Conversation critique n°17
Comme tout ce qui naît de la condition noire, ce livre est enfant de l’amour des miens et de la témérité du désespoir. Il porte témoignage de cette contradiction ; comme une oscillation, un clignotement, entre l’œil ubiquitaire de la négrophobie moderne et l’allégresse infinie de l’éclat de rire de ma fille. Jamais, sans doute, la philosophie n’agrippera l’intensité de cet écartèlement. Frantz Fanon, qui l’a remarquablement décrit dans Peaux noires, masques blancs, dut multiplier les métaphores : « Le Martiniquais est un crucifié. Le milieu qui l’a fait (mais qu’il n’a pas fait) l’a épouvantablement écartelé ; et ce milieu de culture, il l’entretient de son sang et de ses humeurs. Or le sang du nègre est un engrais estimé des connaisseurs.[1] » La Dignité ou la mort se propose comme un effort en direction d’une compréhension, peut-être impossible, de la dimension éthique de la mort et de la vie noires à l’époque moderne. Son projet est l’écho des débuts du mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis ; du développement, remarquable, en France, du militantisme contre les crimes policiers, en particulier, et la violence de l’État en général ; du bouillonnement d’un antiracisme politique décolonial radical ; du spectacle d’un traitement de plus en plus avilissant réservé par les Etats-nations européens aux exilés d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient, contraints de fuir les conséquences de l’impérialisme ; de la détresse sociale à laquelle sont aujourd’hui abandonnés les prolétaires et sous-prolétaires noirs, asiatiques ou maghrébins du Nord global. S’il n’est pas une intervention directe dans la conjoncture dessinée par ces conflits, ce travail a été rendu nécessaire par son époque et par le diagnostic qu’elle impose : la condition noire actuelle est définie par l’indigne. […]
Une éthique de la dignité
La théorie et la politique décoloniales, d’une part, et la philosophie africana, de l’autre, ont en commun de placer à leur fondement l’expérience et la réalité de la déshumanisation. C’est à partir de cette origine commune que s’est construite l’interrogation éthique qui constitue la trame de La Dignité ou la mort. En recourant à la vénérable notion d’éthique, je ne réfère ni à quelque soumission à une règle morale, telle que l’avait définie la philosophie moderne[2], ni à une manière de construire sa propre subjectivité, selon une acception propre à la philosophie contemporaine[3]. L’obéissance à la loi aussi bien que l’esthétique de soi ne deviennent accessibles qu’à partir du moment où la constante menace d’une destruction de l’existence est contenue. Pour l’approche afro-décoloniale, familière d’une histoire moderne où les corps des esclaves et des colonisés furent soumis à une maltraitance constante, l’éthique est confrontation à l’administration de l’opposition entre l’humanité et son déchet. Comme l’écrivit le théologien de la libération noire James H. Cone, sur l’œuvre duquel on reviendra longuement dans le cinquième chapitre de ce livre,
la résistance était la capacité à créer beauté et valeur à partir de la hideur de l’existence de l’esclave. La résistance a fait de la dignité bien davantage qu’un simple terme à analyser philosophiquement. La dignité était une réalité qui ne pouvait qu’être déterrée hors de la merde de l’environnement blanc ; elle se fondait sur les rapports que les esclaves entretenaient avec leurs frères et sœurs noirs. Les Blancs accomplissaient ce qu’ils appelaient dignité dans la mise en esclavage des Africains noirs ; leur importance se mesurait au nombre d’Africains qu’ils asservissaient[4].
Dans la continuité de cette analyse, le terme de dignité -pierre angulaire de l’éthique – recouvrira dans ce livre deux acceptions distinctes mais indissociables. Premièrement : une notion primordiale d’ontologie politique, qui relève de la délimitation de l’humain et de l’inhumain. En ce sens, la question de savoir qui est digne équivaut à la question de savoir qui est tenu pour authentiquement humain. La seconde notion, qui découle de la première, porte sur les revendications militantes de la dignité, comprises comme des incarnations et des redéfinitions vécues et incorporées de sa propre humanité et de celle du groupe marginal auquel on est identifié. La politique, au sens de l’engagement militant, est un moment constitutif de l’éthique noire. En effet, la dignité fait partie de l’arsenal conceptuel de nombreux mouvements anti-impérialistes, traduisant la radicalité de revendications qui portent sur l’humaine condition elle-même. Ainsi la rencontre-t-on en conclusion d’un intense éditorial publié dans l’organe de presse du Black Panther Party : « Non ! The Black Panther n’est pas un journal comme les autres. C’est la chair et le sang, la sueur et les larmes de notre peuple. C’est l’histoire du Passage du Milieu, de Denmark Vesey, de Nat Turner, de Harriet Tubman, de Malcolm X et d’innombrables autres opprimés qui ont fait passer la liberté et la dignité avant l’intérêt personnel[5]. » Ici, la revendication de dignité s’appuie sur l’épaisseur d’un passé, que la souffrance dispute à la révolte, preuve de la possibilité de la liberté là même où rien ne semble pouvoir le soutenir.
Dans le contexte français, une même nécessité de se réapproprier le passé, sans succomber à l’hébétude d’une autocélébration folklorique, présida à la fondation du Mouvement des indigènes de la République. Sa proposition fondamentale était que, bien que le Code de l’Indigénat ait été formellement aboli, l’existence des descendantes et descendants de l’immigration postcoloniale demeurait emmuré dans une sous-citoyenneté. En 2006, Sadri Khiari, son principal théoricien, s’appuyait sur le concept de dignité pour en formuler le projet :
En vérité, l’autodéfinition comme « indigène » ne constitue pas vraiment un retournement de stigmate. Les idées d’orgueil ou de fierté d’être indigènes nous sont étrangères. […] Nous accepter nous-mêmes, retrouver notre dignité d’êtres humains, est notre programme. […] L’identité indigène, si elle existe, est une identité de mémoires broyées, déformées ; une mémoire de l’oppression subie par les ancêtres et qui se continue, renouvelée, dans le pays d’« accueil », ce même pays qui a colonisé la terre d’origine, massacré, mis en esclavage ou contraint à l’exil ses populations.[6]
Ce n’est certainement pas un hasard si des manifestations notamment vouées à protester contre les crimes policiers comme la Marche pour la dignité et contre le racisme du 31 octobre 2015 et la Marche pour la justice et la dignité du 19 mars 2017 ont adopté de tels noms. La fréquence de l’usage d’un même concept face à des situations certes non similaires mais comparables m’a semblé représenter bien davantage qu’une simple coïncidence de vocabulaire : un tonalité existentielle commune, née de la nécessité de braver des circonstances forgées par la violence. Ce livre est né de l’intuition que lorsque le mot dignité résonne dans les rues, scandé par des manifestants révoltés par les crimes policiers, lorsqu’il est mobilisé par des activistes mus par une volonté de restituer une humanité niée, il revêt une signification hétérogène à celles qu’a pu recouvrir ce terme dans les traditions philosophiques et politiques européennes. Le point de vue afro-décolonial permet de poser dans toute sa radicalité la question de la signification de la notion d’être humain : depuis son bord. C’est pourquoi le sens de la dignité, considéré dans cette perspective, ne saurait être similaire à celui qui lui confèrent des philosophes européens qui tiennent pour acquise leur propre appartenance à une humanité glorieuse. L’une des tâches de la pensée afro-décoloniale est de lire la pensée, l’éthique et la politique européennes dans leurs limites.
A l’échelle globale, de nombreux mouvements sociaux de ces dernières années se sont cristallisés autour du mot d’ordre de l’indignation. « L’indignation issue de l’expérience de ces frustrations, du manque de respect et du sentiment de ne pas être entendu s’est transformée en une affirmation de la dignité dans des révoltes et des mobilisations. Elle est à la fois une affirmation personnelle, une exigence d’être traité avec respect par les institutions et d’être entendu par les gouvernements[7]. » L’objet de La Dignité ou la mort est de montrer que la dignité présente un autre visage lorsqu’elle émerge d’une histoire de la déshumanisation dont les acteurs se heurtent à une impossibilité structurelle d’avoir une voix audible. Son enjeu est ainsi de compliquer, pour mieux les compléter, les généalogies européennes de la dignité qui l’inscrivent comme un élément constitutif, bien que plus ou moins oppositionnel ou paradoxal, de la démocratie libérale.
Pour cette raison, une part significative de ce livre est consacrée à la critique afro-décoloniale de certaines formes dominantes de philosophie sociale et de théorie politique contemporaine. Toutes les œuvres en question, je les abordai d’abord de bonne foi, en quête de réponses aux questions qui m’assaillaient du dedans de la condition noire : le racisme, l’histoire coloniale et esclavagiste, la mort sociale. Je dus me rendre à l’évidence : ce n’était pas seulement que ces auteurs ne traitaient pas des problèmes qui me hantaient. Ils en parlaient comme malgré eux, en les défigurant. Les colonisés, et singulièrement les Noirs, ne sont que très rarement étudiés pour eux-mêmes dans la théorie critique contemporaine ; et jamais sans arrière-pensée. Ils sont les victimes collatérales de raisonnements qui les traitent, au mieux, en seconds rôles et, au pire, en éléments de décor jetés là pour parfaire une trame historique, apprêter un exemple, épicer une démonstration. Je l’ai senti, d’abord ; je l’ai pensé, ensuite ; je l’ai théorisé, enfin. Fanon, comme d’autres auteurs de la tradition radicale noire, n’avait lui-même eu d’autre choix que la polémique pour entrer en philosophie. Les pages de Peau noire, masques blancs le voient aux prises avec Sartre et Hegel, en lutte contre Octave Mannoni, René Maran et Mayotte Capécia, se débattant avec Adler et Freud. C’est qu’il n’y a pas de place pour le Nègre dans la vie de l’esprit ; la seule option est celle du passage en force. Malgré la valeur que je reconnais aux recherches des théoriciens postcoloniaux ou poststructuralistes qui puisent aux sources des paradigmes de la philosophie post-lacanienne ou de la déconstruction, nonobstant l’inspiration que j’ai tirée de leurs travaux et ma dette à leur égard, je ne m’inscris pas dans leur lignée. Comme l’a souligné Lewis Gordon, pour faire preuve de leur pertinence dans l’étude de la condition noire, de telles théories doivent avant tout être interrogées quant à leur propre solidarité avec le racisme et la colonialité ; c’est-à-dire être passées au crible de la théorie critique noire elle-même. Il n’est pas question ici d’ostraciser ou de mettre à l’index la philosophie européenne, mais bien d’apprendre à la lire de nos propres yeux, notre propre chair et notre propre intelligence. Comme l’écrivit Fanon, au détour des remerciements de sa thèse de médecine, « la philosophie est le risque que prend l’esprit d’assumer sa dignité[8] ».
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[1] Fanon Frantz, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p. 237.
[2] Kant Emmanuel, Critique de la raison pratique (1788), trad. François Picavet, Paris, PUF, 2012.
[3] Foucault Michel, Histoire de la sexualité, t. 3, Le Souci de soi (1984), Paris, Gallimard, 2001 ; Butler Judith, Le Récit de soi (2005), trad. Bruno Ambroise et Valérie Aucouturier, Paris, PUF, 2007.
[4] Cone James H., The Spirituals and the Blues (1972), Maryknoll, Orbis Books, 1991, pp. 27-28. C’est Cone qui souligne.
[5] Williams Landon, « The Black Panther, miroir du peuple » (1970), in Foner Philip S. (dir. ), All Power to the People. Textes et discours des Black Panthers (1970), trad. collectif Angles morts, Paris, Syllepse, 2016, pp. 47-48.
[6] Khiari Sadri, Pour une politique de la racaille. Immigré-e-s, indigènes et jeunes de banlieues, Paris, Editions Textuel, 2006, p. 102.
[7] Pleyers Geoffrey et Glasius Marlies, « La résonance des "mouvements des places". Connexions, émotions, valeurs », Socio, n. 2, 2013, p. 69.
[8] Fanon Frantz, Ecrits sur l’aliénation et la liberté, Paris, La Découverte, 2015, p. 168.
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Norman Ajari, La Dignité ou la mort. Ethique et politique de la race, Paris, La Découverte, 2019, p. 9-10 et 24-28.
05/03/2022