Conversation critique n°14.2
En réalité, l’historicité qui apparaît au XIXe siècle dans le domaine de la littérature est une historicité d’un type tout à fait spécial et qu’on ne peut en aucun cas assimiler à celle qui a assuré la continuité ou la discontinuité de la littérature jusqu’au XVIIIe siècle. L’historicité de la littérature au XIXe siècle ne passe pas par le refus des autres œuvres, ou leur recul, ou leur accueil ; l’historicité de la littérature au XIXe siècle passe obligatoirement par le refus de la littérature elle-même, et ce refus de la littérature, il faut le prendre dans tout l’écheveau très complexe de ses négations. Chaque acte littéraire nouveau, que ce soit celui de Baudelaire, de Mallarmé, des surréalistes, peu importe, implique au moins, je crois, quatre négations, quatre refus, quatre tentatives d’assassinat : refuser d’abord la littérature des autres ; deuxièmement refuser aux autres le droit même à faire de la littérature, contester que les œuvres des autres soient de la littérature ; troisièmement se refuser à soi-même, se contester à soi-même le droit de faire de la littérature ; et enfin, quatrièmement, refuser de faire ou de dire autre chose dans l’usage du langage littéraire que le meurtre systématique, accompli, de la littérature.
Donc on peut dire, je crois, qu’à partir du XIXe siècle tout texte littéraire se donne et prend conscience de lui-même comme une transgression de cette essence pure et inaccessible que serait la littérature. Et pourtant, en un autre sens, chaque mot, à partir du moment où il est écrit sur cette fameuse page blanche à propos de laquelle nous nous interrogeons, chaque mot pourtant fait signe. Il fait signe à quelque chose car il n’est pas comme un mot normal, comme un mot ordinaire. Il fait signe à quelque chose qui est la littérature ; chaque mot, à partir du moment où il est écrit sur cette page blanche de l’œuvre, est une sorte de clignotant qui cligne vers quelque chose que nous appelons la littérature. Car, à dire vrai, rien, dans une œuvre de langage, n’est semblable à ce qui se dit quotidiennement. Rien n’est du vrai langage, je vous mets au défi de trouver un seul passage d’une œuvre quelconque que l’on puisse dire emprunté réellement à la réalité du langage quotidien.
Et quelquefois je sais bien que cela se produit, je sais bien qu’un certain nombre de gens ont prélevé des dialogues réels, quelquefois même enregistrés au magnétophone, comme Butor vient de le faire pour sa description de San Marco, où il a collé sur la description même de la cathédrale les bandes magnétiques reproduisant le dialogue des gens qui visitaient la cathédrale et faisaient les commentaires dont les uns concernaient la cathédrale elle-même, et dont les autres concernaient la qualité des « ice creams » que l’on peut manger sur place.
Mais l’existence d’un langage réel ainsi prélevé et introduit dans l’œuvre littéraire, quand cela se produit, ce n’est pas plus qu’un papier collé dans un tableau cubiste. Le papier collé, dans un tableau cubiste, il n’est pas là pour faire « vrai », il est là au contraire pour trouer en quelque sorte l’espace du tableau, et c’est de la même façon que le langage vrai, quand il est introduit réellement dans une œuvre littéraire, est placé là pour trouer l’espace du langage, pour lui donner en quelque sorte une dimension sagittale qui, en fait, ne lui appartiendrait pas naturellement. Si bien que l’œuvre n’existe finalement que dans la mesure où à chaque instant tous les mots sont tournés vers cette littérature, sont allumés par la littérature, et en même temps, l’œuvre n’existe que parce que cette littérature est en même temps conjurée et profanée, cette littérature qui pourtant soutient chacun de ces mots et dès le premier.
On peut donc dire, si vous voulez, qu’au total, l’œuvre comme irruption disparaît et se dissout dans le murmure qu’est le ressassement de la littérature ; il n’y a pas d’œuvre qui ne devienne par là un fragment de littérature, un morceau qui n’existe que parce qu’il existe autour d’elle, en avant et en arrière, quelque chose comme la continuité de la littérature.
Il me semble que ces deux aspects, de la profanation et puis de ce signe perpétuellement renouvelé de chaque mot vers la littérature, il me semble que ceci permettrait d’esquisser en quelque sorte deux figures exemplaires et paradigmatiques de ce qu’est la littérature, deux figures étrangères et qui peut-être pourtant s’appartiennent.
L’une serait la figure de la transgression, la figure de la parole transgressive, et l’autre au contraire serait la figure de tous ces mots qui pointent et font signe vers la littérature ; d’un côté donc la parole de transgression, et d’un autre côté ce que j’appellerais le ressassement de la bibliothèque. L’une, c’est la figure de l’interdit, du langage à la limite, c’est la figure de l’écrivain enfermé ; l’autre au contraire, c’est l’espace des livres qui s’accumulent, qui s’adossent les uns aux autres, et dont chacun n’a que l’existence crénelée qui le découpe et le répète à l’infini sur le ciel de tous les livres possibles.
Il est évident que Sade a articulé le premier, à la fin du XVIIIe siècle, la parole de transgression ; on peut même dire que son œuvre, c’est le point qui à la fois recueille et rend possible toute parole de transgression. L’œuvre de Sade, il n’y a aucun doute, c’est le seuil historique de la littérature. [...]
Il n’y a absolument aucun doute que la contemporanéité de Sade et de Chateaubriand n’est pas un hasard dans la littérature. D’entrée de jeu, l’œuvre de Chateaubriand, dès sa première ligne, veut être un livre, elle veut se maintenir à ce niveau d’un murmure continue de la littérature, elle veut se transposer aussitôt dans cette espèce d’éternité poussiéreuse qu’est celle de la bibliothèque absolue. Tout de suite, elle vise à rejoindre l’être solide de la littérature, faisant ainsi reculer dans une sorte de préhistoire tout ce qui a pu être dit ou écrit avant lui, Chateaubriand. Si bien que, à quelques années près, on peut dire, je crois, que Chateaubriand et Sade constituent les deux seuils de la littérature contemporaine. Atala, ou les amours de deux sauvages dans le désert et La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la vertu, ont vu le jour à peu près en même temps. Bien sûr, ce serait un jeu facile de les rapprocher ou de les opposer, mais ce qu’il faut tenter de comprendre, c’est le système même de leur appartenance, c’est le pli en quoi naît en ce moment, à la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXe siècle, dans de telles œuvres, dans de telles existences, l’expérience moderne de la littérature. Cette expérience, je crois qu’elle n’est pas dissociable de la transgression et de la mort, elle n’est pas dissociable de cette transgression dont Sade a fait toute sa vie et dont il a payé d’ailleurs ce prix de liberté que vous savez ; quant à la mort, vous savez aussi qu’elle a hanté Chateaubriand dès le moment où il a commencé à écrire, il était évident pour lui que la parole qu’il écrivait n’avait de sens que dans la mesure où il était en quelque sorte déjà mort, dans la mesure où cette parole flottait au-delà de sa vie et au-delà de son existence.
Michel Foucault, « Littérature et langage » [1964], dans La Grande étrangère. À propos de la littérature, éd. EHESS, 2013, p. 83-89.
Hélène Merlin-Kajman
08/01/2022
J’ai du mal à commencer.
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Je pense à la mue de certains reptiles qui laissent derrière eux leur ancienne peau. Au début, j’imagine qu’ils ne doivent pas sentir leur transformation. Peut-être même qu’ils y participent activement (plus ou moins intelligemment selon les cas). Peut-être qu’il leur a fallu y mettre les dents, se contorsionner, se frotter contre une pierre hostile, tester si la peau de dessous était prête, si elle allait résister, tenir la route, si elle était bien agencée. Mais un jour, toutes les hésitations d’un coup balayées et même oubliées (elles s’incorporeront autrement, elles trouveront une nouvelle vitalité méconnaissable), la vieille peau est tombée tout entière avec la vieille forme.
Et maintenant, j’imagine que certains reptiles s’arrêtent, se retournent, et la considèrent. Peut-être même qu’ils se projettent dans l’avenir en songeant qu’un jour prochain, une nouvelle vieille peau se séparera d’eux – s’ils vivent assez longtemps bien sûr. Parce que je parle d’animaux qui ne changent pas de peau comme de chemise : ça leur a pris du temps, ce changement de peau, même s’ils ne le savaient pas quand ça a commencé. Et le temps que ça a pris, ce n’est pas complètement leur fait : pendant tout ce temps, le monde autour d’eux changeait aussi. Mouvements pas tout à fait synchrones. La nouvelle peau n’était pas programmée.
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Bon. La métaphore filée trouve rapidement ses limites, et mes reptiles ne vont pas tarder à devenir des humains en détresse. C’est pourtant exactement la sensation que j’éprouve en lisant ce passage d’un texte de Michel Foucault sur la littérature – « la grande étrangère » – lu plutôt récemment par rapport à sa date de production. Je regarde avec étonnement et un brin de consternation cette peau morte mais si parfaitement formée, si reconnaissable entre toutes, si partagée.
Qui avait commencé ? Je ne sais pas, des aînés comme Foucault. Mais « la grande étrangère » m’est maintenant devenue vraiment étrangère : étrangère sans frisson ni attirance, étrangère sans désir, étrangère sans horizon de transgression ni jeu avec la mort ; une peau morte, mais qui fut vivante, qui fut une vraie peau, une bonne peau, même. Parce que la précédente, celle qu’alors j’avais laissée derrière moi (une certaine modalité du commentaire, centré sur l’homme intemporel et la représentation, et ce que Barthes appelait « classico-centrisme ») respirait l’ennui, la paraphrase, les grands mots vides. Je ne regrette pas.
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(En moi-même je me dis : il faudrait vérifier tout ça. Tu t’aventures peut-être un peu trop. Oui – mais non : je parle seulement de peau, parce que celle-ci m’encombre au moment d’essayer de parler de ce texte, d’enchaîner à lui quelque chose d’aujourd’hui, de mes enthousiasmes littéraires, de mes questions littéraires, de mes tourments littéraires d’aujourd’hui. On manque de distance quand on a fait peau neuve. Si neuve d’ailleurs que je me demande si cette avalanche d’adjectifs, « littéraires », convient vraiment à mes questions. Aujourd’hui, est-ce que je me sens encore liée à la littérature qui commencerait avec Sade et Chateaubriand ? A la littérature ? Aïe, aïe, aïe : je ne sais pas. Ma nouvelle peau ne comprend peut-être même plus ce langage quoiqu’elle le reconnaisse si bien.)
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Alors, par quoi commencer ?
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En un sens par cette interrogation elle-même, par ce verbe – à rebrousse-poil de la modernité, qui s’y intéressait tant. Peut-être qu’en effet, si je me repère mal tout en reconnaissant tout, c’est parce que ce texte est péremptoire en matière d’historicité. Il surjoue la rupture, le seuil. Franchir un seuil, transgresser certaines limites, toucher au point de non-retour de la mort et du meurtre : la modernité aura été une religion du seuil et de l’imminence (un pas en avant des masses, à l’avant-garde). Non pas une simple « discontinuité », mais un passage absolu par une quadruple négation : refus de la littérature des autres, refus de leur droit à faire de la littérature, refus de son propre droit à en faire, et refus d’écrire autrement qu’en essayant de la détruire. La Littérature, la voilà.
Ce point de terreur et d’extase (pour se porter du côté de Blanchot, que Foucault évidemment admirait) est également présent dans La Vie des hommes infâmes, me semble-t-il. Aujourd’hui, on en fait quoi ?
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Des formules pourraient se présenter : « nihilisme de la modernité » ; « théologie négative ». Au moment où j’écris ces lignes, se tient à la Sorbonne un colloque intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Je m’interroge : « c’est ça, ce que tu vises ? c’est ce que nous recherchons, à Transitions ? Reconstruire ? »
Non.
Mais encore ?
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J’essaie de m’orienter. Dans ce texte, Foucault est très sûr de l’orientation. Mon paysage imaginaire ressemble davantage à celui que Benjamin décrivait dans « Pauvreté de l’expérience » : il n’y a plus de seuil à franchir, plus de culture à reconstruire (avec qui ? des zombies ?) ; la transgression a fait recette et continue à séduire, qu’elle s’appelle Michel Houellebecq ou Édouard Louis (deux bords de l’échiquier politique). Nous venons simplement après, pauvres et nus – sinon sans peau, du moins sans carapace. Enfin, c’est ma piste (mais je me recommande à moi-même de rester prudente en jouant avec la métaphore).
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Alors, que faire ?
Pourquoi pas hériter ?
Même la mue est un héritage.
Personne ne condamne l’héritier à l’immobilisme ni à l’adoration béate. Ni à oublier que s’il hérite, c’est que ça s’est fait sur plusieurs générations ; qu’il n’hérite jamais seul, jamais en ligne droite ; qu’entre héritiers, il est permis de faire des échanges ; que la pauvreté de l’expérience est aussi un héritage (voir François d’Assise, certaines sagesses orientales). Etc.
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Dans L’Animal ensorcelé, je parle moi aussi de « profanation ». Le mot me relie à ce passé d’éloge de la transgression. Pas question de revenir à la morale tranquille, aux messages pleins et transparents. La déconstruction n’ayant jamais été une destruction (ou plutôt, cela dépend des héritiers, et du périmètre conceptuel donné à ce mot non foucaldien), je n’en suis pas ressortie détruite. J’ai eu toute la liberté de me frotter aux pierres et d’en retirer ce que je voulais.
Cependant, en mobilisant cette vieille notion juridique de profanation revalorisée en ce sens-là par Agamben, où profaner signifie rendre les objets sacrés à leur usage commun tout en continuant, comme dans la sacralisation, à les soustraire à leur valeur utilitaire (comme le jeu du chat avec une pelote de ficelle détourne son geste de meurtrir la souris qu’il dévorera), j’ai suggéré une dimension tout à fait opposée à celle de la transgression. Car profaner, ici, signifie quelque chose comme créer un espace de suspension transitionnelle. J’ai voulu souligner l’importance du moment historique, que je situe au XVIIe siècle (moins par certitude savante que pour contester l’historicité de Foucault ou Rancière : ce n’est pas un « seuil », c’est plutôt : « au moins une fois dans l’histoire, au XVIIe siècle »), où la littérature (les « belles-lettres », sans utilité publique directe) devient sacrée au sens anthropologique du terme : c’est-à-dire destinée à être transmise comme un bien inaliéné et inaliénable, nécessaire à la survie de la société. Mais ce bien est sacralisé accompagné de sa dimension profane ou profanable. Cette tension soutient un aspect majeur de la société opérant une telle sacralisation : c’est une société conçue comme un ensemble d’êtres humains dotés d’un for intérieur inviolable.
Je ne voulais pas « revenir » à une religion de la littérature, quelle qu’elle soit. Mais je voulais dégager certains de ses usages pour en faire le modèle de cette nouvelle peau, littéraire, culturelle, peu importe en fait : car si ces biens profanables valent la peine qu’on se batte pour leur transmission continuée (c’est-à-dire sacralisée) ce n’est pas parce qu’ils auraient intrinsèquement des qualités intemporelles, qu’ils seraient en eux-mêmes marqués du sceau de la continuité : mais parce qu’ils protègent l’existence inviolable d’un for intérieur, l’exercice libre de l’imagination et de l’esprit critique ; parce que leur partage est le signe et le carburant d’une liberté individuelle commune.
« Littérature », ce sera ça, pour moi : un geste de transmission continuée, obligatoire en ce sens, mais ouverte.
Cette peau-là, plutôt qu’un corpus fixe de textes ou une légende de leur succession (ce qui n’empêche pas de faire leur histoire, parce que l’histoire fait partie de ces biens culturels à transmettre dans une telle société).