conséquence de l’historicisme dominant les études littéraires, ni de la sociologie bourdieusienne : cette dernière se trouve plutôt, dans nos consciences, en quelque sorte précédée et enveloppée par la célèbre question d’Adorno concernant la possibilité de la poésie après Auschwitz. Car les nazis pouvaient aimer la musique et la poésie. Ils n’ignoraient même pas, le cas échéant, que ceux qu’ils dégradaient pouvaient aussi les aimer. Mais un sentiment esthétique éventuellement partagé n’établissait pas pour eux un commun.

Brasillach, par exemple, en soutirant à la tragédie cornélienne de belles images de corps aryens sportifs, appelait ainsi ses lecteurs, à coup d’hypotyposes puissantes, à les halluciner à leur tour et surtout, à identifier, à partir d’elles, un clivage racial potentiellement dégradant. Aimer la littérature, exalter sa beauté, signifie en ce cas produire une disjonction affective violente qui non seulement soude les sujets autour d’elle mais a également pour corollaire d’exalter la haine et la dérision : la beauté des corps-et-visages des semblables trace des lignes de séparation étanches entre les « mêmes » et les « autres » – eux « laids », comiques, vicieux – et peu importe ce qu’ils éprouvent. L’émotion esthétique ne se conjugue pas exactement à un code de reconnaissance permettant d’établir des appartenances et des distinctions sociales (qui aimera quoi) : sa trajectoire va au-delà de la sémiologie, elle nourrit plutôt un sentiment galvanisant de solidarité fusionnelle anoblissante d’un côté, et de mépris abyssal pour les suppôts de la laideur de l’autre, qui ne sont pas simplement réputés dénués de goût, mais encore et surtout voués à une laideur ontologique.

Avec ce sinistre moment de notre histoire, il semble bien que le système esthétique classique propre à la civilisation occidentale, tel qu’il a commencé à être stabilisé dans le double sillage de Platon et d’Aristote, soit arrivé au bout de son incontournable logique hiérarchique et que nous ayons raison, aujourd’hui, de nous méfier de l’exaltation esthétique : la beauté semble bien devoir toujours poser face à elle le laid, la dégradation de la forme, à commencer par celle de la forme humaine, un laid qui ne peut être accueilli par l’art que par le prisme de l’invective ou du burlesque. Aussi, les seules théories esthétiques de l’art encore « habitables » aujourd’hui semblent bien être celles qui se sont situées du côté d’un en-deçà de la forme et de la représentation, notamment du côté du dionysiaque ou du sublime. On pourrait refaire ici le chemin qui mène de Nietzsche à Artaud, à Bataille ou à Blanchot et, de là, à toute l’esthétique de la modernité : contre le beau, l’art se consacre au fait de « présenter qu’il y a de l’imprésentable ». Cette formule de Jean-François Lyotard revisite le sublime kantien et s’associe à ce qu’il nomme « anesthésie ». Il faut donner toute sa portée au préfixe privatif : par là Lyotard entend désigner le contraire de « l’aisthèsis, en tant que matière donnée en forme, qui donne occasion au goût, au plaisir esthétique » [5] ; car si « dans le monde techno-scientifique » une « esthétique de l’“après-Auschwitz” » [6] est possible, elle ne peut viser la représentation ni la forme belle. L’art « post-moderne », an-esthétique, assume le contact, par le pathos, non par la représentation, avec le désastre, l’anesthésie, c’est-à-dire avec l’oublié traumatique, cet oublié à la fois permanent dans la biographie humaine (telle est la leçon freudienne) et caractéristique de l’histoire post-génocidaire. Car ce qui définit cet oublié traumatique [7], explique Lyotard, c’est l’insensibilité qui l’accompagne : quelque chose n’a pas été senti ni représenté et, en ce sens, n’a pas fait événement, mais fait retour et ne peut plus passer. S’accorder par l’art à ce quelque chose, être fidèle à sa leçon exige de renoncer aux formes belles, à l’aisthesis ancienne qui, au pire, a été complice du nazisme, au mieux, ne l’a pas empêché, et qui, mobilisée aujourd’hui, pourrait continuer à nous entretenir dans l’illusion d’un humanisme réconfortant, d’une continuité du sensible sur laquelle rien n’aurait fait déchirure, où tout se serait inscrit et serait donc ré-inscriptible ou re-présentable sous forme esthétique.

Cet horizon ou ce contexte post-traumatiques sont bien les nôtres, sans cesse relancés dans notre présent historique par d’autres massacres, d’autres génocides, d’autres terreurs. Pourquoi, dès lors, imaginer que cette valeur, la beauté, peut nous manquer ? N’est-ce pas courir le risque de réveiller toutes les violences symboliques dont son culte, voire seulement son « goût », ont accompagné son histoire ?

Sans doute. Et la vigilance s’impose. Mais l’anesthésie à laquelle conduit la privation du sentiment du beau présente des dangers analogues : la pétrification dans « l’oublié traumatique » n’est pas moins l’antichambre de la violence que l’exaltation esthétique, laquelle du reste est aujourd’hui très bien remplacée par les différents genres modernes de l’exaltation religieuse.

Un article de Patrice Loraux intitulé « Les disparus » et publié dans les actes d’un colloque consacré à « L’art, la mémoire et les camps » jette sur la question un éclairage décisif. Son point de départ est très semblable à celui de Lyotard. L’auteur y circonscrit ce qu’il appelle le « disparaître traumatique », celui qui ne laisse aucune trace et exclut même la possibilité de sa représentation parce qu’il est « entretenu par l’exclusion continuée de la disparition » [8] : « Le traumatique, c’est ce scénario d’un “nous” figé, pétrifié, sidéré devant..., au bord de..., sans intermédiaire, sans médiation, au bord sans marque du non-marquable, autrement dit ce qui ne peut pas être repris dans un symbolique quel qu’il soit, à savoir l’anéantissement »[9].

Patrice Loraux lui aussi lie la question du disparaître traumatique à l’anesthésie : le trauma bloque la possibilité de res-sentir. Cependant, sa réflexion ne concerne pas exactement la question de l’oublié même si elle la comprend : elle concerne les effets du trauma sur l’affectivité commune, sa diffusion invisible mais continue sur « les peuples où sont perpétrés les crimes » [10]. En effet, lorsqu’il atteint l’échelle du collectif, le disparaître traumatique, véritable poison socio-historique, altère la sensibilité commune en y produisant et reproduisant des zones d’anesthésie. Or, la caractéristique de cette anesthésie, c’est qu’elle ne concerne pas que les victimes du trauma : elle concerne les « tortionnaires » (leur figure fait paradigme) dont elle entretient l’impassibilité.

Nous sommes habitués à penser le trauma à partir des victimes, de ceux dont la « passibilité » a été violée, ceux pour lesquels les garanties symboliques ont été bafouées comme le disent les psychanalystes Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière [11], dont l’analyse de Patrice Loraux s’inspire. Mais ce dernier insiste aussi sur la dimension traumatique de l’anéantissement du côté des « tortionnaires ». Du coup, l’anesthésie change de signe par rapport à la perspective de Lyotard : elle ne peut en aucun cas suffire à définir une nouvelle esthétique. L’agression traumatique viole en effet le contrat d’« indéfectible passibilité » qui lie les êtres humains. Patrice Loraux désigne par là un lien qui nous lie par l’intime, c’est-à-dire dans la part d’intimité inviolable de chacun de nous : « le lien est obligé, mais dans l’inviolable » [12]. Chez les tortionnaires qui l’ont bafoué, il s’est donc produit une « disjonction », une « suspension de la circulation entre sentir et ressentir » [13]. Désormais sans représentation d’une passibilité humaine commune, ils sont devenus inaccessibles à la compassion, proprement impassibles. Rien n’endigue plus, dès lors, la reproduction de l’agression traumatique : les tortionnaires ont cessé de ressentir.

L’anesthésie de la sensibilité provoquée par l’anéantissement chez le tortionnaire fait ainsi système avec ce qui s’opère du côté de la « victime », pétrifiée dans la douleur : si je défais le lien « entre-passible », si « j’assiste en agent ou témoin à la déliaison du lien “entre-passible”, eh bien il y a alors deux inscriptions à destin impossible, l’une qui n’est plus possible dans le tortionnaire parce que c’est du pétrifié, et l’autre interdite dans la part outragée qui faisait de l’homme un être infiniment passible »[14].

Comment arrêter ce poison, comment restaurer l’affectivité commune ? La question ne se confond ni avec celle du devoir de mémoire ni avec celle de la poésie après Auschwitz : elle les englobe toutes deux en les déplaçant, non sans renvoyer elle aussi à la responsabilité de l’art et de la littérature : « quel est le type de document, de scénario, de dispositif, qui peut réactiver et procéder à une levée d’anesthésie ? » [15].

Deux solutions sont ici résolument écartées. La première, dont l’oraison funèbre athénienne fournit le modèle [16], mobilise l’exaltation sublime [17]. Certes, l’éloquence civique est « grandement réparatrice pour la Cité ». Mais elle « prétend réparer intégralement la mort » : ceci constitue une illusion et même un mensonge [18], peut-être pourvoyeurs d’énergie, mais incapables de ne pas reconduire invisiblement le trauma. Car si « le traumatique dit tout de suite l’accès problématique à la représentation », en revanche, « le sublime dit le débordement de la représentation » : « [l]’éloquence est un registre du discours qui grandit l’absence, et il faudra se méfier » [19], conclut Patrice Loraux, qui partage donc ici le rejet de Lyotard à l’égard d’une « re-lève, une élévation qui enlève dans les deux sens du mot [...] qui emballe, dans les deux sens » [20].

Mais Patrice Loraux ne repousse pas moins les représentations reposant sur « les facilités relatives d’un certain pathos qui se précipite sur l’extrême, s’y paralyse » : « les formes du strictement devant » sont elles aussi « tout à fait traumatiques, traumatisantes ». « La simple remontrance », « faite de remontré », ne peut donc constituer la représentation adéquate à la levée de l’anesthésie. Plus grave encore, elle peut même « renforcer l’apathie parce qu’elle ne refait pas forcément le chemin du trauma » [21].

Mais quel est alors le bon dispositif pour lever l’anesthésie post-traumatique qui risque de subjectiver, encore et toujours, les individus en « victimes » et/ou en « tortionnaires » potentiels, de part et d’autre d’une barrière destructrice pour le socius ? Un tel dispositif devra renouer ce qui a été dissocié, permettre le chemin de la re-présentation. Et Patrice Loraux écarte ici énergiquement une troisième voie de réflexion, dans laquelle nous pouvons, cette fois, reconnaître le sublime lyotardien :

[L]a représentation, ce n’est pas seulement la question de la figuration, de l’infigurable, de l’impuissance de l’image, de la défaillance des témoignages, parfois de la dimension blasphématoire ou, en tout cas, voyeuriste à montrer ou à remontrer [...] la représentation, c’est aussi un sujet qui revient à lui, capable de recouvrer l’affectivité, c’est-à-dire une affectabilité qui ne soit pas submergée par la douleur ou par l’hébétude. [22]

Le philosophe donne alors pour exemple d’un « bon dispositif » un tableau de Bacon, le Chimpanzé. D’un côté, « ce n’est pas un miroir », et en ce sens, il est clair que nous ne sommes pas du côté de la forme belle (de la représentation en tant que mise en forme esthétique du connu). Mais le tableau a ceci de spécifique qu’il « s’offre comme une espèce de surface esthétique, ou de corps esthétique passible, qui peut faire revenir le ressentir », donc « [lever] quelque chose de l’anesthésie » [23]. Contrairement au « strictement devant », le bon dispositif puise donc dans le trauma une capacité de déplacement : « Comme le dit Jean-Max Gaudillière, “le trauma parle au trauma”, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre ressource pour qu’un trauma puisse s’inscrire. Bref, être actif à plusieurs dans une représentation trans-traumatique » [24].

Aujourd’hui, ce sont pourtant les formes du « strictement devant », l’esthétique du choc, de la crudité sexuelle et de la violence physique [25] qui sont hégémoniques, y compris dans l’enseignement secondaire où le devoir de mémoire est souvent confondu avec l’exigence de confrontation traumatique à la réalité. Au-delà (ou en-deçà) de cette paradoxale volonté de vérité, c’est toute la sensibilité de notre époque qui a été comme gagnée par la jouissance du « trash » ou du « gore » : le sublime et le dionysiaque ont dérivé, dans une surenchère permanente, vers le dégoûtant, le monstrueux, le laid, l’atroce. Voici pourquoi la réflexion sur la beauté a acquis une sorte d’urgence. L’impassibilité post-traumatique risque de se trouver démultipliée par cette an-esthétique culturelle : mais elle ne contient aucune promesse de bonheur interindividuel, de progrès social ou de renouvellement de l’inventivité démocratique. Il faut plutôt craindre qu’elle n’induise, chez ceux qu’elle capture, un sentiment de puissance : voir ces spectacles, c’est en supporter le choc triomphalement, c’est rire de toute forme euphémisée ou voilée à la réalité, s’endurcir contre toute proposition de beauté en la confondant avec une sorte de faiblesse niaise, c’est se sentir doté d’un esprit fort et de passions fortes, bref, c’est jouir d’une sorte d’énergie violente, cynique et sans espoir.

L’enjeu de la réflexion commence dès l’Ecole : il s’agit de se pencher sur la transmission de la littérature, d’éclairer les choix de textes présentés aux élèves ou aux étudiants, de réouvrir le discours pédagogique et critique au partage « entre passibles » dont l’émotion esthétique (l’élan du « comme c’est beau ! ») est un signe joyeux et surtout nécessaire.

Le détour par un spectacle non littéraire me permettra de circonscrire cette nécessité. Le travail chorégraphique de la compagnie DK Bel, qui comprend de jeunes handicapés moteurs, fait surgir, pour celui qui regarde, une sorte de contradiction émotionnelle : ce spectacle de jeunes dansant avec des fauteuils roulants, les uns parce qu’ils sont dedans, les autres parce que leurs corps entrent en dialogue avec eux, et tous parce qu’en dansant, ils rompent la prison des fauteuils, cause sans doute d’abord autant de déplaisir que de plaisir. Il agresse l’espoir, que nous donne généralement la forme belle, de réparation imaginaire de notre propre imperfection, sans nous faire passer par la douteuse jouissance de la dégradation tragique : quelque chose, entre les corps, vibre et circule, très vivant, altruiste de part et d’autre.

La générosité du spectacle engage-t-elle l’art, l’esthétique ? Ne nous fait-il pas frôler le burlesque, d’où notre malaise possible ? Traditionnellement, dans l’histoire de la culture occidentale, l’approche de notre difformité (qui n’en reconnaît en soi la possibilité, et même le destin fatal, ne serait-ce que par la mort ?) a été confiée à la comédie : la chute d’un corps, les coups de bâtons font rire, autant de discordances formelles que la comédie investit esthétiquement.

Mais ici, la ferveur des danseurs, le dialogue des corps qu’ils instaurent, chasse tout sentiment burlesque comme tout sentiment tragique. Nulle anesthésie non plus : les corps sont là, et bien là, nous les sentons intensément. Ils ne sont pas embellis, grandis, ils sont comme nous les voyons ; mais ils sont également autres que nous ne les verrions sans la danse. « Transfigurés » pourrait-être le mot, à condition de lui enlever sa connotation religieuse : car rien ne s’emballe, pour reprendre le verbe de Lyotard. Il y a de la joie – de la stupeur joyeuse – à les reconnaître, discordants et accordés : et en ce sens nouveau, il y a aussi réparation imaginaire, sans avoir besoin de passer par l’expulsion ni le classement implicite des formes – ni par l’exaltation sublime.

Dans un entretien, les jeunes danseurs valides confient la peur qui les a étreints au début de l’expérience : peur de blesser les jeunes handicapés. Ils entendent la phrase au physique, mais on peut comprend aussi qu’ils avaient peur que leur propre corps soit une insulte ou une douleur pour le corps des jeunes handicapés. L’une des chorégraphes dit quant à elle combien ce travail avec ces derniers confirme qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Cela ne me paraît pas tout à fait exact : le spectacle fait au contraire un pari sur les apparences, il les conteste de façon bouleversante, mais de l’intérieur, à partir d’elles-mêmes et sans artifice, façon de les investir significativement et intensément en leur donnant un débouché de plaisir et de bonheur. C’est une proposition qui passe par une exposition – un risque, presqu’une cruauté – à ceci près qu’elle nous met en contact le plus intime avec notre propre fragilité, quelle qu’elle soit.

« Comme c’est beau ! ».

Je crois que nous tenons là l’un des critères de la beauté que nous voulons défendre : celui du lien – du lien entre passibles, précisément. La danse ici n’est pas plus apollinienne que dionysiaque, pas plus « belle forme » que déchirement. Elle est élan des corps les uns vers les autres, elle est solidarité, non pas solidarité abstraite, ni seulement solidarité éthique, mais aussi, mais surtout, solidarité esthétique. Rien ne sera beau si nous croyons pouvoir nous passer d’une seule forme humaine possible : car la question n’est pas celle, extérieure, de la forme, donc pas davantage celle du difforme, mais celle, au seuil de l’intime, d’une façon d’habiter le monde des formes, de les faire bouger, de les agir. La danse, ici, est désir d’entrer en harmonie avec d’autres corps par toutes les ressemblances qui les relient : désir de dégager le semblable humain des humains, et ce qui les aimante, c’est-à-dire ce qui leur donne forme aimante.

Sans doute s’agit-il ici d’une transformation anthropologique profonde. La satire littéraire, théâtrale ou picturale, faisait rire des infirmes, des misérables, des vieilles femmes. Il serait faux de penser, cependant, qu’elle n’a pas été préparée par des réflexions esthétiques bien moins univoques, sur le long terme, qu’on ne pourrait le penser, et l’on peut par exemple noter que pour le néoplatonicien Plotin, « un homme laid, mais vivant » est « plus beau que l’homme beau représenté dans une statue » [26]. A côté de la beauté, les théoriciens ont fait valoir la grâce « plus belle encor que la beauté » selon le mot de La Fontaine, à laquelle s’associe l’émotion aimable : il s’agit alors de don, c’est-à-dire de lien entre passibles. On pourrait ainsi justifier le topos de l’incomparable qui accompagne souvent l’évocation de la beauté : incomparable, ce qui est beau l’est non parce qu’il fait pâlir tout ce à quoi on pourrait le comparer, non parce que son exception relègue, voire dégrade tout sur son passage, mais parce que sa singularité entre en résonance à la fois hasardeuse et merveilleuse avec toutes sortes de beauté, provoquant ainsi un accès de bonheur qui peut se propager parmi nous comme un don, d’intimité à intimité, et donner une chaleur à tout ce que nous regardons...

Nous avons cessé d’idéaliser la beauté : elle n’a plus de place haute dans nos valeurs, elle ne sert plus à nous distinguer ni à nous exalter. Nous savons que son idée est historiquement fluctuante, que nos sensibilités varient dans le temps, dans l’espace. Et c’est très bien. Mais ce relativisme nécessaire a rompu la continuité émotionnelle qui nous reliait autrefois à la culture littéraire. Les études littéraires sont aujourd’hui menacées d’atomisation sous l’effet d’une vision historiciste qui oppose radicalement la littérature des siècles réputés sans esthétique et celle qui se produit au contraire, depuis la fin du XVIIIe siècle, en référence à des débats esthétiques. La beauté n’est plus envisagée que comme élément d’un discours situé historiquement. L’envisager autrement ferait courir le risque de l’essentialiser. Mais j’ai plaidé ici pour une autre perspective qui fasse droit au présent de notre passibilité, laquelle n’existe que prise dans un lien entre passibles, et les signes qui l’entretiennent.

Sans doute devons-nous désormais refuser résolument l’exigence souveraine de la forme belle. Mais ceci ne doit pas nous condamner à la pétrification, à l’anesthésie. Et notre tâche d’enseignants est ici particulièrement engagée. « Comme c’est beau ! », ou toute autre formule analogue discrètement émise ou discrètement exprimée, traduit la possibilité d’un partage émotionnel en quelque sorte gratuit, un partage qui n’existe pour rien d’autre que pour ce partage, révélant l’existence d’une sorte de surplus de socialité : socialité inutile, dénuée d’enjeux, qui nous lie sans raison les uns aux autres par un lien sensible éclairant soudain l’espace entre nous, sans autre fin que cette curieuse vibration qui circule et se diffuse par la médiation d’un objet de plaisir perçu en commun et qui réussit, aussi brève que puisse en être l’expérience, à nous faire sortir de nos habitudes, de nos intérêts stratégiques ou de notre apathie.

En somme, nous pourrions méditer ce que Clifford Geertz écrivait de la ligne pour la société yorouba :

Rien de très mesurable n’arriverait à la société yorouba si les sculpteurs ne se souciaient plus de la délicatesse de la ligne, ni, sans doute, même de la sculpture. Certainement elle ne s’écroulerait pas. Simplement certaines choses qu’on éprouvait ne pourraient plus être dites – et peut-être après un temps, ne seraient même plus éprouvées – et la vie en serait plus grise. [27]



 

[1] La Fontaine, Fables, XII, 1, v. 103 et 65-71.

[2] Théophile de Viau, « Satire première », dans Œuvres poétiques, Première partie, éd. Guido Saba, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 2008, v. 43, p. 140.

[3] George L. Mosse, « Entretien donné au Jerusalem Post », septembre 1991, cité par Stéphane Audouin-Rouzeau, « Préface », dans George L. Mosse, de la Grande Guerre au totalitarisme, Hachette Littératures, Pluriel Histoire, 1999, p. XI.

[4] Robert Brasillach, Corneille (1938), Paris, Fayard, 2006 p. 104.

[5] Jean-François Lyotard, Heidegger et « les juifs », Éditions Galilée, 1988, p. 15.

[6] « Une esthétique de l’ “après-Auschwitz”, et dans le monde techno-scientifique. Se demande-t-on pourquoi une esthétique ? Penchant singulier aux arts, à la musique ? C’est que la question du désastre est celle de l’insensible, j’ai dit : de l’anesthésie. J’en ai rappelé brièvement l’occurrence dans l’analyse kantienne du sublime. L’incapacité où l’esprit imaginatif est mis de produire des formes pour présenter l’absolu (la chose). Cette incapacité aux formes inaugure et scande la fin de l’art, non comme art, mais comme forme belle. Si l’art persiste, et il persiste, c’est tout autre, hors du goût, attaché à livrer et délivrer ce rien, cette affection qui ne doit rien au sensible et tout à un secret insensible » (Ibid., p. 77-78).

[7] Lyotard ne mobilise pas la catégorie du trauma. Mais il commente ce que Freud appelle « affect inconscient » : « Comment peut-on dire qu’il affecte ? Qu’est-ce qu’un sentiment qui n’est senti par personne ? [...] le silence dont s’entoure “l’affect inconscient” ne touche pas la pragmatique (le transfert d’un sens à l’allocutaire), il touche la physique du locuteur. Ce n’est pas que celui-ci ne peut pas se faire entendre, c’est que lui-même n’entend rien. Il s’agit d’un silence qui ne se fait pas entendre comme silence » (p. 30).

[8] Patrice Loraux, « Les disparus », dans L’art et la mémoire des camps. Représenter. Exterminer, dir. Jean-Luc Nancy, Paris, Seuil, 2001, p. 55.

[9] Ibid. p. 42.

[10] Ibid. p. 50.

[11] Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Histoire et Trauma, Paris, Stock, 2006, p. 61.

[12] Patrice Loraux, « Les disparus », art. cité, p. 55.

[13] Ibid. p. 47.

[14] Ibid., p. 48.

[15] Ibid., p. 55.

[16] Cf. Nicole Loraux, L’Invention d’Athènes : histoire de l’oraison funèbre dans la cité classique, Paris, Éd. de l’E.H.E.S.S., 1981.

[17] Le sublime, ici, n’est pas celui auquel Lyotard associe l’art post-moderne Le sublime rhétorique évoqué par Patrice Loraux est un sublime de mise en présence, pas de « présentation qu’il y a de l’imprésentable ». Il faudrait se garder en effet de trop opposer les perspectives des deux philosophes.

[18]  Patrice Loraux, « Les disparus », art. cit., p. 42.

[19]  Ibid., loc. cit.

[20] Jean-François Lyotard, op. cit., p. 20.

[21] Patrice Loraux, « Les disparus », art. cit., p. 56.

[22] Ibid., p. 46.

[23] Ibid., p. 54.

[24] Ibid., p. 57.

[25] Il faut regarder, sur cet aspect, cette vidéo-manifeste qui proteste contre la tendance du théâtre contemporain à heurter la sensibilité du public, voire à le malmener.

[26] Plotin, Traité 38 (VI,7), ch. 22, l. 22-36, Éditions du Cerf, Paris, 1988, traduction de Pierre Hadot légèrement modifiée par Anne-Lise Worms, « Les Grecs, la beauté, la vie ».

[27] Clifford Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, PUF, 1986, p. 125.

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