La Beauté n° 22
Préambule
La beauté, ici, ce n’est pas immédiatement celle du texte, c’est celle d’un personnage de fiction – la femme fatale. Nul ne peut dire si quelque chose de sa beauté se répand sur le texte qu’elle irradie. D’autant que, toute fictive qu’elle soit, nous avons tous certainement le sentiment de la connaître ou de l’avoir déjà rencontrée, tant elle touche d’autres fictions, les sirènes contre qui Ulysse se fait attacher à son mât par exemple ou la Lorelei, Méduse et Vénus fondues l’une dans l’autre : fictions puissantes, dans lesquelles non seulement la culture se débat, mais aussi les relations très concrètes qu’elles fragilisent et agressent.
Ce que nous montre ici Carole Ksiazenicer-Matheron, c’est la fonction étrangement émancipatrice (quoique par son contraire, le sacrifice) de la figure de la femme fatale dans quelques œuvres littéraires de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ; ainsi que sa capacité à incarner des contradictions sociales préludant à la modernité critique ; non moins qu’à constituer la trace trop réelle – trop vraie, traumatique ? - de fantômes qui flottent autour de l’émergence de la modernité.
Mais pourquoi la revenance passe-t-elle par la beauté, et par les femmes ? Par l’inoubliable beauté des femmes ? De quoi est-elle ainsi le signe irrésistible ? Est-il possible de faire, face à elle, autre chose que de la tuer (quand on est personnage ou écrivain), ou (quand on est critique) de la suivre à la trace ?
H. M.-K.
Carole Ksiazenicer-Matheron est enseignante-chercheuse à l'Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Elle a écrit Le Sacrifice de la beauté, Paris, PSN, 2000 ; Les Temps de la fin : Roth, Singer, Boulgakov, Paris, Champion, 2006 ; et Déplier le temps : Israël Joshua Singer, un écrivain yiddish dans l'histoire, Paris, Classiques Garnier, 2012.
Cruauté esthétique et émancipation féminine :
Une transition vers l'art moderne
30/11/2013
Une certaine image de la beauté liée à ce qu’elle implique d’« inoubliable », au sein de l’œuvre littéraire, inspire les analyses que j’ai consacrées aux figures féminines au XIXesiècle, dans un ouvrage intitulé Le Sacrifice de la beauté [1] ; c’est d’abord le motif de la destruction, voire de l’autodestruction, qui a guidé le choix des textes et le rapprochement entre les héroïnes. Beauté, fatalité, inoubliable sont ainsi au cœur de la comparaison entre des œuvres a priori très différentes : un roman de Dostoïevski, L’Idiot (1868), chef-d’œuvre étrange, toujours aux limites du déséquilibre, un roman « naturaliste » anglais, Tess d’Urberville (1891)de Thomas Hardy, qui recueille une forte influence fin de siècle, malgré son allure de roman social engagé, et une « œuvre-monstre » de la scène pré-expressionniste, Lulu [1894-1913] (La Boîte de Pandore, Une tragédie-monstre, L’Esprit de la terre, La Boîte de Pandore ) de Frank Wedekind [2], ce « grand éducateur de l’humanité » ainsi que le nomme Bertolt Brecht.
Le choix des textes comme le parti pris comparatiste de mon ouvrage consacré aux représentations de la féminité « fatale » au XIXe siècle pourraient apparaître décalés, arbitraires : disons d’abord que ces trois œuvres figurent depuis longtemps parmi mes œuvres de prédilection, parfois même de façon très ancienne, comme dans le cas de L’Idiot ; au point que la traduction plus récente d’A. Markowicz, que j’ai utilisée, m’a souvent déstabilisée, tant l’impression du texte s’était gravée en moi sous la forme très « classique » de l’ancienne traduction, sans doute moins fidèle à l’oralité du style, mais dans mon souvenir plus « belle », ou du moins dotée d’une qualité « originaire », celle du choc de la première rencontre. L’élément initial de la structure interprétative réunissant ces œuvres était le topos de la séduction, au double sens du terme : la séduction naturelle de ces personnages féminins et la séduction en tant qu’événement diégétique qui les compromet et oriente leur destin. Tess s’imposa à moi comme la plus emblématique de cette convention narrative, bien qu’elle dessine une trajectoire plus mélancolique, moins avide de « puissance » que celles de Lulu ou de Nastassia Philippovna. Le topos de l’innocence séduite qui domine son parcours peut cependant être étendu aux deux autres personnages. Ainsi l’enfance détruite de ces trois femmes magnifiques est à mes yeux le point de départ de leur réunion comparée ; et la violence qui s’abat sur elles est un élément essentiel dans la définition de leur beauté. Lulu en ce sens est paradigmatique, par le paroxysme de violence qu’elle met en scène, en une théâtralité de la cruauté où, comme Nastassia, elle joue toujours deux rôles à la fois, subissant mais aussi utilisant la violence de façon mortelle. La courbe des intrigues correspond dès lors à ce cheminement d’une brutalité sociale intrinsèquement réservée aux parcours féminins.
Mais la pièce de Wedekind est aussi réinterprétée par l’opéra d’Alban Berg, qui en traduit de façon saisissante l’aspect à la fois tragique et moderne, par l’alliance entre lyrisme, fatalité et trivialité kitsch. Cette relecture par la forme musicale est un élément important dans la réception et l’aura du texte, magnifiées également par la mise en scène devenue mythique de P. Chéreau, en 1979 [3].
La réunion de ces trois figures féminines, qui appartiennent à des œuvres dont l’assignation générique est éclectique, les insère dans une thématique qui remet en scène de façon grinçante les mythes romantiques, passés au crible de la décadence fin de siècle et débouchant sur les remaniements brutaux de la modernité. Une forte imprégnation intertextuelle autorise la circulation des références, le brassage des mythologies, des clichés et, ultimement, l’exhibition crue de la lutte pour la domination, à la fois sexuelle et sociale. L’implication des auteurs dans une visée critique exclut le réemploi pur et simple des mythes de la féminité fatale qui font des femmes l’incarnation du mal, de la luxure, voire de la « bêtise », selon un système idéologique qui leur fait porter l’entière responsabilité du désordre lié aux mutations de la société. L’interrogation sur la beauté n’en est que plus intéressante, dans la mesure où elle échappe à une série de stéréotypes orientés par la misogynie décadente, tout en reprenant un lot d’images où la notion de fatalité échoit désormais à l’être féminin lui-même. En ce sens, l’association entre Tess, victime d’une société injuste et Nastassia et Lulu, associées à une problématique plus ambiguë, où pouvoir et érotisme ont partie liée, introduit, par son déséquilibre même, une complexité qui déplace les termes de la comparaison. Qu’elle soit victime bouc-émissaire ou qu’elle lutte pied à pied pour arracher aux hommes les emblèmes de leur pouvoir, la figure féminine est captée par la mort, dont elle devient la belle incarnation, en un parcours prescrit, fortement teinté par les conventions narratives et le schéma tragique.
L’ambivalence au cœur de la construction du personnage contamine dès lors deux niveaux contradictoires de la structure représentative, hésitant entre deux modèles sémantiques, explorant à la fois le clivage de l’identité féminine et l’ambivalence masculine face à un féminin associé à une altérité absolue. J’ai choisi d’interpréter ces textes en soulignant les ravages de l’identité féminine en mal de reconnaissance, dans le cadre d’intrigues où les auteurs prennent nettement parti contre la domination masculine et bourgeoise, dont les femmes sont les premières victimes, même si elles incarnent aussi un intense pouvoir érotique, traduit par la théâtralisation du corps et de la beauté. J’ai donc cherché à mettre en relief cette dualité dans le traitement des personnages, chez des auteurs qui se distinguent des mythes convenus de la misogynie fin de siècle, mais qui finissent par associer la beauté au silence et à la mort, en une forme d’incarnation de la pulsion dans l’espace de la civilisation. C’est ce que traduit le slogan un peu provocant de ma quatrième de couverture, sorte de proclamation d’intention qui reprend l’essentiel des lectures féministes du corpus : « la femme fatale n’existe pas ! ». Et par conséquent, la beauté, fatale ou pas, n’est qu’un produit de l’imaginaire masculin, à partir de l’inversion des schémas romantiques de la femme idéale, qui continuent à alimenter tout l’imaginaire du siècle (et même au-delà). La femme romantique, « muse et madone », pour reprendre les analyses de Stéphane Michaud [4], est constamment mise en scène en association avec la quête artistique, où la sublimation nécessaire à la création passe d’abord par l’idéalisation de la muse, avant de procéder systématiquement au sacrifice du modèle, permettant l’assomption de l’œuvre. Le motif du « portrait », blason de l’idéal, est ainsi narrativisé, autorisant à la fois l’éloge de la beauté et son inversion en aliénation à travers le regard masculin. La femme imaginaire tue la femme réelle, et c’est souvent la figure de l’actrice qui cristallise le malentendu entre idéalisation et sublimation, incarnant à la fois la blessure de l’impossible et la facticité du spectaculaire.
Dans son article « Figures de la passion dans une ménagerie fatale : lorsque le spectaculaire s’ouvre au factice (Lulu) » [5], Murielle Gagnebin interprète le personnage de Wedekind à la lumière d’une hypothèse clinique qui déplace sensiblement, me semble-t-il, le point de vue. De fait, bien des éléments dans cette lecture du personnage de Lulu pourraient s’appliquer au personnage de Nastassia. La problématique « hystérique » réunit les deux femmes, faisant fusionner les figures de la femme-enfant, de la « louve », l’animal incarnant la dangerosité dans l’imaginaire culturel et de l’actrice qui, dans le cas de Lulu, est infléchie par son insertion, en costume de Pierrot, dans l’espace du cirque et de la ménagerie. Lulu est ainsi d’emblée reliée à un parcours, une « marche » vers la mort, au sein de la « boucherie » qu’elle déclenche et qui conduit les hommes qui la suivent à leur perte ; mais d’autre part aussi à sa propre quête d’identité, où le leurre de la séduction n’est autre que le masque du néant qui la constitue : « passion étrange » dit M. Gagnebin, « double leurre, où celui qui ravage, tout en dévastant, se mutile lui-même » (p. 59). L’hystérie se définit dès lors comme impossible accès à la « sexualité dans sa forme élémentaire », et l’auteur se sert de la mise en scène de l’opéra de Berg par Chéreau pour introduire la notion de perversion au sein de l’imaginaire du factice mis en scène par la théâtralité.
C’est par le biais de la problématique homosexuelle (p. 62) que M. Gagnebin mentionne le statut maternel (« bien dissimulé », dit-elle cependant) de Lulu. Contrairement à un Strindberg, par exemple, chez qui apparaît la figure fantasmatique de la « mauvaise mère » qui frustre ses enfants de nourriture, Wedekind me semble faire de Lulu une sorte de pélican au féminin, qui comble les bouches avides de ses amants en les nourrissant de sa propre chair. On peut d’ailleurs souligner un moment identique, dans les trois œuvres, où ces femmes, à l’instant de la mort, s’identifient à la figure maternelle, dont elles semblent alors prendre la place.
La trajectoire mortelle de la funambule « à la fois bouleversée et méprisante » (p. 65), évoquant le monde grisant et morbide du cirque, est finalement reliée à une quête inextinguible de reconnaissance, traduite par l’illégitimité de Lulu, l’« enfant du miracle », séduite précocement par Schigolch, dont le statut « paternel » vient renforcer la difficile constitution de l’identité féminine. On pourrait même prolonger cette idée par l’examen d’un niveau « mythologique » associé au complexe œdipien, qui ferait de ces personnages des êtres vampiriques, en quête de délivrance. On retrouve ces associations folkloriques au plan des « noms » de Lulu, qui changent avec chaque liaison érotique : « la ronde des signifiants souligne la complète dépossession de la femme, confisquée par l’homme » (p. 68). À ce point, intervient pour M. Gagnebin une « inversion » des situations, où la « mise à mort de l’autre vient suppléer l’échange érotique » (p. 69). « Tout se passe comme si la transgression œdipienne, jointe à la perspective d’un meurtre, pouvaient seuls créer l’espace de la volupté ». Je suis également sensible à ce moment où un détail scénique, la jarretière de Lulu qui lâche, lors du marché passé avec Schigolch pour se débarrasser du maître-chanteur Rodrigo, déclenche des rimes presque goethéennes, liées à l’évocation de la jouissance [6]. J’y vois ce même mouvement d’inversion de l’aliénation en jouissance, par la mise en scène du corps et de sa puissance, une particularité qui unit Lulu et Nastassia, les séparant de Tess, qui se réfugie plutôt dans la méconnaissance de sa propre sensualité.
L’article de M. Gagnebin introduit une interprétation malgré tout différente. Interprétation « clinique », où se formule l’échec de Lulu, sa violence suicidaire : « Pourquoi semblable gâchis ? La méprise saute aux yeux : confondant deux symboliques, celle de l’érotisme et celle du pouvoir, Lulu, en s’emparant de la force, fait le vide autour d’elle. Au fil de ce parcours, elle croit accéder à la puissance, et, par là même, réinvestir son corps » (p. 69). En faisant de Lulu, en accord avec la lecture musicale qu’en donne l’opéra d’Alban Berg, l’incarnation de l’utopie amoureuse face à l’oppression sociale, une « somnambule de l’amour » pour reprendre les termes de Karl Kraus [7], je risquais sans doute de reconduire ce processus d’idéalisation, même si on peut s’accorder à penser, finalement, que Lulu « aura choisi sa mort » (p. 70). Cependant, au lieu d’y voir la preuve du « solipsisme » du personnage, de son « hystérie », j’ai préféré accentuer l’aspect sacrificiel de sa mise à mort par Jack l’éventreur, l’associant à la fois à une causalité sociale toute-puissante et à des mythes essentialistes qui tirent la femme du côté de la terre, de la matrice et de la tombe, indice d’une vision ambivalente par rapport à la féminité ; cependant, je partage la conception d’une quête d’identité structurée par la répétition, qui se révèle finalement vaine, même si elle déploie une « moralité », développée de façon humoristique par M. Gagnebin, en accord avec son statut de thérapeute et de psychanalyste : « ainsi, on dira peut-être : "Mesdames, n’entrez pas dans la ménagerie !" » (p. 71), ce qui pourrait cependant renvoyer le personnage féminin à une réappropriation de son parcours, plutôt qu’à une « destinée » fatale, dans un monde qui ne laisse aucune place à l’épanouissement féminin.
Sans méconnaître la problématique hystérique, à propos en particulier du personnage de Nastassia, relié par intertextualité à Madame Bovary, on peut trouver d’autres causalités, tant du côté de la structure sociale que du mythe, omniprésent dans le traitement de ces personnages. Les références culturelles, l’aspect stéréotypé de l’intrigue, la présence d’éléments fantastiques sont associés à l’ambivalence de la figure féminine chez des auteurs littéralement « habités » par le portrait « vivant » de leur héroïne. Au-delà des traits relevant de la clinique, on voit fonctionner l’idéologie d’une époque où la définition du féminin est enserrée dans un étau de scientisme et de légalisme répressif, dont participe la constitution théorique de l’hystérie, au moment où Charcot la met en scène sur le « théâtre » de la Salpêtrière [8], tant il est vrai qu’il importe avant tout de comprendre des structures et l’économie des « places » accordées aux femmes, dans les dispositifs de la fiction. En restituant au personnage sa puissance de destructivité (et d’auto-destruction), la psychanalyse relie celle-ci à la constitution du sujet à travers la problématique œdipienne, dégageant aussi une dimension de compréhension et finalement la possibilité d’une émancipation.
En soulignant le schéma de la séduction précoce, thèse qui était initialement celle de Freud dans sa première formalisation de l’hystérie [9], on associe également le déploiement de l’intrigue au schéma incestueux, qu’il soit pris en charge par l’incarnation de figures « paternelles » comme Totski ou Schoen, et même Schigolch, ou formalisé par la simple efficace du signifiant, comme dans le cas de Tess, séduite par un faux cousin, portant le nom de d’Urberville, véritable signifiant de la béance introduite par la révélation de l’origine familiale indécise, hybride, de Tess. La problématique deviendrait ainsi celle d’une « fille » d’emblée introduite par la séduction incestueuse dans l’espace du déplacement, de la transgression, peut-être de la perversion dans le cas de Lulu. Le motif d’Iphigénie, qui apparaît dans les scènes de sacrifice final, paraît relever de cette problématique. Les accents mythologiques de la scène ultime renvoient à la violence sexuelle comme au poids de la structure sociale qui s’abat essentiellement sur les femmes : équivalent d’une sorte de scène primitive.
D’autre part, le motif de la béance originaire se redouble d’une indétermination pesant sur l’identité du personnage féminin, que ce soit par le biais d’une origine inconnue (Lulu) ou déclassée (Nastassia et Tess). Ainsi, le parcours du cycle de la violence s’accompagne-t-il d’une quête d’identité, d’un savoir de l’origine qui ne peut finalement trouver de réponse et se résout dans l’autodestruction [10]. Lors de ce parcours, le sujet féminin rencontre la structure événementielle et symbolique qui lui renvoie en miroir son propre manque, déclenchant un processus de violences en chaîne. Les malentendus qui scandent le cheminement du désir s’assimilent dès lors à la mise en acte d’un ordre d’emblée faussé, où les rencontres, apparemment dues au hasard, dessinent une forme de nécessité liée à la répétition. Ainsi, le mécanisme de « destinée » qui semble se mettre en place correspond à un « vice de forme » initial, faussant la « ronde » de la circulation des femmes par les défaillances individuelles : le père de Tess apprend la nouvelle de l’ancienneté de sa famille, s’enivre, ne peut conduire la carriole à la foire. Tess le remplace, s’endort de fatigue, commet la faute « irréparable » à ses yeux de faire verser le cheval, qui est éventré lors de l’accident. Pour réparer sa « faute », et parce que sa mère nourrit depuis la révélation initiale des rêves de grandeur, elle va aller solliciter une « place » auprès de son prétendu « cousin » d’Urberville, qui la viole et la soustrait définitivement à l’ordre matrimonial, incontournable dans le cadre de la société victorienne. Ce premier niveau lié à la défaillance parentale est redoublé par la défaillance conjugale : Angel, son futur mari, lors de leur première rencontre, au moment ritualisé par la coutume du « bal » des femmes sur le pré, où elles s’offrent à la demande des hommes, ne la « voit » pas, ne la fait pas danser, et cette « erreur » initiale se rejouera lors de la « méprise » qui oriente son choix sur des bases imaginaires, lors de leur seconde rencontre à la laiterie, au moment où elle tente de rompre avec son passé et où il essaie lui-même d’échapper à son milieu familial. Hardy est par excellence le peintre des « ironies de la vie », où hasard et fatalité concourent à dresser la carte de l’imperfection de la machine sociale, y compris dans ses dimensions humaines et psychologiques. Nathalie Heinich insère l’histoire de Tess dans la typologie des « épouses de la nature », qui tentent d’échapper à l’ordre social par leur fusion avec le monde naturel [11] : fusion qui bien entendu rejoue les ambiguïtés de l’ordre social.
Épouse de la nature, amazone ou hétaïre, la figure féminine (et la beauté qui la caractérise) témoigne d’un « déplacement » qui s’inscrit à travers le cheminement fictionnel. Le fait divers, le roman de colportage, le roman populaire sont de très bons conducteurs de ce fil conventionnel de l’intrigue. Ce qui importe, c’est la conduite uniforme de la fable, motivée par une structure fixe. Le mythe est dès lors le moyen artistique qui synthétise à la fois l’idée de nécessité et d’ambivalence. Sa structure, intrinsèquement liée à une forme de logique qui, comme celle de l’inconscient, autorise la coexistence des contraires, traduit au mieux la pression sociale écrasante et la nécessité intérieure impitoyable des personnages.
Cette logique « autre », qui est celle de l’ambivalence, me semble caractériser le traitement de ces trois figures féminines, en opposition avec la logique univoque des auteurs sacrifiant à une idéologie misogyne, abondamment mise en œuvre à la même époque, y compris chez un Zola, dont la Nana est un anti-modèle repris ultérieurement par Tess et Lulu. Cette ambivalence est portée à son point extrême par les auteurs qui explorent ce que Nathalie Heinich appelle les « frontières des états de femme », « ce qui se passe à leurs marges, quand le roman devient l’expression d’une crise interne au modèle lui-même » [12], et parmi lesquelles elle situe les typologies de la sorcière et de la multiplication d’états de femme incompatibles. On pense à Isaac Bashevis Singer, dont Nathalie Heinich évoque le très beau roman Ennemies pour expliciter le second cas de figure. On pense aussi à Satan à Goray, du même auteur, qui s’appliquerait de façon convaincante au premier. Envisageant la sorcière comme « une femme dans tous ses états », elle mentionne l’exemple d’Hester dans La Lettre écarlate, montrant la nécessité d’un changement de paradigme, pour intégrer dans l’ordre fictionnel des éléments ayant trait au fantasme : « il faudra recourir non plus à l’ordre fictionnel du roman (novel), mais à cette fiction de fiction qu’est l’ordre du pur romanesque (romance) […] la crise ne se résoudra que par le basculement du récit dans un autre régime, qui ne ressortit plus à la simple imagination narrative mais au fantasme, voire à la fantasmagorie » [13]. On pourrait très exactement appliquer à Rechele, dans Satan à Goray, mais aussi à Lulu, à Tess et à Nastassia les caractéristiques relevées par Nathalie Heinich à propos d’Hester :
Elle incarne dans les états de femme une figure d’ « errance », de désordre, d’impureté, de souillure : figure de crise, par où l’ordre des états de femme peut se transgresser et, en se transgressant, se réaffirmer. C’est d’une certaine façon l’exception qui confirme la règle, le brouillage des états institués qui par sa seule existence en prouve la nécessité. La sorcière est bien, comme le bouc émissaire, celle qu’il faut supprimer par la violence pour établir ou rétablir l’ordre des états de femme – quitte à devoir, s’il le faut, la fabriquer ». [14]
Mais, alors que dans La Lettre écarlate la resocialisation ultime du personnage féminin désigne les capacités d’évolution sociale, l’utopie « américaine » du « consent », ce consentement de l’individu et ce consensus social qui produisent la fiction de la « nation », les textes que j’ai tenté d’aborder se referment sur la disparition et la commémoration, sur les ruines du sens, l’inoubliable même (que ce soit la beauté ou la communauté). C’est cette figure de la disparition que l’on retrouve à la fin d’Ennemies, récit post-génocidaire, qui campe l’impossible réunion des différents états de femme. Suicide de la femme aimée et disparition du survivant accompagnent la reconduction de la petite communauté des « veuves » et de l’enfant. Franchissant un pas important dans son interprétation, Nathalie Heinich semble relier la situation historique d’exception qu’est le génocide et l’histoire individuelle de transgression et de mort qu’incarnent les survivants :
L’improbabilité d’une telle situation est atténuée ici par les circonstances historiques : non seulement, sur le plan narratif, parce que la tragédie de la déportation peut rendre plausible la résurrection d’une femme disparue dans les camps ; mais aussi, sur le plan symbolique, parce que cette tragédie collective apparaît comme l’homologue de la tragédie personnelle d’un homme qui, ayant échappé à la déportation, n’échappe pas à ses conséquences sur l’avenir des rescapés : comme si la culpabilité du survivant, aggravée ici par le deuil de l’épouse et des deux enfants, trouvait un possible transfert sur la culpabilité de l’homme à la fois adultère et bigame. [15]
Un autre passage de l’ouvrage, analysant Le Tour d’écrou de James, me paraît éclairer les objets qui m’ont retenue dans tous ces textes, en particulier la notion de « revenance », à travers le motif fantastique des fantômes ou la structuration des intrigues par la compulsion de répétition. Elle définit le fantôme comme « l’apparition d’une absence, apparition de ce qui manque », qu’elle met en rapport, dans le Tour d’écrou avec la condition de la « tierce » (ici la gouvernante), la femme exclue de l’échange sexué et qui a besoin de la médiation des fantômes pour accéder à la représentation du rapport sexuel : « C’est cette condition négative – l’absence du sexe – qui fait retour (comme on le dit du refoulé) sous la forme du revenant, dont l’apparition dans un récit signale immanquablement la présence d’une femme dont le sexe s’est absenté » [16]. On peut mieux comprendre l’inflation des hallucinations de Rechele dans Satan à Goray à partir de la double inscription de l’Histoire dans le récit : inscription cryptée de la biographie singérienne (la sœur « hystérique » absentée du sexe) et mémoire fictionnelle de la catastrophe, les massacres cosaques de 1648 en Pologne, dont hérite Rechele, ce que les personnages d’Ennemies rejoueront à leur tour, dans la fiction de l’après-génocide chez Singer.
Avant d’avoir lu ces passages éclairants, j’avais tenté de formaliser théoriquement cette présence des fantômes dans les récits de la femme fatale, tant il est vrai que cette femme dont l’« état » (la beauté) est d’être liée à la mort, m’apparaît relever, d’une façon ou d’une autre, de la problématique du fantôme. L’article que j’ai intitulé « Le fantôme du texte » [17] procède à une analyse textuelle minutieuse d’une scène énigmatique de Lulu, où j’ai suggéré la possibilité d’un double sens, relié à la fois à l’intertextualité goethéenne (Faust) et à la folklorisation cryptée d’un texte polysémique et jouant de la réécriture. J’y interprétais l’échange apparemment anodin de répliques entre Lulu et Schigolch comme le dialogue de deux « revenants », deux âmes en peine errant dans le tohu-bohu du monde humain (celui du désir et de la mort) dans l’attente de l’éternité qui les rendra au repos [18]. J’ai prolongé cette lecture « métahistorique » par l’examen de certains détails fantastiques ou légendaires dans Tess et dans L’Idiot, y trouvant l’expression métaphorique de la notion de culpabilité liée à la dette entre les générations : Tess semble ainsi se détacher de sa figure d’ « épouse de la nature » pour incarner l’héritière d’une lignée maudite, et Nastassia fait figure à différentes reprises de « mère létale » cherchant à attirer le Prince Mychkine dans la mort, de même qu’après la scène du meurtre, la présence de son fantôme est suggérée par la mention des pas dans la pièce voisine.
Nathalie Heinich, citant Edith Warton explique que « les deux conditions pour que les fantômes se manifestent sont le silence et la continuité – “ Car là où est apparu un jour un fantôme, il semble aspirer à réapparaître, et il préfère manifestement les heures silencieuses ” » ; elle établit ainsi « l’homologie entre fantômes et sexualité, également soumis à cette double fatalité du silence et de la récurrence » [19]. Sans avoir tracé explicitement l’analogie, je constate moi aussi le lien entre femme fatale et silence, obscurité, récurrence de la pulsion, à travers la notion globale d’ambivalence face à la mort des êtres chers :
Au terme de ce parcours analogique, on se posera la question de savoir pourquoi, outre les acquis narratifs liés à l’hétérogénéité stylistique et à la citation, des auteurs aussi différents dans leur traitement du thème de la séduction fatale, ont recours à ce réseau sous-jacent d’images fantastiques. Dans son texte sur l’ « inquiétante étrangeté » de même que dans ses « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Freud relie très nettement l’ « invention » des esprits, la croyance en l’immortalité de l’âme voire en sa « transmigration » à l’ambivalence ressentie devant la mort d’un être cher, à la fois aimé et « étranger », peut-être même inconsciemment haï. On retrouve cette même ambivalence à l’égard de la femme fatale qui finit par incarner le visage même du passé refoulé, la proximité entre l’érotisme et la pulsion de mort, la toute-puissance des liens œdipiens fondant le rapport à la loi et au désir. Projection artistique de l’ambivalence humaine et de la complexité de notre rapport à la mort, la femme fatale semble bien être une « part » importante de notre psyché, celle qui incarne de façon imagée « ce qui n’a pas d’image », pour reprendre les termes d’Hippolyte dans l’Idiot ou qui renvoie à cet au-delà du langage auquel aboutit Freud à la fin de son article sur l’inquiétante étrangeté : « De la solitude, du silence, de l’obscurité, nous ne pouvons rien dire, si ce n’est que ce sont là vraiment les éléments auxquels se rattache l’angoisse infantile qui jamais ne disparaît tout entière chez la plupart des hommes ». [20]
Les textes qui m’intéressent tentent de donner une image de ce qui ne peut se saisir sans la ressource de la fiction et qui pourtant est le réel même. En ce sens, la fiction « instruit » et donne à voir, là où, sans elle, règneraient le silence et l’absence. Élire certaines images, certaines configurations, les suivre dans leur obscur cheminement, en supposer le « sens », en recouper les parcours, en traduire par d’autres mots une signification possible, c’est finalement une façon d’incarner dans le discours objectif de la critique les silences de l’Histoire, afin sans doute d’en conjurer la hantise.
[2] Frank Wedekind, Théâtre complet II, Lulu, édité sous la direction de Jean-Louis Besson, Paris, éditions théâtrales, 1997.
[3] Voir l’article de Laurent Muhleisen, « De la Schauertragödie de Wedekind à la Lulu de Berg : une adaptation exemplaire », in Frank Wedekind : théâtre, cirque, cabaret, dossier de J.-L. Besson, Théâtre Public 159, Maison Antoine Vitez, Théâtre de Gennevilliers, mai-juin 2001, p. 65-67.
[4] Stéphane Michaud, Muse et madone. Visages de la femme de la Révolution française aux apparitions de Lourdes, Paris, Seuil, 1985. Voir aussi du même auteur l’article: « Idolâtries », in Histoire des femmes en Occident, t. IV, sous la direction de Geneviève Fraisse et Michelle Perrot, Paris, Plon, 1991.
[6] En écho au « Welch eine Wonne, welch ein Leiden » du Faust, on notera le « Wie das kühlt ! Wie das glüht » wedekindien, La Boîte de Pandore, op. cit., p. 341-342.
[7] Karl Kraus, La Boîte de Pandore, discours prononcé à la représentation du 29 mai 1905 au Trianon-Theater de Vienne, trad. par Pierre Gallissaires, Paris, Ludd, 1986 et 1995, p. 29.
[8] Voir Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, éditions Macula, 1982 [rééd. 2012].
[9] Josef Breuer, & Sigmund Freud, Études sur l’hystérie (1893-1895), trad. Berman, Paris, PUF, 1956 [1973].
[11] Nathalie Heinich, États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996.